* L’auteur est urbaniste émérite, professeur titulaire, École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal.
La planification des grandes infrastructures de transport collectif doit s’articuler à une vision multiscalaire des besoins en mobilité de la population. Les enquêtes origine-destination constituent un outil privilégié d’évaluation de ces besoins et de leur évolution. Une fois ces besoins connus, il faut déterminer dans quelle mesure ils sont satisfaits et si la réponse à d’éventuels besoins non satisfaits ou latents passe par des ajustements de l’offre existante ou par l’ajout de nouvelles infrastructures.
Dans le second cas, il faut déterminer, dans un premier temps, quel(s) serai(en)t le ou les tracé(s) qui, en complémentarité avec les composantes du réseau existantes, sont les plus susceptibles de répondre de manière optimale à la demande. On détermine ensuite le mode ou l’agencement de modes le(s) mieux adapté(s) au contexte, pour se préoccuper finalement des modalités d’implantation des infrastructures.
La mobilité qu’on cherche à satisfaire n’est par ailleurs pas donnée une fois pour toutes. Son amplitude, son intensité et ses patrons peuvent varier, notamment dans le cas où un milieu est en cours de transformation ou est susceptible de l’être, notamment suite à une démarche urbanistique ou à la modification de l’offre de service. C’est pourquoi urbanisation et transport doivent être considérés en interface.
Un examen sommaire du projet du REM de l’Est montre que ce dernier ne répond pas aux règles de l’art en matière de planification du transport collectif1. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater que le quartier Rivière-des-Prairies, malgré un nombre de résidents important et en croissance, est laissé pour compte, que le tracé du REM contrevient au principe de la complémentarité des composantes du réseau et que le mode retenu, prédéfini, engendre de très sérieuses nuisances.
Le REM de CPDQ Infra : un produit financier
Pour la Caisse de dépôt et placement du Québec, le REM est d’emblée un produit financier. Il revient par conséquent à sa filiale, CPDQ Infra, de développer un modèle d’affaires susceptible d’en optimiser le rendement2. Cette tâche est menée sur la base des pouvoirs – exorbitants – qui lui ont été accordés par le gouvernement québécois et qui autorisent CPDQ Infra à imposer son modèle d’affaires à l’ensemble des intervenants en transport collectif et en urbanisme de la région métropolitaine.
D’un point de vue transport, ce modèle se décline en un mode exclusif – un train léger en grande partie aérien – dont l’infrastructure est déployée de manière à maximaliser les retombées du mode de financement basé sur les passagers-kilomètres. D’où des tracés qui visent moins à répondre aux besoins connus par les enquêtes origine-destination qu’à capter le plus grand nombre de clients qui seront déplacés sur les plus grandes distances possibles.
Cette manière de concevoir le transport collectif justifie, aux yeux des responsables de CPDQ Infra, une mise en concurrence des composantes du réseau. Or une telle mise en concurrence est contraire à ce qu’est l’essence même d’un réseau de transport collectif public. Mais, comme CPDQ Infra a été placé d’entrée de jeu au-dessus de la mêlée, personne n’est en mesure de condamner cette approche et d’obliger l’organisme à se plier aux règles de l’art. Le projet est par conséquent conçu en silo, en fonction d’une logique sectorielle, et implanté sans tenir compte des contextes. De ce point de vue, le REM s’inscrit dans la lignée des grands projets infrastructuraux des années 1950 et 1960 et dont le boulevard métropolitain et les percées autoroutières réalisées dans les quartiers centraux à l’époque constituent autant d’exemples. Cette manière de voir et de faire a de nombreuses conséquences du point de vue physico-spatial.
L’implantation d’une infrastructure de transport comporte trois dimensions : le choix du tracé, celui du mode et les modalités d’implantation. En subordonnant les deux premiers termes de cette équation à son plan d’affaires articulé à un mode exclusif – un train léger aérien –, CPDQ Infra soumet la cohérence du réseau multimodal grand-montréalais à ses intérêts financiers et ne répond pas de manière optimale aux besoins de l’Est de Montréal, tant s’en faut. Ce positionnement intransigeant – c’est à prendre ou à laisser a-t-on insisté – engendre un grave problème d’implantation dont les responsables tentent de nous persuader qu’il sera résolu par une signature architecturale. Et on ne recule devant rien pour ce faire, d’où l’implication dans le dossier d’un architecte français manifestement engagé pour nous faire la leçon. Or, aucun des exemples évoqués par l’architecte Jean-Paul Viguier dans le dossier publié dans La Presse+ du 22 novembre 20213 ne résiste à l’analyse4.
Le cas du Pôle de loisirs et de commerces Confluence à Lyon n’est d’aucune pertinence. Le problème à Montréal n’est pas de franchir un corridor ferroviaire existant, mais d’implanter une infrastructure linéaire de plusieurs kilomètres dans des milieux bâtis. S’il y a comparaison entre Lyon et Montréal, c’est du côté de l’enfilade de la place Ville-Marie, de la gare Centrale et de la place Bonaventure en chevauchement de la tranchée où se trouvent les voies ferrées du CN qu’il faut regarder. Et s’il y a un enseignement à en tirer, c’est que les tracés infrastructurels en tunnel sont de loin préférables.
Les exemples du siège d’Orange Monde à Issy-les-Moulineaux et de l’immeuble résidentiel de Toulouse ne sont pas non plus pertinents. Il n’est certes pas interdit de penser que le REM pourrait susciter la construction d’ensembles immobiliers. Mais, là n’est pas la question. On ne peut tout simplement pas réduire le projet de CPDQ Infra à une enfilade de bâtiments remarquables. On doit, en revanche, s’inquiéter sérieusement de l’impact du REM sur les environnements bâtis existants, remarquables ou pas.
L’exemple de la ligne B du métro de Rennes n’est guère plus valable. L’image proposée fait certes bonne impression. Le tronçon montré est élégant. Il n’en reste pas moins que l’emplacement choisi pour illustrer le projet fait bien paraître la signature architecturale. Or, ce n’est pas le genre d’environnement auquel seraient confrontés les designers du REM. Loin de faire bien paraître l’infrastructure, les environnements bâtis – du moins la plupart d’entre eux – subiront plutôt de nombreux inconvénients de sa proximité.
L’architecte mentionne également que « l’objectif premier des infrastructures de transport n’est plus de relier des secteurs qui se spécialisent dans une activité – affaires, commerce, industrie, habitation, loisirs –, mais de faire surgir des lieux où toutes les fonctions sont accessibles en moins de 15 minutes, en utilisant le transport le mieux adapté au besoin de l’instant5 ». Cette conception à la mode de la ville est certes attrayante. Sur le terrain, il y a cependant loin de la coupe aux lèvres. Une grande partie des voisinages desservis par le REM ont été aménagés selon un principe ségrégatif et présentent, pour bon nombre d’entre eux, des densités qui contredisent cette conception, tout en étant dotés d’une grande inertie. Et c’est sans compter que les besoins en transport des résidents, des travailleurs, des étudiants et des consommateurs de l’Est, bien que distribués dans des secteurs spécialisés, sont bien réels et ne sont que très accessoirement satisfaits par le REM.
Les limites de la signature architecturale
Contrairement à ce que soutiennent les responsables de CPDQ Infra, le projet du REM de l’Est ne peut être réduit à un problème de design architectural. Ce sont fondamentalement les questions de tracé et de mode qui posent problème. CPDQ Infra a cependant tout intérêt à ce que nous ne soyons pas en mesure de le comprendre. C’est à cela que sert l’argument de la signature architecturale.
Plusieurs ministères et organismes publics, des organismes œuvrant en patrimoine, en environnement ou en santé publique, ainsi que de nombreux spécialistes en transport et professionnels de l’aménagement ont souligné que le projet aurait de lourds impacts négatifs sur les environnements bâtis et engendrerait de nombreuses nuisances, et ce, peu importe la signature architecturale privilégiée.
L’implantation d’une infrastructure aérienne dans l’emprise du boulevard René-Lévesque a d’emblée été vertement dénoncée. Après avoir soutenu qu’un tracé en tunnel était indéfendable – il fallait craindre l’effondrement de certains édifices, dixit le responsable du projet –, on a admis qu’un tronçon en tunnel était possible. Manifestement destinée à amadouer certains acteurs du centre-ville, cette concession n’est guère convaincante. On voit en effet mal comment on pourrait autoriser la construction, entre les complexes Desjardins et Guy-Favreau, d’un ouvrage de quelques centaines de mètres composé d’un pan incliné en tranchée et d’une rampe pour relier le tunnel et le tablier aérien. Montréal compte plusieurs exemples de rampes en tranchée et de rampes aériennes. Il suffit de s’en approcher pour comprendre qu’aucun design ne peut atténuer les impacts extrêmement négatifs de tels ouvrages sur leurs environnements. Et encore moins si on combine les deux.
Les autres portions aériennes des tracés ne sont guère plus acceptables. Concevoir une station à implanter dans un milieu appelé à se transformer est une chose ; déployer un lourd tablier d’une structure linéaire reposant sur des supports massifs dans un environnement bâti en est une autre. Sans rien dire de l’impact visuel des caténaires d’alimentation. Ce qui est désormais observable à Brossard, dans le Sud-Ouest de Montréal ou dans l’Ouest de l’île justifie toutes les appréhensions au regard du franchissement de l’axe monumental du boulevard Morgan, de la cohabitation en mode rapproché de l’ouvrage avec plusieurs édifices d’intérêt patrimonial disséminés le long du parcours ou de l’impact d’une insertion longitudinale ou transversale dans des unités de paysage urbain constitutives de l’identité des quartiers concernés.
Les environnements moins exceptionnels ne seront pas épargnés. Les structures aériennes constituent une nuisance visuelle et une barrière physique, même si l’emprise au sol comporte peu d’obstacles. Leur présence engendre presque inévitablement des espaces peu conviviaux à leurs abords immédiats et leur traversée au niveau du sol suscite un sentiment d’inconfort. Les impacts négatifs sur les propriétés riveraines ne peuvent être compensés par des artifices de design.
Les effets structurants supposés
La rhétorique concernant les effets structurants du REM permet également de faire diversion. Plusieurs chantres du REM soutiennent que, si le projet comporte certains impacts négatifs, ceux-ci sont somme toute négligeables au regard des nombreuses retombées positives anticipées. En d’autres termes, l’Est de Montréal sera méconnaissable suite à la mise en service du REM. Cet avenir radieux serait en quelque sorte inscrit dans l’ADN des grandes infrastructures de transport. Or, des observations empiriques montrent que ces effets structurants ne sont pas toujours au rendez-vous, tant s’en faut. Dans un papier percutant publié au début des années 1990, l’ingénieur et urbaniste Jean-Marc Offner a soutenu qu’il s’agit là, tant du point de vue empirique que théorique, d’un mythe politique et d’une mystification scientifique dont l’intérêt tient à la légitimité que l’évocation de l’effet structurant confère aux choix des décideurs et aux investissements consentis6.
L’évolution extrêmement contrastée des voisinages des stations de métro, dont certaines ont été inaugurées il y a plus de 50 ans, confère du crédit à cette affirmation. Aussi doit-on accueillir avec certaines réserves les prétentions de CPDQ Infra concernant les impacts déjà perceptibles de l’implantation du REM de l’Ouest.
Si l’arrivée du REM est pour quelque chose dans les dynamiques immobilières qui ont cours à Brossard, à L’Île-des-Sœurs et dans l’ouest de l’île de Montréal, il n’est pas inutile de rappeler que plusieurs phases du chantier de L’Île-des-Sœurs et que les projets Bois-Franc et Nouveau Saint-Laurent ne sont guère redevables à la présence d’accès au transport collectif. Quant au promoteur du projet Solar Uniquartier, il a affirmé qu’il irait de l’avant alors que la construction d’un SLR n’avait pas encore été confirmée. En d’autres termes, CPDQ Infra peut tabler sur un dynamisme immobilier a priori – auquel le projet contribue en retour – pour faire valoir les effets structurants du REM de l’Ouest. Ces effets supposément structurants tiennent par conséquent plus d’une congruence – une coïncidence favorable – que d’une relation de cause à effet.
Une fois cette réserve admise, il est tout aussi utile de rappeler que l’Est de Montréal est affecté par des contraintes lourdes qui interdisent d’accorder inconditionnellement du crédit à la rhétorique des effets structurants. La contamination des sols, la présence d’infrastructures lourdes, ainsi que le voisinage du port, de vastes secteurs industriels, de la seule carrière en exploitation sur l’île, de l’usine d’épuration et du poste Bout de l’île d’Hydro-Québec, constituent en effet des nuisances qui limitent plus ou moins sérieusement les potentiels de redéveloppement.
Si tant est que les effets structurants puissent être au rendez-vous, on doit finalement se demander en vertu de quel principe il faudrait en attribuer le monopole au REM. Tout mode de transport dit structurant judicieusement choisi et implanté peut avoir des impacts positifs. Et les impacts seront d’autant plus positifs que les nuisances associées à un mode seront limitées.
L’évocation d’effets structurants semble par ailleurs cautionner l’absence d’une vision du devenir de l’Est montréalais. Tout se passe comme si une telle vision n’avait aucune pertinence au regard des choix de tracés, de modes de transport et de modalités d’implantation des infrastructures associées. Rien, par conséquent, ne relie le projet du REM de l’Est défendu par CPDQ Infra à une quelconque vision aménagiste, si ce n’est à l’occasion de l’évocation d’un avenir meilleur, voire radieux. Or, il faut être conscient que l’absence de vision est un choix et qu’un tel choix par défaut, une fois soumis aux effets des décisions prises en matière de transport, pourrait se traduire par une évolution territoriale qui n’est pas celles que les citoyens de l’Est souhaiteraient. C’est la raison pour laquelle les experts insistent tant de nos jours sur la nécessité d’intégrer d’entrée de jeu les questions d’urbanisme et de transport.
De ce point de vue, le REM de l’Est est loin d’être aussi remarquable que le soutiennent CPDQ Infra et d’autres ardents défenseurs du projet. Loin de répondre aux besoins criants de l’Est de Montréal, il sert davantage les intérêts de la Caisse de dépôt et placement que ceux des résidents. Pire !nbsp;! Ses coûts et l’impact de la concurrence entre les composantes du réseau de transport collectif imposée sans vergogne par CPDQ Infra compromettent le développement d’une offre optimale en transport collectif dans l’Est de l’île, mais aussi ailleurs sur le territoire de la Communauté métropolitaine. Soutenir que tout cela peut être corrigé par des artifices de design tient de la supercherie.
1 Pepin, François, Florence Junca Adenot et alii (2021) « La science de la planification des transports a-t-elle été bafouée ? », La Presse+, section Débats, 13 mars.
2 Beaudet, Gérard (2021) « REM de l’Est : défendre un modèle d’affaires ou l’intérêt public ? », La Presse+, section Débats, 26 mars.
3 Tison, Marc (2021) « L’architecte français qui croit au REM de l’Est », La Presse+, 22 novembre.
4 Beaudet, Gérard (2021) « REM de l’Est : La démagogie de la signature architecturale », La Presse+, section Débats, 23 novembre.
5 Tison, Marc (2021), Op. Cit.
6 Offner, Jean-Marc (1993), « Les “effets structurants” du transport : mythe politique, mystification scientifique », Espace géographique, vol. 22, n° ٣,