Démantèlement. Bilan 1 : l’emprise de l’état fédéral

Texte mis à jour en date du 31 mars 2018 de conférences données à Trois-Rivières, Shawinigan, Québec, Rimouski et Montréal en 2016 et 2017. J’en ai conservé la forme orale. Sauf indication contraire, les dates inscrites entre parenthèses renvoient à l’édition papier du Devoir. Des détails sur certains des énoncés avancés ici peuvent être lus dans les diverses livraisons de ma chronique « Le démantèlement de la nation », publiée dans L’Action nationale depuis mai 2014.
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Rester dans le Canada est en train de faire mourir le Québec comme province et les Québécois comme nation. Il s’agit d’une mort lente, instillée par une succession ininterrompue de décisions politiques et de jugements des tribunaux. Dans le tourbillon du quotidien, à moins d’être directement touchés par l’une ou l’un d’eux, nous ne nous rendons pas forcément compte du sens du courant. Les indépendantistes doivent se charger de nouveau d’un grand travail d’éducation politique. C’est pourquoi j’ai entrepris une série de chroniques après l’élection québécoise de 2014. À la veille de celle de 2018, le temps est venu des bilans. Voyons d’abord comment a évolué la relation Ottawa/Québec au cours des quatre dernières années. Un second bilan montrera comment le gouvernement libéral de Philippe Couillard s’est lui aussi systématiquement attaqué à la capacité de l’État québécois.

Pour tout résumer en quelques mots, on peut dire que l’ordre provincial de gouvernement est en voie de désintégration au Canada : la plupart des pouvoirs provinciaux sont neutralisés ou cannibalisés par l’État fédéral, et plusieurs de ceux qui restent sont réclamés par les municipalités avec l’appui d’Ottawa, qui tend à reconnaître de facto celles-ci comme un ordre véritable de gouvernement entre autres par des programmes de financement direct. Par ailleurs, la volonté des Québécois de faire nation avec tous ceux qui s’y établissent est systématiquement entravée, ce qui tend à recréer contre son gré le groupe issu du Canada français. Celui-ci est présenté par le Canada anglais au pire comme une ethnie contre laquelle s’exerce en toute bonne conscience un dénigrement sans trêve, et au mieux comme une des nombreuses communautés culturelles du Canada. Mais le Canada multiculturel lui-même est en voie de redéfinition : les communautés culturelles cèdent la place aux Canadiens tout court dans le Canada postnational de Justin Trudeau. C’est à ces conclusions que conduit l’examen de l’actualité des quatre dernières années.

Quelques définitions

Une colonie, selon Larousse, c’est un « territoire occupé et administré par une nation en dehors de ses frontières, et demeurant attaché à la métropole par des liens politiques et économiques étroits ». Le Québec est désormais une colonie du Canada : son autonomie d’action ne cesse d’être réduite.

La doctrine de l’immunité des pouvoirs fonde le droit que s’est accordé le gouvernement fédéral de se soustraire lui-même ainsi que les organismes fédéraux aux lois provinciales et aux règlements municipaux.

En vertu, par ailleurs, de la doctrine de la prépondérance fédérale, quand une loi provinciale et une loi fédérale toutes deux valides sont en conflit, c’est la loi fédérale qui l’emporte. Ces deux doctrines sont très utiles pour asseoir la prééminence juridique du gouvernement fédéral sur les gouvernements des provinces.

Mais Ottawa exerce aussi une prééminence politique. Les provinces exercent de moins en moins d’influence sur la conformation des institutions centrales du fédéralisme que sont le Sénat et la Cour suprême.

Par ailleurs, Ottawa exerce évidemment une prééminence fiscale. Tout le monde a entendu parler du déséquilibre fiscal et du pouvoir fédéral de dépenser. À ce stade d’avancement des empiétements fédéraux dans les compétences provinciales, le gouvernement québécois est menotté.

Certes, le gouvernement Couillard accélère ce processus. Mais même le gouvernement provincial le plus autonomiste qu’on puisse imaginer ne pourrait pas régler les blocages structurels auxquels fait face le Québec dans le Canada unitaire d’aujourd’hui.

Ottawa, un pouvoir colonial

Les Québécois sont démographiquement et politiquement de moins en moins en mesure de participer aux décisions prises à Ottawa, voire d’influencer celles-ci. En ce sens, leur État provincial répond bien à un des éléments de la définition d’une colonie : il est soumis à un pouvoir sur lequel, désormais, il n’a presque pas de prise.

Un territoire occupé

Ottawa a le pouvoir de déterminer les frontières du Québec. Le Québec a quelque chose d’assez particulier en Amérique, c’est le seul État dont la plus grande partie de la frontière est floue, environ 80 %, rappelle le géographe Henri Dorion1. Le Conseil privé de Londres a amputé notre territoire en 1927 pour en donner une partie à Terre-Neuve ; depuis 2011, le gouvernement fédéral s’est imposé comme arbitre dans la délimitation de la frontière avec Terre-Neuve dans le golfe du Saint-Laurent ; la frontière entre le Québec et le Nunavut a été établie par le fédéral et dépend des marées. Un territoire dont les frontières sont définies par un pouvoir qui s’exerce au-delà de lui-même est un territoire colonial. Nos frontières nous échappent.

Ottawa a le pouvoir de décider sur notre sous-sol. Rappelons qu’en vertu de la constitution canadienne, les ressources naturelles sont une compétence provinciale exclusive. Cependant, en 1907, Ottawa s’est doté d’un ministère des Mines, et depuis il intervient dans ce domaine. Il y a quelques années, sans consulter le Québec, Ottawa a autorisé l’exploitation de l’uranium. Or, le gouvernement du Québec a imposé un moratoire sur la filière uranifère. La compagnie Ressources Strateco a donc poursuivi l’État québécois, elle réclamait 200 millions. Pour débouter la compagnie, la Cour supérieure a préféré invoquer le manque d’acceptabilité sociale du projet auprès des Cris plutôt que la juridiction du Québec, ce qui est une manière de dévaloriser celle-ci. (La Frontière, 21 juin 2017). Notre sous-sol nous échappe.

Ottawa a le pouvoir d’imposer ses décisions sur le fleuve Saint-Laurent. Le gouvernement Trudeau a établi une zone de protection marine dans la partie des eaux du Saint-Laurent sous juridiction québécoise. Autour de Cacouna. Cette zone ne respecte pas les critères reconnus mondialement, contrairement à celles définies par le Québec. Cependant, elle peut compromettre plusieurs projets conçus dans le cadre de la Stratégie maritime québécoise. – Par ailleurs, des litiges entre le gouvernement fédéral et des agences fédérales se passent au-dessus de nos têtes tout en ayant de grandes conséquences pour notre économie : ainsi, comme Ottawa s’est engagé à protéger le chevalier cuivré, il se pourrait que l’expansion du Port de Montréal soit bloquée (1er et 3 févr. 2018). Le Québec n’a pas un mot à dire dans cette histoire. Notre fleuve nous échappe.

Ottawa a désormais le pouvoir de confisquer notre plus grande richesse naturelle. Par la Banque de l’infrastructure, Ottawa se donne les moyens d’orienter le développement des infrastructures selon ce qu’il estime être l’intérêt du Canada. La BIC financera les lignes de transport d’électricité entre le Québec et l’Ontario. Hydro-Québec court désormais un risque très réel d’échapper à la juridiction du Québec (La Presse, 8 août 2017). Notre électricité nous échappe.

Ottawa a le pouvoir de s’arroger des pans entiers de notre territoire. Les municipalités et le gouvernement du Québec sont de moins en moins capables d’aménager le territoire en fonction de leurs priorités. – Au motif que l’aéronautique est une compétence fédérale exclusive, la Cour supérieure a invalidé en 2017 la décision de la Cour municipale de Lévis contre une école de parachutisme construite sans l’autorisation de la Ville. Déjà les villes de Neuville, Saint-Cuthbert et Terrebonne-Mascouche ont vu leurs schémas d’aménagement invalidés par les cours. Rappelons aussi le geste de colère du maire Coderre, qui a brisé au marteau-piqueur une dalle coulée par Postes Canada en août 2015 : c’est que cette société de la Couronne a décidé d’installer ses boîtes à lettres sur des terrains appartenant aux municipalités sans consulter celles-ci, ni leur demander d’autorisation. Par ailleurs, le Port de Montréal, qui est une agence fédérale autonome, refuse de céder ou de vendre au gouvernement du Québec des îles et des battures qui permettraient l’agrandissement du parc national des Îles-de-Boucherville (11 févr. 2018). – Depuis longtemps, en vertu de la doctrine de l’immunité des pouvoirs, les municipalités ne peuvent s’opposer à ce que les entreprises à charte fédérale s’installent chez elles. Cependant, encore récemment, la Cour suprême reconnaissait au moins aux municipalités le droit de leur refuser certains sites. Cette limite est en train de sauter. Les municipalités (et donc, en fait, les provinces, puisque les municipalités agissent par délégation des pouvoirs provinciaux) sont désormais absolument impuissantes dans la gestion de leur territoire contre la moindre entreprise à charte fédérale. En voici quelques exemples. En juin 2016, la Cour suprême a statué que la municipalité de Châteauguay n’a pas le droit d’empêcher l’implantation d’une antenne de radiocommunication, car les télécommunications sont une compétence fédérale. En août 2016, la Cour supérieure du Québec a accordé à Bell Mobilité une injonction provisoire pour empêcher les citoyens et la municipalité de Bolton-Est de s’opposer aux travaux de construction d’une haute tour qui va défigurer leur beau paysage. Le projet de loi C-44 permet en outre aux promoteurs financés par la Banque de l’infrastructure du Canada d’échapper aux lois et aux règlements des provinces et des municipalités. Le privilège du gouvernement fédéral et des organismes à charte fédérale s’étendra désormais jusqu’à ces entreprises privées sans charte fédérale. – Pour occuper le territoire québécois comme bon leur semble, Ottawa et les entreprises à charte fédérale peuvent aussi recourir à la doctrine de la prépondérance fédérale. Je vais en donner un seul exemple, celui des espèces en péril. Dans un projet de développement à Laprairie au printemps 2016, le gouvernement Trudeau a adopté un décret d’urgence pour protéger la rainette faux-grillon : il s’agit d’une première sur un terrain privé. Ce décret permet de protéger 300 mètres2 de terrain de plus que ce qui l’était déjà par Québec, soit à peine l’équivalent de deux terrains de volley-ball. Pour l’Union des municipalités, l’adoption de ce décret « crée un dangereux précédent dans l’exercice des compétences fondamentales des municipalités sur leur territoire ». Notre territoire nous échappe.

Ottawa a le pouvoir de s’arroger des pans entiers de notre territoire (bis). La saga de l’oléoduc Énergie-Est de TransCanada a duré des années. Finalement, c’est la compagnie elle-même qui a demandé la suspension de l’évaluation environnementale fédérale. Que doit-on retenir de cette histoire ? 1. Le projet Énergie-Est présentait des risques considérables pour l’environnement et pour l’eau potable ; or, la compagnie n’a renoncé officiellement ni à son oléoduc ni au transport du pétrole sale albertain par train. 2. L’État québécois n’a pas un mot à dire sur ce projet. La compagnie a refusé de se soumettre au processus d’évaluation environnementale québécois au motif qu’elle est une entreprise à charte fédérale. Lorsqu’elle y a finalement consenti, ce fut à ses propres conditions et en répétant qu’elle n’était pas assujettie aux lois provinciales. Ce qui est devenu vrai. Car même si l’environnement est en principe une juridiction partagée, l’État québécois est désormais évincé de l’évaluation environnementale des projets d’oléoduc. Comme Michel Bélanger l’a bien vu (18 mars 2017), Québec a perdu par décision fédérale unilatérale la compétence sur ce type d’évaluations quand celles-ci ont été transférées de l’Agence fédérale d’évaluation environnementale à l’Office national de l’énergie ; et cette perte a été confirmée en février 2018 par la création de la nouvelle Agence canadienne d’évaluation des impacts qui remplace l’ONE : cédant aux compagnies pétrolières et gazières, le gouvernement fédéral a décidé qu’il n’y aurait désormais qu’un seul processus et que c’est l’Agence fédérale qui en serait chargée. – Un autre projet de transport de pétrole sale albertain reste actif, celui de Chaleur Terminals : il s’agit de faire passer au Québec, chaque jour, deux convois de 110 wagons chacun. La compagnie a refusé de se soumettre au processus d’évaluation québécois. Le gouvernement du Québec a renoncé à aller en Cour. Il n’y aura donc aucune évaluation québécoise du projet de Belledune. Notre territoire nous échappe.

Un budget provincial sur lequel Québec exerce de moins en moins de prise

Un budget contraint. Dans le budget du Québec de 2017-2018, sur 106 milliards $ de revenus consolidés, plus de 22 milliards $ provenaient des transferts fédéraux, soit 21 %. Ceux-ci ont atteint presque 24 milliards $ dans le budget 2018-2019 (Gérard Filion, RC, 13 déc. 2017).

Les transferts sont versés pour moitié environ au titre de la péréquation. Comme l’a rappelé à l’occasion le journaliste économique Gérard Bérubé, le choix d’Ottawa de faire du Canada un État pétrolier a coûté très cher au Québec depuis le début du millénaire. Avant 2008, la flambée des cours du pétrole a entraîné la hausse du dollar canadien et avec lui la mort de milliers de petites entreprises exportatrices, causant la perte de centaines de milliers d’emplois. Depuis, la hausse exponentielle des GES sous l’influence des sables bitumineux alourdit le bilan environnemental du Québec, par lui-même beaucoup plus propre (12 oct. 2017). Le Québec touche par ailleurs par habitant moins de péréquation au Canada que cinq autres provinces (agence QMI, 11 déc. 2017), et son économie, c’est-à-dire ses entreprises et ses travailleurs, bénéficient vraiment très peu de l’achat de biens et services fédéraux, ce constat fait l’unanimité. Soulignons que le fédéral retourne au Québec une partie moindre qu’ailleurs des impôts qu’il y prélève. Selon une étude de l’Institut de la statistique du Québec, les Québécois sont sous-représentés dans le décile supérieur des revenus au pays. Comme les crédits d’impôts fédéraux bénéficient surtout aux plus riches, les Québécois se trouvent donc, en proportion, davantage privés de cet argent. La péréquation est un simple dû pour des choix fédéraux très pénalisants pour le Québec. Un dû que le Canada anglais conteste d’ailleurs régulièrement, ce qui place le ministre Morneau dans le rôle chevaleresque de les défendre (La Presse, 29 mars 2018) !

L’autre moitié des transferts sert à financer des programmes déterminés unilatéralement par Ottawa et à ses conditions dans des domaines qui sont pourtant de compétence provinciale exclusive. Une de ces conditions est que le Québec y engage ses revenus autonomes. Une partie significative du budget québécois, dans ses propres compétences, est donc consacré à des programmes décidés seuls par Ottawa. C’est le cas dans des domaines aussi variés que le logement social (juillet 2017, 31 janv. 2018) ou les chaires réservées aux chercheurs étrangers (août 2017, 30 mars 2018), en passant par les soins à domicile et par tant d’autres en santé, en services sociaux et en infrastructures. Puis, lorsqu’Ottawa, toujours aussi unilatéralement, décide de diminuer ou de se retirer du financement, le Québec reste seul pour continuer à soutenir des programmes sur lesquels il n’a pas eu un mot à dire. Un seul exemple, encore une fois, le Plan d’action Saint-Laurent pour la protection du fleuve, où Québec doit compenser le retrait fédéral en plus de financer sa part (27 juin 2017).

Un budget siphonné. Par ailleurs, plusieurs décisions qui relèvent d’Ottawa entraînent des dépenses au Québec. – C’est le Canada qui signe les conventions internationales sur les réfugiés et les demandeurs d’asile. Mais c’est Québec qui assume l’essentiel des coûts (22 mars 2018). Et quand Ottawa se traîne les pieds dans l’aménagement de centres d’hébergement, l’octroi des permis de travail et celui du statut de réfugié (plusieurs dates août et 2 déc. 2017), c’est Québec qui paie. – Il a fallu une lutte très âpre pour que le gouvernement fédéral consente finalement à laisser 75 % des revenus provenant de la taxe d’accise aux provinces, dont les dépenses augmenteront considérablement (santé, sécurité publique et éducation à la prévention) à la suite de la décision fédérale de légaliser le cannabis (12 déc. 2017). – Quand Ottawa ne verse pas la part convenue pour l’informatisation des dossiers médicaux, c’est Québec qui doit débourser les 117 millions $ manquants (22 août 2017). – La décision unilatérale d’Ottawa de renvoyer devant les cours provinciales toutes les infractions criminelles débouchant sur une peine de moins de dix ans, plutôt que deux, va obliger Québec à consacrer plus d’argent à ce volet de la justice (30 mars 2018).

Le budget québécois est siphonné encore autrement. Lorsque le Port de Montréal, une agence fédérale autonome qui refuse d’être assujettie aux lois québécoises, a décidé de rénover la jetée Alexandra au coût estimé de 78 M$, le gouvernement du Québec s’est engagé pour 20 millions $, la Ville de Montréal pour 15 millions $ et le gouvernement fédéral pour pas un sou (26 avril 2017). – Presque cinq ans après l’explosion d’un train dans le centre-ville de Lac-Mégantic, le ministre fédéral des Transports, Marc Garneau, a finalement annoncé qu’il y aurait construction d’une voie de contournement. Il s’agit d’une responsabilité fédérale exclusive, mais cette voie ne verra le jour que parce que le gouvernement du Québec a accepté d’en payer une partie (janv. 2018).

Un budget sous-alimenté. Le budget fédéral pour 2018-2019 a été analysé comme significatif de l’intention du ministre des Finances, Bill Morneau, de ne s’attaquer ni aux paradis fiscaux ni à la perception des taxes à la frontière. Et ce malgré les demandes du Québec, qui perd des sommes très importantes en raison du laxisme fédéral (30 mars 2018).

Les lois québécoises ne s’appliquent qu’aux indigènes

En vertu de la doctrine de l’immunité des pouvoirs, les sociétés fédérales et les compagnies à charte fédérale, on l’a dit, refusent de se soumettre aux lois québécoises. Et le gouvernement fédéral les aide. Voici quelques exemples dans d’autres secteurs que l’aménagement du territoire et le transport de l’énergie.

Les banques veulent et peuvent s’y soustraire. Au terme d’une saga judiciaire qui a duré onze ans, les consommateurs québécois ont obtenu, en 2014, l’arrêt Marcotte de la Cour suprême qui précise, une fois n’est pas coutume, que la Loi sur la protection du consommateur du Québec s’applique aux banques même si celles-ci sont constituées en vertu d’une charte fédérale. Les banques ont considéré ce jugement inacceptable et ont demandé à Ottawa de les en libérer. Ce fut le sens du projet de loi C-29, déposé en novembre 2016. Il a fallu une motion unanime de l’Assemblée nationale, la mobilisation de tous les partis d’opposition à la Chambre des Communes, celle de la Chambre des notaires du Québec, la crainte que le Sénat ne retarde l’adoption de la loi et la menace très tardive du gouvernement Couillard de retourner devant la Cour suprême pour que le ministre fédéral des Finances, Bill Morneau, recule. En promettant toutefois de revenir à la charge.

Les ports peuvent s’y soustraire. La Cour supérieure a jugé que Québec ne peut pas imposer ses lois environnementales à la corporation du Port de Québec. L’administration du port a entrepris des travaux : remblayer 600 mètres, défigurer la baie de Beauport, et construire deux quais pour augmenter ses revenus. Tout cela, sans considération pour les intérêts du Québec, mais seulement pour ceux des pétrolières. Et sans BAPE non plus : le Québec n’a pas un mot à dire. Cela s’applique aussi au Port de Montréal. La capacité du Québec de tirer parti du fleuve dans le sens de ses propres intérêts est entravée.

Les compagnies de paris qui concurrencent Loto-Québec peuvent s’y soustraire. Selon le CRTC, le gouvernement du Québec n’a pas le droit de bloquer l’accès aux sites internet qui font concurrence à Loto-Québec et ainsi de récupérer des millions de dollars sur les mises et paris en ligne. Cette fois, c’est en raison de la doctrine de la prépondérance fédérale. La Loi sur la Société des loteries du Québec passe après la Loi fédérale sur les télécommunications. On peut considérer cette intervention inhabituelle comme un élargissement en cours de l’interprétation que fait le CRTC tant de cette loi fédérale que de son mandat, au détriment encore une fois des pouvoirs du Québec. Les entreprises privées sans charte fédérale, mais dont le champ d’application relève de la compétence fédérale pourraient désormais faire valoir qu’elles n’ont pas à se soumettre aux lois québécoises.

C’est exactement cela être une colonie : ne pas pouvoir gérer son territoire, ne pas contrôler entièrement son budget, et voir échapper à ses lois ceux qui peuvent se réclamer de la puissance dominante.

Un Canada unitaire

Un État de moins en moins fédéral

Le gouvernement Trudeau ne manque jamais une occasion de délégitimer l’ordre provincial de gouvernement.

Effacer les « Pères de la Confédération » canadiens-français. Le premier ministre Trudeau a décidé d’effacer le nom d’Hector-Louis Langevin que portait un édifice fédéral au motif qu’il aurait été l’artisan des pensionnats pour autochtones. Dans les faits, la responsabilité en revient entièrement à John A. Macdonald (Luc-Normand Tellier, 24 juin et 1er sept. 2017). Déjà, Simon Couillard avait relevé que la publicité de Tourisme Ottawa en vue des fêtes du 150e anniversaire de l’AANB faisait l’impasse sur George-Étienne Cartier (7 janv. 2017). Macdonald, lui, n’est pas menacé (25, 29 et 30 août 2017).

Non au respect de la constitution ? Deux juristes québécois affirment que le gouvernement fédéral n’a pas respecté la constitution lorsqu’il a décidé seul, en 2013, de modifier les règles de succession au trône. Une telle modification exigerait, selon eux, le consentement unanime des provinces. Le débat est actuellement devant la Cour d’appel (19 févr. 2018).

Non aux négociations constitutionnelles. Le premier ministre Trudeau a opposé en juillet 2017 un non aussi catégorique que cavalier à la politique d’affirmation du premier ministre Couillard. Il a réitéré récemment qu’il n’y aura pas de négociations constitutionnelles sauf « si tout est à la veille de briser » dans la fédération (19 janv. 2018). Nous sommes soumis à un ordre constitutionnel que nous n’avons jamais signé.

La Cour suprême. Elle a entre autres comme fonction d’arbitrer les causes constitutionnelles opposant le fédéral et une ou plusieurs provinces. Les juges sont nommés exclusivement par le fédéral. Les provinces ne participent à ces nominations ni par leur premier ministre ni par leur assemblée législative. Elles ne sont pas non plus officiellement consultées. Elles ne sont même pas consultées sur le choix des membres du comité chargé de recommander des noms au premier ministre fédéral. Pendant plusieurs semaines avant la nomination du civiliste Richard Wagner au poste de juge en chef (13 déc. 2017), plusieurs au Canada ont remis en question le principe d’alternance à ce poste d’un juge de tradition civiliste et d’un juge de common law. Ce principe n’a pas cédé cette fois-ci, mais on a pu constater qu’il ne va plus de soi au Canada anglais.

Le Sénat est censé être une chambre des régions, et pourtant les provinces n’ont pas un mot à dire sur le choix des sénateurs. Elles ne participent pas à la décision, elles ne sont pas consultées par le biais de leurs institutions : premier ministre, assemblée législative, ni évidemment population puisque le Sénat n’est pas élu. Au comité chargé de recommander des candidatures au premier ministre fédéral, les représentants provinciaux sont moins nombreux que les fédéraux. Les sénateurs nommés ne sont donc en aucun cas des représentants de leur province, mais de simples individus résidant dans cette province.

Non aux décisions provinciales. Le ministre québécois de l’Immigration, David Heurtel, avait donné à la famille Lawrence, réfugiée, des certificats de sélection du Québec pour considérations humanitaires, mais cela n’a pas empêché Ottawa d’expulser ses huit membres (4 déc. 2017). L’immigration est une compétence dans laquelle le Québec a, du moins en principe, un certain pouvoir, mais on en voit les limites… – Autre exemple : le Québec ne souhaite pas que le « pot » soit cultivé à domicile, Ottawa menace déjà de contester cette décision devant les tribunaux en faisant valoir la doctrine de la prépondérance fédérale (8 févr. 2018).

Oui à la création de facto d’un nouvel ordre de gouvernement : les municipalités. En vertu de la constitution, les municipalités sont une administration qui agit par délégation de l’autorité de l’ordre provincial de gouvernement. Dans l’entreprise qu’il poursuit patiemment de laminage des États provinciaux, le gouvernement fédéral ne perd jamais une occasion de consacrer le pouvoir municipal. Prenons le plus récent exemple, celui du cannabis. Ottawa a d’abord voulu verser directement aux municipalités une part des revenus fiscaux issus de sa vente bientôt légale. Devant la résistance des provinces, il a ensuite tenté d’imposer à celles-ci de verser elles-mêmes aux municipalités une part de ces revenus : le ministre Morneau a même dit que si Ottawa et les provinces s’entendaient, alors le fédéral respecterait la juridiction du Québec (5 déc. 2017). L’entente finale ne prévoit pas d’obligations en ce sens, mais elle ne vaut que pour deux ans.

Les attaques contre les organismes interprovinciaux

Commission pancanadienne des valeurs mobilières. Malgré deux jugements de la Cour suprême et un jugement de la Cour d’appel qui confirment la compétence exclusive des provinces en ce domaine, le gouvernement fédéral s’entête dans la création d’une agence « nationale », quitte à mettre à mal le système actuel qui fonctionne bien. Les intérêts du Québec seront subordonnés aux intérêts canadiens basés à Toronto et l’expertise québécoise sera dilapidée. Le Québec et l’Alberta continuent de rejeter l’agence fédérale, mais cinq autres provinces en font désormais partie. L’OCDE exerce beaucoup de pression en faveur d’une agence canadienne unique.

Marché interprovincial du carbone. Sur la question de la réduction des gaz à effet de serre, le Québec avait pris le leadership à l’époque du gouvernement Harper. Sous Trudeau, le fédéral s’est toutefois doté de sa propre stratégie de tarification du carbone, qui repose sur une taxe plutôt que sur une bourse comme celui du Québec. Exempté de la taxe fédérale pour l’instant, le Québec pourrait y être soumis dès 2020 si Ottawa juge l’effort québécois insuffisant. Encore plus pernicieux : Ottawa va lui-même instaurer un système de plafond et d’échange. Pour inciter les entreprises à y participer plutôt qu’au système provincial, seules celles qui en feront partie pourront s’échanger des crédits. Ainsi, la nouvelle bourse fédérale pourrait tuer celle à laquelle participe le Québec avec la Californie : l’Ontario pense déjà à s’en retirer (29 déc. 2017). En plaidant pour une convergence des différents systèmes de tarification des GES, l’OCDE, comme c’est le cas dans tous les domaines, favorise d’ailleurs la centralisation et l’uniformisation en environnement, un domaine pourtant de compétence partagée (20 déc. 2017).

Les attaques contre le Code civil du Québec

Réduire les domaines d’application du Code civil. Les cours fédérales ont invalidé récemment plusieurs articles du Code civil pour imposer l’application de lois fédérales. Ceci est tout à fait contraire à l’esprit de la Constitution canadienne. – On se souvient du cas de la mère porteuse de l’enfant de Joël Legendre, en avril 2014. – Un député fédéral veut maintenant faire légaliser la location payante du corps des femmes à des fins de reproduction (25 mars 2018 et dates suivantes). – On se souvient aussi de l’affaire de La courte échelle, en octobre 2014, dans laquelle la préséance de la Loi fédérale sur la faillite a empêché la validation de la clause du Code civil qui garantit la récupération de leurs droits par les auteurs en cas de faillite de l’éditeur. La révision prochaine de la Loi fédérale sur le droit d’auteur sera de grande ampleur (13 et 23 mars 2018). Il faudra voir jusqu’à quel point la nouvelle loi restreindra le terrain sur lequel s’exerce la juridiction du Code civil.

Réduire les prérogatives de la Cour d’appel du Québec. La Cour supérieure a décidé de s’en prendre à la compétence de la Cour d’appel du Québec dans les litiges dont la valeur excède 10 000 $ et dans les appels des décisions des tribunaux administratifs. Cela revient à faire de celle-ci une cour des petites créances. Le gouvernement Couillard conteste. Il a demandé un avis à la Cour d’appel. Mais ce faisant, il reconnaît plutôt qu’il ne dénonce la validité de la prétention de la Cour supérieure de réduire l’étendue de la juridiction du Code civil (24 août, 1er, 2 et 8 sept.2017). En plus, les juges de la Cour supérieure s’attendent à ce que Québec paie les honoraires de leurs avocats, ce qui pourrait bien arriver (janv. 2018) !

Les empiétements du gouvernement fédéral dans les pouvoirs provinciaux

Le tableau suivant illustre la colonisation des pouvoirs des États provinciaux par Ottawa depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour le comprendre, voici les codes. En maigre normal : les compétences fédérales ; en maigre italique, les compétences que la constitution partage entre les deux ordres de gouvernement ; en gras normal, les compétences provinciales dans lesquelles le gouvernement fédéral intervient tellement qu’il y consacre même un ministre titulaire ; en gras italique, la présence fédérale pour contrecarrer l’effort du Québec d’exercer ses compétences sur la scène internationale.

La colonisation des pouvoirs provinciaux par Ottawa, 1948-2018

Le cabinet fédéral

1948

2017

Premier ministre

Premier ministre. (S’occupe aussi des Affaires intergouvernementales
et de la Jeunesse)

Conseil privé

Institutions démocratiques et Conseil privé

 

Leader du gouvernement à la Chambre des communes

Reconstruction et Approvisionnements

Immigration, réfugiés et citoyenneté

Solliciteur général

Sécurité publique et protection civile

Affaires extérieures

Affaires étrangères

Commerce international

Développement international
et Francophonie

Affaires des anciens combattants

Anciens combattants et associé de la Défense nationale

Associé à la Défense nationale

Défense

Défense

Finances et Receveur général

Finances

Conseil du Trésor

Revenu national

Revenu national

Justice et Procureur général

Justice et Procureur général

Transports

Transports

Travaux publics

Services publics et Approvisionnement

Postes

Sans portefeuille (occupé par un sénateur)

 

Secrétariat d’État

 

Pêcheries (compétence partagée)

Pêches, Océans et Garde côtière

Agriculture (compétence partagée)

Agriculture et Agroalimentaire

Commerce (créé en 1892, premier ministère fédéral dans une compétence provinciale)

Innovation, Sciences et Développement économique

Sciences

Petite entreprise et Tourisme

Travail (créé en 1900)

Emploi, Développement et Main d’œuvre

Mines et Ressources (ministère des Mines, créé en 1907)

Ressources naturelles
(mines, énergies sous toutes
leurs formes, forêt)

Services aux Autochtones

Relations Couronne-Autochtones et des Affaires du Nord

Santé nationale et Bien-être social (créé sous un autre nom en 1928).

Santé. Après des décennies d’empiétements, la constitution de 1982 a fait de la santé une compétence partagée

 

Famille, Enfants et Développement social

 

Sports et Personnes handicapées

 

Patrimoine canadien

 

Condition féminine

 

Infrastructures et Collectivités

 

Environnement et Changement climatique (compétence non prévue en 1867, considérée comme partagée en 1982)

Comme on peut le voir, Ottawa, au fil du temps, a créé des ministères fédéraux dans pratiquement tous les secteurs des pouvoirs des provinces. La tendance avait commencé avant 1948, mais elle s’est accentuée considérablement depuis. Dans certains cas, les intitulés des ministères correspondent sans camouflage à la compétence provinciale : Mines ou Santé par exemple. Dans d’autres, on observe un reste de pudeur : Patrimoine canadien correspond à un ministère de la Culture, et Collectivités veut dire Affaires municipales. Il manque encore un ministère de l’Éducation. Mais cela n’empêche pas le fédéral d’être présent : par le ministère de l’Innovation, Sciences et Développement économique, il est très engagé dans l’enseignement supérieur ; et par celui des Infrastructures, il finance la construction et l’agrandissement de bâtiments scolaires.

Les États provinciaux au Canada n’ont pratiquement plus de compétences exclusives et, de toute façon, ils n’ont plus les moyens financiers de définir ni de gérer seuls aucun enjeu significatif. Partout ou presque, l’État québécois doit composer avec des programmes, des règlements, des normes, des structures de l’État fédéral qui l’empêchent d’avoir une action cohérente et conforme à nos intérêts collectifs.

De quels moyens le gouvernement fédéral dispose-t-il pour s’ingérer partout ainsi ? Il en a cinq : ses compétences exclusives, les compétences partagées, son pouvoir de dépenser, sa capacité de négocier seul, au nom du Canada, les traités internationaux et, depuis peu, sa détermination illégale à carrément légiférer dans les domaines qui ne relèvent pas de lui.

Compétences exclusives. D’abord, Ottawa peut utiliser ses compétences exclusives. Par exemple, en droit criminel. Depuis les gouvernements Harper, la justice des mineurs a été recriminalisée. Un jeune délinquant est désormais plus souvent qu’avant considéré comme un petit criminel à punir (compétence fédérale) plutôt que comme un jeune à aider (protection de la jeunesse = compétence provinciale). Autre exemple, l’aide médicale à mourir. L’Assemblée nationale en a fait un soin de vie (compétence provinciale en santé). Le gouvernement Trudeau considère aussi que l’aide médicale à mourir est un soin de vie. Mais, au lieu de simplement rayer cet acte de la liste des crimes, il a décidé de définir un ensemble de conditions selon lesquelles le geste n’est pas un crime, ce qui lui permet de conserver un droit de regard en vertu de sa compétence en droit criminel. En décembre 2017, Ottawa a même publié un règlement qui prévoit l’instauration d’un régime de surveillance pancanadien pour l’aide à mourir. Après avoir songé en 2016 à demander un renvoi en Cour d’appel pour dissiper la confusion engendrée par la présence de deux lois dans le même domaine, six ordres professionnels et le ministre Barrette ont renoncé devant leur certitude que les tribunaux légitimeraient l’intrusion fédérale (Le Soleil, 28 août 2017).

Compétences partagées. Un autre moyen dont dispose le fédéral pour amoindrir les juridictions provinciales, ce sont bien sûr les compétences partagées. La constitutionnaliste Andrée Lajoie a mis en évidence que la constitution de 1982 a réduit le nombre de compétences exclusives des provinces et augmenté celui des compétences partagées2. Autrement dit, les empiétements réalisés avant 1982 ont en quelque sorte été légitimés. Le cas le plus patent est la santé. Autre compétence partagée, l’environnement sert de cheval de Troie pour entrer dans des compétences provinciales exclusives. Ainsi de la nouvelle Agence canadienne d’évaluation des impacts créée par Ottawa en février 2018, dont on a parlé plus haut. Elle ne se contente pas d’imposer un seul processus d’évaluation environnementale, elle étudiera aussi l’impact des projets de transport de l’énergie sur la santé et l’économie et elle mesurera leurs incidences sociales ; ce sont tous des domaines de compétence provinciale (9 et 11 févr. 2018)

Pouvoir de dépenser. On sait qu’Ottawa perçoit plus d’impôts qu’il n’en aurait besoin s’il s’en tenait à exercer les pouvoirs que la constitution lui reconnaît, tandis que les provinces n’ont jamais récupéré entièrement la capacité fiscale qu’elles ont cédée au moment des deux guerres mondiales. C’est ce déséquilibre fiscal qui permet au fédéral de dépenser dans des secteurs où il n’a pas la compétence pour légiférer.

En ce moment, le pouvoir fédéral de dépenser ne s’exerce presque plus dans l’ancienne forme de programmes cofinancés dont le crédit retombait essentiellement sur le gouvernement provincial et qui laissaient à celui-ci toute latitude pour légiférer (ex. le programme d’assurance-hospitalisation). Le pouvoir de dépenser prend plutôt des formes qui assurent à Ottawa la plus grande visibilité et le plus grand pouvoir d’influence. On a commencé à en parler plus haut. Ce sont, d’une part, la péréquation, mais surtout deux formes qui font absolument fi des pouvoirs exclusifs des provinces : les transferts en bloc assortis de conditions et les transferts directs aux personnes, aux municipalités et aux organismes, c’est-à-dire sans passer par le gouvernement provincial. Ottawa s’endette ainsi énormément et à nos dépens (30 mars 2018) afin de déstructurer la capacité du Québec d’élaborer des stratégies de développement cohérentes dans les secteurs de ses compétences. Des exemples, on pourrait en donner sans fin. En voici quelques-uns.

Santé. Le fédéral paye seulement 23 ٪ des dépenses, il envoie cette contribution au compte-gouttes, mais il veut quand même fixer les priorités en santé mentale et soins à domicile.

Infrastructures. Par la création récente de la Banque de l’infrastructure du Canada, le gouvernement fédéral espère attirer des investissements privés dans de très grands projets d’infrastructures rentables. Privatisation des infrastructures et centralisation des décisions vont donc de pair. Les provinces et les municipalités sont destinées à être marginalisées complètement parce qu’elles ne participeront plus au financement des infrastructures. Ports, aéroports, autoroutes, oléoducs et gazoducs, et éventuellement les centrales hydroélectriques : le territoire du Québec pourra être occupé et aménagé entièrement selon les intérêts du gouvernement fédéral et du secteur privé. Outre les menaces que cette BIC fait peser sur Hydro-Québec, on doit constater que la Caisse de dépôt et placement vient de voir naître une structure fédérale qui lui fera concurrence pour repérer des projets d’infrastructures rentables dans lesquels investir.

Éducation. Prêts et bourses, financement de stages en milieu de travail : l’éducation postsecondaire est un domaine de compétence provinciale dans lequel Ottawa s’impose de manière très visible par du soutien direct aux étudiants (30 août 2017).

Culture. De moins en moins inhibé, le gouvernement fédéral a publié en 2017 sa première politique culturelle qui porte officiellement ce nom. Dans la foulée ont été annoncées des révisions de la Loi sur le droit d’auteur, de la Loi sur la radiodiffusion, de la Loi sur les télécommunications, et du mandat du CRTC. Selon Jacques Laflamme, un ancien sous-ministre de la culture dans le gouvernement du Québec, « celle-ci va encadrer l’action du gouvernement du Québec en culture, alimenter les dédoublements d’intervention et favoriser les incohérences dans les actions » des deux ordres de gouvernement (4 oct. 2017). C’est déjà commencé dans le secteur du numérique, où Ottawa a les moyens d’investir bien davantage que Québec. Surtout si, revenant sur l’aberrante décision prise à l’automne 2017 de ne pas taxer Netflix, le gouvernement fédéral commence à serrer la vis aux géants du web (14 mars 2018).

Transport intraprovincial. Les chemins de fer construits dans les limites d’une province sont de juridiction provinciale et le transport collectif de proximité l’est aussi. Le fédéral va investir 1,3 milliard $ dans le REM. Il le fait à titre de « subvention ». C’est déjà inacceptable, mais le projet de REM sera aussi présenté à la Banque de l’infrastructure, et là, attention ! Car si celle-ci l’accepte, ce qui est vraisemblable, l’argent ne sera pas employé pour le REM, mais plutôt pour les nombreux autres projets d’infrastructures qui sont depuis longtemps dans les cartons des municipalités : tramways à Québec, ligne rose à Montréal, etc. (19 mars 2018). La BIC concurrencera ainsi directement l’État québécois dans le choix des prochains projets d’infrastructures, et elle le fera en fonction de l’intérêt canadien et dans une optique de privatisation. Et pendant ce temps, au lieu d’exiger le retrait du fédéral de ce champ de juridiction provinciale et la pleine compensation financière qui devrait venir à la place, l’opposition péquiste exige qu’Ottawa s’engage davantage dans l’électrification des transports au Québec (26 févr.) !

Je ne veux pas multiplier les exemples. Simplement noter qu’Ottawa parle de plus en plus d’investir dans un système « national » de garderies, il a aussi bonifié le régime très visible d’allocations pour enfants. Il a donné de l’argent à un groupe évangélique pour donner des services sociaux privés à des Québécoises désireuses de sortir de la prostitution. Il veut garder une partie des taxes sur le cannabis pour imposer de nouveaux programmes aux provinces. Partout dans les compétences provinciales le fédéral s’infiltre à sa façon, sans consulter Québec.

Traités internationaux. Pour empiéter dans les compétences provinciales, Ottawa peut en outre profiter du fait qu’il négocie seul les traités de commerce internationaux. Par exemple, l’ALÉNA. Le professeur Stéphane Paquin a offert une très intéressante analyse à ce propos. Ottawa a choisi d’exclure les provinces de la renégociation, et ce malgré la demande du Québec. Un très grand nombre de sujets sur la table touchent des compétences provinciales exclusives ou partagées, dans lesquels Ottawa, à la faveur des négociations avec les États-Unis, entend s’immiscer encore plus profondément : « travail et mobilité de la main-d’œuvre, environnement et changements climatiques, femmes, certaines demandes concernant les Premières Nations, mécanismes d’arbitrage, marchés publics ». Les provinces devront mettre en œuvre les décisions consacrées par un accord qui aura servi à Ottawa pour amoindrir encore davantage leurs pouvoirs (18 nov. 2017).

Vote de lois. Enfin, l’État fédéral a commencé à voter des lois carrément dans les compétences provinciales. Cela montre l’ampleur de la détermination unitaire des gouvernements fédéraux au XXIe siècle. Ottawa l’a fait dans le domaine des valeurs mobilières, on l’a vu, malgré trois jugements qui ont déclaré ces lois anticonstitutionnelles. Son dernier projet de loi est actuellement devant la Cour suprême, car il est contesté par le Québec et l’Alberta (23 mars 2018). Ottawa a aussi légiféré ou veut le faire dans trois autres domaines de juridiction provinciale : l’assurance, le logement social, les ordres professionnels. En mars 2017, une loi a été votée pour interdire aux assureurs d’exiger des tests génétiques de leurs futurs clients : les assureurs en contestent la constitutionnalité, Ottawa s’est adressé aux tribunaux pour la faire confirmer. La cause n’est pas encore tranchée. La Chambre des communes a adopté au début de 2018 la loi C-337 pour obliger les avocats à suivre un cours de perfectionnement sur le droit relatif aux agressions sexuelles avant de postuler à la magistrature ; il s’agit d’une intrusion si manifeste dans un champ de compétence provinciale que le Sénat hésite encore à l’adopter à son tour (21 févr. 2018). Le gouvernement envisage aussi de légiférer pour obliger tous les futurs gouvernements fédéraux à maintenir une forme de stratégie sur le logement (23 nov. 2017).

« One country, one nation »

Le Canada contre le Québec

Oui au « pouvoir de perturbation ». Les espions canadiens se sont toujours donné le droit d’infiltrer les groupes jugés nuisibles et de perturber leurs actions. Mais voilà qu’Ottawa légalise le pouvoir de perturbation des agents du renseignement. (21 juin 2017). Avis aux mouvements indépendantistes québécois s’ils finissent par reprendre un peu de vigueur.

Oui au dénigrement systématique. Le Quebec bashing est un sport national au Canada. L’exemple vient de haut. En Inde, le premier ministre Justin Trudeau aurait dit au ministre en chef du Penjab qu’il a vécu toute sa vie avec les menaces de violence du mouvement séparatiste (25 févr. 2018). C’est le ministre qui le dit. Trudeau, lui, nie avoir tenu de tels propos. Qui croire ?

La nation québécoise n’existe pas

Pas de droit à l’autodétermination. Le gouvernement fédéral s’est associé à l’ancien chef du Parti égalité pour faire invalider la loi 99, qui affirme l’existence juridique du peuple québécois et son droit à l’autodétermination. Ottawa soutient que cette loi soit n’a pas de sens sur le plan juridique, soit est inconstitutionnelle. Le procès a eu lieu en mars 2017. En mars 2018, au moment d’écrire ces lignes, le jugement n’a pas encore été rendu.

Pas de respect pour le 50 % + 1 au OUI à un éventuel référendum québécois. Le premier ministre Trudeau a reconnu la validité du résultat de 51,9 % obtenu en faveur du Brexit, mais ne voit pas pourquoi ceci devrait s’appliquer au Québec.

Dilution de la voix des nations minoritaires au Parlement. Seul le système actuel permet à des populations concentrées, comme les Québécois et les Autochtones, d’envoyer des députés au Parlement. Dès que la représentation par comté sera atténuée par d’autres considérations, les voix du Québec et des Premières Nations seront diluées. L’ancien chef du NPD, Ed Broadbent, s’en réjouit : « La proportionnelle renforcerait l’unité nationale » (29 août 2016).

Vol de patrimoine. Plusieurs millions d’artefacts détenus par Parcs Canada quitteront leurs régions pour être rassemblés dans un nouvel entrepôt fédéral à Gatineau. Un magnifique projet conçu à Québec pour conserver et mettre en valeur ceux qui proviennent de notre capitale a été carrément ignoré. Archéologues et historiens parlent d’une véritable dépossession (22 nov.2017).

Dilution de la voix du Québec dans le monde. C’est la France et le Québec qui ont bâti l’Organisation internationale de la Francophonie. Mais Ottawa a toujours cherché à entraver la présence directe de l’État ou Gouvernement du Québec dans le monde. Au sommet de Madagascar de novembre 2016, il fut annoncé que l’Ontario serait bientôt admis. De gouvernement participant, le Québec ne sera bientôt plus qu’une simple province canadienne parmi d’autres à l’OIF.

La société distincte n’existe pas

Neutralité religieuse de l’État. Les politiciens fédéraux, tous partis confondus sauf le Bloc, veulent imposer l’idée que toute loi votée sur la neutralité religieuse au Québec devra être validée par les tribunaux fédéraux. Or, dans son ultralibéralisme, la Cour suprême rejette comme illégitime toute forme d’encadrement de certaines coutumes religieuses ou culturelles. Et tant pis pour la prétention des Québécois de langue française d’établir des normes collectives pour le vivre ensemble et d’être intransigeants sur l’égalité formelle des hommes et des femmes. En février 2018, la Cour d’appel a confirmé que dans l’enceinte de l’Assemblée nationale à tout le moins, le kirpan peut être interdit. L’avocat Julius Grey songe à porter la cause devant la Cour suprême (21 févr. 2018).

Multiculturalisme vs interculturalisme. Selon le constitutionnaliste Louis-Philippe Lampron : « L’article 27 de la Charte canadienne des droits a pour effet de court-circuiter toute possibilité d’interprétation interculturelle des droits et libertés fondamentaux protégés sur le territoire québécois puisqu’il prévoit que l’interprétation des droits fondamentaux doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens ».

Loi 101. La Cour supérieure puis la Cour d’appel, en 2014 puis 2015, ont jugé que les marques de commerce sont de compétence fédérale. Puisque c’est allé en cour, c’est que Québec contestait ce point. Mais comme c’est habituel, les cours fédérales ont tranché en faveur du fédéral. Les Best-Buy, Old Navy, Toys « R » Us et autres ne sont pas donc obligés de franciser leur nom. Fini le temps où des géants comme Staples avaient la délicatesse ou sentaient la pression de se franciser en Bureau en gros. L’acharnement contre la loi 101 est sans limites.

Bilinguisation de la santé au Québec. 45 millions de dollars ont été investis par Santé Canada et Patrimoine canadien, entre 2008 et 2013, pour financer la prestation de services de santé en anglais de Havre-Saint-Pierre à Rouyn-Noranda.

Déclin du bilinguisme au fédéral

Le bilinguisme ne cesse de décliner dans les partis fédéraux et les institutions fédérales. – Le nouveau processus de nomination des juges à la Cour suprême prévoit encore que les candidats devront savoir lire et comprendre le français. Soit. Cependant, le gouvernement fédéral refuse d’enchâsser ce critère dans la Loi sur la Cour suprême, car il craint les contestations judiciaires (quelle belle acceptation du français dans ce pays !) ; en outre, les juges ne seront pas obligés de savoir parler le français pour être considérés comme bilingues. Le chef du NPD, Jagmeet Singh, et le commissaire aux langues officielles Raymond Théberge ont commencé par trouver cela parfaitement normal, ils ne se sont ravisés qu’après un certain temps (8 et 15 déc. 2017). – Par ailleurs, en mars, des juges du Conseil canadien de la magistrature ont décidé de destituer leur confrère Michel Girouard sans avoir pris connaissance des documents en français présentés pour sa défense parce que, étant unilingues anglophones, ils étaient incapables de les lire. Il semble que la jurisprudence tend à valider cette pratique du Conseil de juger à partir d’une preuve partielle, à savoir celle rédigée dans la seule langue qu’ils comprennent (1er mars 2018) !

Le bilinguisme recule aussi au gouvernement fédéral. En avril 2017, Jean Delisle faisait remarquer que 540 postes de traducteurs manquaient dans les services fédéraux. En juillet, Romain Gagné déplorait la médiocrité du français en usage dans plusieurs ministères et organismes de l’État fédéral. En septembre, un rapport commandé par le greffier du Conseil privé proposait néanmoins d’abolir les primes au bilinguisme pour les fonctionnaires fédéraux. Puis, le 19 mars 2018, Le Devoir titrait : « Le français malmené sur les sites du gouvernement fédéral » et le 22, Jean Delisle, de nouveau, dénonçait l’usage trop fréquent de Google translation. Parallèlement, André Dionne est actuellement devant la Cour fédérale pour faire valoir son droit de travailler en français dans la fonction publique fédérale, et ce… même à Montréal (21 mars 2018) ! On se rappelle par contre que Diane Lebouthillier, seule ministre unilingue francophone contre quinze unilingues anglophones, a été mise en demeure, elle et elle seule, d’apprendre l’autre langue officielle dans les six premiers mois de son mandat (13 avril 2016).

En voulez-vous davantage ? Le français est de moins en moins défendu par les organismes fédéraux de réglementation. Le président du CRTC a proposé en juin 2017 d’abandonner les quotas de chansons françaises à la radio (J-F. Nadeau, 19 juin 2017). Quant aux productions télé, les nouvelles règles du CRTC leur nuisent : c’est l’avis même du ministre québécois de la Culture, le libéral Luc Fortin.

Et évidemment, ce n’est pas sur Air Canada qu’on peut compter pour un service en français. « Force est de constater qu’après 45 ans, les mêmes problèmes se répètent », notait l’ancien commissaire aux langues officielles, Graham Fraser, dans le rapport spécial sur Air Canada déposé en juin 2017 au Parlement fédéral. La compagnie refuse d’assurer des services bilingues. Elle a menacé un client qui réclamait du français d’appeler la police. Le Comité permanent des langues officielles de la Chambre des communes a recommandé à l’unanimité au gouvernement de donner au Commissaire sur les langues officielles le pouvoir de mettre à l’amende Air Canada et toutes les institutions soumises à la Loi sur les langues officielles si elles ne respectent pas les droits linguistiques de leur clientèle francophone. La ministre Mélanie Joly n’a pas voulu s’engager en ce sens (3 nov. 2017).

Les minorités francophones

Statistique Canada a révélé à la fin de ٢٠١٧ que dans 20 ans, il ne restera plus que 2,7 % de francophones hors Québec. Depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés, ce sont les tribunaux, particulièrement la Cour suprême, qui fixent les balises des droits linguistiques au Canada. Dans un article paru le 11 mai 2017, Alain-Robert Nadeau dresse un historique rapide du processus en cours au pays. Entre 1975 et 1985, la Cour suprême a commencé par élargir les droits de la minorité anglophone du Québec par le charcutage de la loi 101. Puis tout en continuant à détruire cette loi, la Cour, entre 1986 et 1998, s’est employée à contenir les droits des minorités francophones en déboutant les Acadiens. La nomination de Michel Bastarache, qui a siégé entre 1999 et 2008 a favorisé temporairement une interprétation plus large des droits des minorités francophones hors Québec. Mais cette période a pris fin avec son départ. – La Cour suprême n’est pas seule à limiter les droits des minorités francophones. À l’automne 2015, le CRTC a refusé que TFO, la télé francophone de l’Ontario, soit offerte en option aux abonnés du câble partout au Canada. Pour plus de détails sur les mesures que continuent de prendre les provinces anglophones contre leurs minorités francophones, se référer aux livraisons de la chronique « Le démantèlement de la nation », qui a suivi cette question depuis 2014.

Le recensement de 2016 montre que les individus de langue maternelle française ne forment plus que 21,3 % de la population au Canada et 78,4 % au Québec (3 août 2017). Déjà alarmantes, ces statistiques sont peut-être pourtant sous-estimées. Selon l’expert Charles Castonguay, par sa manière de recueillir les données et de présenter ses résultats, « Statistique Canada masque le déclin du français » au Québec, qui serait encore plus considérable qu’indiqué. Selon lui, le Québec est de plus en plus soumis à « une dynamique d’anglicisation » (10 oct. 2017).

Les Premières Nations : une reconnaissance sans conséquence véritable

Tout en ayant toujours nié l’existence du colonialisme au Canada, notamment au G20 de Pittsburgh en 2009, le gouvernement Harper a agi dans un esprit parfaitement colonial envers les Premières Nations. En décembre 2011, par exemple, il avait mis sous tutelle la communauté d’Attawapiskat et était allé jusqu’à faire payer par celle-ci le gestionnaire extérieur qu’il lui avait imposé. Aucun dossier autochtone n’a avancé sous ce gouvernement. En fait, les relations se sont tellement dégradées qu’en 2013 est né le très vaste mouvement de protestation Idle no more.

Le gouvernement Trudeau veut présenter une image exactement inverse. Il est toujours prêt à offrir des excuses. Il consent beaucoup d’argent, et c’est heureux, pour compenser partiellement l’incurie séculaire de l’État fédéral à laquelle les Premières Nations doivent de vivre dans un véritable quart-monde intérieur. Les budgets de 2016, 2017 et 2018 ont réservé 16 milliards $ jusqu’en 2023 simplement pour que les autochtones aient accès à de l’eau potable, à des logements sans surpopulation, à des soins de santé et à de la formation professionnelle. Le fédéral a aussi versé 800 millions $ en compensation pour « la rafle des années 1960 » au cours de laquelle, dans plusieurs provinces anglophones, de très nombreux enfants autochtones ont été enlevés à leurs familles et élevés dans des familles non autochtones (octobre 2017). On notera toutefois que dans tous les cas, la hauteur des sommes et les priorités sont fixées par la « Couronne » selon son bon vouloir uniquement.

Les Premières Nations (et les Inuits, dont on entend moins parler) sont les seuls que le premier ministre Trudeau, très attentif à ne plus parler que des Canadiens tout court, accepte nommément de distinguer. Cela dit, les Premières Nations ne bénéficient que d’une reconnaissance symbolique, et essentiellement sous le mode de victimes souffrantes. Même cette reconnaissance limitée connaît des ratés. La Commission d’enquête sur les femmes autochtones disparues et assassinées a connu 13 démissions depuis sa formation ; après avoir été attendue pendant plus de 40 ans et avoir suscité de grands espoirs parmi les autochtones, la Commission a dû demander en mars 2018 une prolongation jusqu’à la fin de 2020 ; très déçue de son inefficacité et de son esprit colonial, une coalition d’organismes refuse désormais que cette prolongation lui soit accordée (20 et 31 mars 2018). – Autre raté : le niet opposé par Ottawa à l’enquête réclamée depuis octobre ٢٠١٧ sur les femmes autochtones stérilisées de force en Saskatchewan.

Le gouvernement Trudeau n’avance pas plus que le précédent sur la reconnaissance d’une véritable autonomie gouvernementale, qui est la question clé. Depuis 2016, il refuse par exemple de rétablir la contribution fédérale au programme des Services de police des Premières Nations (24 nov. 2016) ; le budget de ٢٠١٨ ne contient rien sur ce point. Or, ces services distincts sont une des rares reconnaissances du droit des Premières Nations à s’administrer elles-mêmes. Ottawa propose par ailleurs des relations de « gouvernement à gouvernement », mais sans ouverture de la constitution pour leur donner une réelle existence : la création d’un ministère Couronne-Autochtones suffira. On maintient l’appellation Couronne, et on place en vis-à-vis non pas « gouvernements autochtones », mais seulement « Autochtones » (29 août 2017). Des gouvernements sans reconnaissance constitutionnelle : toute une garantie ! Le gouvernement Trudeau n’octroie non plus aucun pouvoir autonome de taxation (26 juillet 2017). Ni d’autonomie dans le domaine des services à l’enfance au sein des communautés (30 août 2017) : le budget 2018 consent plus d’argent, mais pas l’autonomie de décision.

Enfin, sur la question du respect des droits ancestraux et des droits inhérents issus de traités, le gouvernement Trudeau propose deux choses. D’abord, une simple reconnaissance symbolique encore une fois : les nouveaux citoyens canadiens devront faire serment de respecter les traités signés avec les peuples autochtones (sept. 2017). Puis, plus sérieusement, l’adoption avant la prochaine élection d’une loi-cadre qui pourrait à terme, rendre caduque la Loi sur les Indiens et donner aux communautés les pouvoirs d’une administration municipale (mars 2018). Il faudra voir où cela pourrait conduire les Premières Nations : émancipés de la Loi sur les Indiens, qui est le prototype même d’une loi raciste et coloniale, les autochtones seraient-ils aussi délivrés du statut d’Indiens et deviendraient-ils des Canadiens comme les autres, sans aucune reconnaissance de leur identité nationale ? C’est ce qu’avait proposé Trudeau père en 1969. Telle qu’elle est évoquée pour l’instant, la loi pourrait en tout cas permettre d’opposer les droits autochtones aux pouvoirs des deux provinces, le Québec et la Colombie-Britannique, où ceux-ci n’ont pas été éteints par les traités iniques du XIXe siècle. Ce sera le cas notamment dans les futurs projets d’évaluation environnementale (février et mars 2018). Diviser pour régner, une habitude du pouvoir colonial.

Un frein au développement de l’économie québécoise

Si au moins le fédéralisme était rentable, certains pourraient penser que le sacrifice de notre État et de notre nation ne serait pas trop cher payé pour que les individus vivant au Québec soient plus riches. Mais quel secteur économique ne pâtit pas des décisions d’Ottawa ?

Des traités pancanadiens et internationaux favorables au Québec ?

ALEC. Nouvel accord de libre-échange canadien. Ottawa et les provinces ont signé un nouvel accord commercial pour faire du Canada un marché encore plus unifié. Des exceptions sont maintenues pour les services financiers, mais l’Ontario l’a vivement déploré et on peut craindre que celles-ci ne soient que temporaires. De même, pour l’instant, certains contrats d’Hydro-Québec sont protégés ainsi que le commerce des boissons alcoolisées, mais sur ce dernier point les négociations continuent (9 avril). C’est dire que certains des revenus de l’État québécois pourraient être fragilisés. L’OCDE multiplie les pressions dans le sens d’un marché canadien unifié en s’en prenant notamment à la gestion de l’offre et aux protections provinciales dans le secteur de l’énergie (19 mars 2017).

AECG. Pour ouvrir l’Europe au bœuf de l’Ouest, Ottawa a ouvert le Canada à des milliers de tonnes de fromages fins européens. Or, l’industrie canadienne de fromages fins est presque toute concentrée au Québec. Le gouvernement Harper avait promis des compensations, Trudeau ne s’est résigné à honorer cette promesse qu’après des mois d’attente et d’une manière jugée insuffisante et inéquitable (29 juin 2017).

ALÉNA. Parmi les demandes des États-Unis figure la fin de la protection des industries culturelles. Comédiens et autres artistes plaident pour qu’Ottawa non seulement reste ferme, mais tente d’obtenir des dispositions mieux adaptées aux plateformes numériques (28 sept. 2017). Le gouvernement Trudeau ne va pas dans cette direction, du moins pas avec Netflix. – Jean Aubry rapporte que les États-Unis pourraient exiger le démantèlement de la SAQ et des organismes équivalents dans les autres provinces. Si la SAQ disparaît ou est affaiblie, un autre de nos outils collectifs va nous échapper (18 août 2017). – À noter enfin que les séances de négociations qui ont eu lieu à Montréal et à Mexico au début de 2018 ont révélé des exigences américaines particulièrement menaçantes pour l’économie du Québec : bois d’œuvre, papier journal, aéronautique, acier, aluminium. Mais le premier ministre Trudeau répond très mollement (26 févr., 13 et 31 mars 2018).

Bois d’œuvre. Le gouvernement fédéral s’est montré avant tout soucieux de protéger l’industrie britanno-colombienne plutôt que celle du Québec, qui a pourtant ajusté son régime forestier depuis 2006 pour le rendre à la fois conforme aux critères de libre marché et similaire à celui de plusieurs États américains. Plus de 60 000 emplois sont en jeu au Québec. Quand les tarifs américains de 20 % ont été imposés, Ottawa a pris des mesures de rétorsion utiles seulement à la Colombie-Britannique. En outre, il ne s’est décidé que très tardivement à aider l’industrie par des garanties de prêts.

Papier journal. Même si Résolu et White Birch sont épargnées pour l’instant, elles pourraient à terme pâtir des tarifs américains imposés sur le papier journal. Le Québec compte pour la moitié des exportations canadiennes de papier non couché mécanique, sur lequel sont imprimés les journaux et les livres en format poche (12, 14 et 15 mars 2018). En janvier, au moment où ont été annoncés ces tarifs, Ottawa ne s’est pas engagé à bonifier son fonds d’aide aux entreprises, déjà touchées par la hausse des tarifs sur le papier surcalandré et les droits punitifs sur le bois d’œuvre (8 févr. 2018).

Des entreprises québécoises bien aidées par Ottawa ?

Entreprises financières ; entreprises d’ingénierie. La Banque d’infrastructure du Canada a été créée en 2017. Une affaire de 35 milliards $. Le siège social est établi à Toronto, évidemment.

Entreprises culturelles. Netflix n’est pas taxée, contrairement aux entreprises québécoises et canadiennes ; et Ottawa ne lui a fixé aucune obligation de production de contenus en français. TVA, Tout.tv, illico ou Bell Média, entre autres, sont directement menacées. Au point où Radio-Canada tend la main aux autres diffuseurs francophones pour que tous affrontent ensemble le géant numérique (15 mars). Quant à l’industrie documentaire québécoise, elle craint désormais pour son avenir (16 févr. 2118).

Producteurs agricoles. Les agriculteurs québécois en ont assez : « Ça suffit que, dans le cadre de négociations, la gestion de l’offre serve de monnaie d’échange », dit Ghislain Gervais, président de la coop fédérée (21 janv. 2018). Selon PricewaterhouseCoopers, la fin de la gestion de l’offre coûterait 50 000 emplois au Québec. Celle-ci a été écornée une dans le cadre de l’Accord économique et commercial global avec l’Europe (AECG). Puis dans le Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP), cette fois sans aucune compensation (24 janv. et 2 févr. 2018). Et voilà que l’incertitude règne sur ce qui sera encore imposé aux producteurs agricoles dans la renégociation de l’ALÉNA. Le premier ministre Couillard lui-même craint que la gestion de l’offre soit sacrifiée, cette fois pour sauver l’industrie de l’automobile en Ontario ou pour contrer l’imposition de tarifs sur l’acier et l’aluminium (13 mars 2018).

Bombardier. Plusieurs facteurs ont été à la source de la braderie de la C-Series. L’un des plus importants, selon le journaliste économique Loïc Tassé, c’est qu’Ottawa n’a pas soutenu l’industrie aéronautique canadienne, concentrée au Québec, comme d’autres États le font pour la leur. Au plus creux, tout ce qu’il a été prêt à consentir, c’est une aide de 272 millions $ pour le développement d’un nouvel avion à construire… en Ontario. Bay street voulait que Bombardier abandonne le contrôle de l’entreprise, la famille Beaudoin a refusé, ce fut le résultat : « Dans d’autres pays, on ne vend pas de participation majoritaire à des joyaux semblables. Pourquoi ? Parce qu’à la longue, les activités principales autour de la C-Series vont partir vers l’Europe. » (Journal de Montréal, 17 oct. 2017).

Bombardier et Bell Helicopter. Ottawa a le sens des droits de l’homme seulement quand c’est le Québec qui écope. Le gouvernement fédéral impose des sanctions contre l’Ukraine : seul Bombardier pâtit. Il menace les Philippines de sanctions que le président de ce pays devance en annulant lui-même le contrat de Bell Helicopter : seuls les travailleurs de Mirabel pâtissent (8, 11 et 12 févr. 2018). Pas de sanctions contre l’Arabie saoudite : les blindés que lui vend le Canada, c’est en Ontario qu’ils sont construits.

Bombardier. Via Rail n’entend pas utiliser la clause des accords internationaux qui permet de réserver 25 % de contenu local dans l’octroi des contrats publics. Aucune obligation de contenu local pour les nouveaux trains du corridor Québec-Windsor (20 mars 2018).

Davie. Le chantier de la Davie à Lévis représente 50 % de la capacité de production navale au Canada, mais ne bénéficie que de 1 % des contrats fédéraux. Ceux-ci ont plutôt été donnés aux chantiers navals de Colombie-Britannique et des Maritimes, propriétés de la famille Irving ; et cela, en contravention de la loi fédérale, du moins selon un avis juridique d’André Joli-Cœur (12 déc. 2017). Seule la colère des Québécois a fait céder le gouvernement Harper à la veille des élections, et a valu au chantier Davie d’obtenir le contrat de construction du ravitailleur Astérix, livré celui-ci à temps et dans les coûts. – Il a fallu une mobilisation générale de plusieurs semaines et l’implication personnelle du premier ministre Couillard pour que le premier ministre Trudeau, qui était prêt à sacrifier 800 emplois directs et des centaines d’emplois indirects, se décide à autoriser la Garde côtière à négocier avec la Davie l’achat de quatre brise-glaces (19 janv. 2018). Depuis, la Garde côtière met tant de mauvaise foi et Ottawa si peu de volonté d’aboutir que tout stagne (Radio-Canada, 25 mars 2018).

Aquaculture. Un grand projet novateur d’aquaculture du saumon en milieu terrestre, susceptible de revitaliser l’économie gaspésienne, se heurte à la réglementation de l’Agence canadienne d’inspection des aliments conçu pour l’élevage traditionnel en milieu marin (22 févr. 2018).

Transcontinental. Malgré des annonces que le Fonds du Canada pour les périodiques serait « modernisé », le budget fédéral de 2018-2019 ne prévoit rien pour les médias d’envergure « nationale » et ne réserve que 50 millions $ pour les médias locaux. François Olivier, président et chef de la direction de TransContinental, a manifesté publiquement son dépit (2 mars 2018).

Conclusion

Si le Québec demeure province, les Québécois devront à terme renoncer à se penser comme peuple et comme nation : ce qui est en cours, c’est notre réduction au statut d’ethnie et de communauté culturelle dans un État unitaire.

Or, un peuple, c’est une communauté politique, et une communauté politique inclusive puisque nous vivons en démocratie ; une ethnie, au contraire, c’est un groupe que le pouvoir étranger qui s’exerce sur elle enferme délibérément dans une définition linguistique, culturelle et psychologique discrète (au sens de limitée, finie) de sorte qu’aucune personne qui n’en est pas issue ne peut s’y joindre.

Par ailleurs, une communauté culturelle, dans le système canadien, c’est un groupe qui peut conserver ses caractéristiques ethniques, se doter d’institutions communautaires, bénéficier du soutien étatique et tenter d’exercer sur Ottawa des pressions qui vont dans le sens de ce qu’elle définit comme ses intérêts, mais seulement tant que tout ceci ne contrecarre pas la construction de l’État canadien comme État unitaire ; les communautés culturelles étant de moins en moins nécessaires au projet politique canadien, elles disparaissent progressivement dans le Canada postnational qu’élabore Justin Trudeau. Une nation, au contraire, c’est une histoire que tous ceux qui viennent nous joindre sont inviter à faire leur, une culture incarnée dans des institutions sociales (et pas seulement communautaires), un avenir à créer ensemble à l’aide d’institutions politiques sur lesquelles nous avons une réelle prise. Pour les Québécois, former nation n’est pas possible dans le cadre canadien.

Réagirons-nous ?


1 Henri Dorion et Jean-Paul Lacasse, Le Québec, territoire incertain, Québec, Septentrion, 2011.

2 Entre autres dans : Andrée Lajoie, « Trajectoires de Claude Ryan. De l’Action catholique au Livre beige », dans Andrée Lajoie et al. (dir.), Ruptures et continuité de la société québécoise, Montréal, Université de Montréal, 2005, p. 153-165

 

 

Texte mis à jour en date du 31 mars 2018 de conférences données à Trois-Rivières, Shawinigan, Québec, Rimouski et Montréal en 2016 et 2017. J’en ai conservé la forme orale. Sauf indication contraire, les dates inscrites entre parenthèses renvoient à l’édition papier du Devoir. Des détails sur certains des énoncés avancés ici peuvent être lus dans les diverses livraisons de ma chronique « Le démantèlement de la nation », publiée dans L’Action nationale depuis mai 2014.
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Rester dans le Canada est en train de faire mourir le Québec comme province et les Québécois comme nation. Il s’agit d’une mort lente, instillée par une succession ininterrompue de décisions politiques et de jugements des tribunaux. Dans le tourbillon du quotidien, à moins d’être directement touchés par l’une ou l’un d’eux, nous ne nous rendons pas forcément compte du sens du courant. Les indépendantistes doivent se charger de nouveau d’un grand travail d’éducation politique. C’est pourquoi j’ai entrepris une série de chroniques après l’élection québécoise de 2014. À la veille de celle de 2018, le temps est venu des bilans. Voyons d’abord comment a évolué la relation Ottawa/Québec au cours des quatre dernières années. Un second bilan montrera comment le gouvernement libéral de Philippe Couillard s’est lui aussi systématiquement attaqué à la capacité de l’État québécois.

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