Le souverainisme est mort, vive l’indépendance !

Chercheur postdoctoral

En quête d’informations pour étoffer le texte que vous avez entre les mains, j’ai décidé de réaliser un petit sondage maison non représentatif et non scientifique (on a bien le droit de s’amuser !). Le questionnaire était administré verbalement et comportait une seule question ouverte : À votre avis, quel sera l’enjeu principal de la prochaine élection provinciale au Québec ? Certes, les résultats obtenus étaient largement prévisibles : j’ai eu droit à une bonne dose d’économie, de santé et d’éducation. D’autres réponses, provenant surtout des cohortes les plus jeunes, furent plus surprenantes : la réforme du droit, l’aide médicale à mourir, la santé mentale, les droits des minorités. Pas forcément ce qu’on considérait jadis comme les grandes priorités gouvernementales. Mais ce qui frappait le plus dans ce méli-mélo, c’était l’absence totale de la souveraineté.

Après avoir écouté la réponse de mes répondants, je me suis permis de leur soumettre une question supplémentaire : Que pensez-vous du fait que le PQ, le parti ayant structuré le débat politique au cours des 50 dernières années, risque d’être repoussé aux marges et condamné à l’impuissance ? N’est-ce pas là un enjeu important de la campagne ?

Tous, sans exception, m’ont regardé comme si je débarquais d’un voyage aux confins de la galaxie : le PQ est déjà fini, tout le monde le sait. Et la souveraineté aussi. L’élection ne servira qu’à prononcer le constat de décès.

Si la tendance se maintient, donc, l’élection de l’automne viendra mettre un terme au paradigme qui a dominé la politique québécoise et canadienne pendant 50 ans : le souverainisme. Mais personne ne s’en formalisera : l’événement aura l’effet d’une bombe qui explose dans l’espace, sans bruit.

À me lire, on pourrait croire que je suis en marche pour rédiger la chronique nécrologique de la nation québécoise. Eh bien pas du tout ! Je vous dirais même que je me trouve dans un état d’esprit fort positif. C’est peut-être l’exil physique (je suis en Autriche depuis deux ans), ou bien virtuel (je me suis retiré des médias sociaux il y a plusieurs années), mais mon défaitisme naturel fait maintenant place à un profond désir de me projeter en avant et de penser l’avenir. Si je trouve comment mettre ça en bouteille, je vous fais signe…

Le souverainisme est mort, vive l’indépendance !

À moins d’un spectaculaire revirement de situation, on peut affirmer sans ambages que le souverainisme est moribond, pour le dire poliment. Soyons clairs : par souverainisme, j’entends la doctrine qui gouverne les partis dits souverainistes depuis les années 70, et qui veut que le Québec n’arrivera à sa pleine indépendance que lorsqu’il aura obtenu le statut d’État souverain. Or, pour obtenir cette souveraineté totale et complète, il faut en faire la demande. D’abord au peuple par un référendum. Ensuite au gouvernement fédéral à travers des négociations.

L’indépendance, au contraire, se prend et s’exerce. Quoi qu’on en dise, l’état du Québec existe. Il est incomplet, menotté, parfois impuissant, mais il est là, et il n’en tient qu’à nous de nous l’approprier pour construire le Québec que nous voulons. La pleine souveraineté, au fond, n’est que l’aboutissement de cette démarche indépendantiste, et non le point de départ comme c’est le cas pour le souverainisme (que l’on pourrait aussi appeler le « référendisme »). Combien de fois ai-je entendu que sans la souveraineté, le Québec était démuni, incapable ? Au fond, ce constat traduisait davantage l’impuissance des acteurs que celle de l’État. Il s’agissait sans doute d’une forme de faux-fuyant afin d’éviter d’avoir à poser les gestes difficiles. Le souverainisme fut au fond l’instrument d’une temporisation paralysante.

Construire graduellement un Québec sans contrainte extérieure, c’est petit à petit faire l’indépendance. Ceux qui suivent la pensée indépendantiste savent que je n’invente rien, et d’autres intellectuels ont porté mieux que moi ces idées. C’est sans doute Robert Laplante qui en a fait la meilleure synthèse dans son texte « Revoir le cadre stratégique » publié dans cette même revue il y a de cela déjà 15 ans. Je ne prétends pas ici traduire leur pensée, plus développée et plus nuancée que ce que je présente ici en quelques pages. Mais je m’inscris clairement dans cette famille d’idée.

Utiliser l’État pour faire l’indépendance, en tout ou en partie. Voilà une idée simple qui soulève toujours une foule de questions. N’est-ce pas une forme d’autonomisme radical ? Un gouvernement a-t-il la légitimité pour appliquer un programme indépendantiste ? N’est-ce pas là seulement une manière de provoquer le fédéral ? Que fera-t-on s’il nous bloque ? Devra-t-on faire planer la menace d’un référendum sur la souveraineté ? Toutes ces questions découlent à mon avis d’une pollution des esprits par la doctrine du souverainisme qui perçoit tous les enjeux par la lorgnette d’un référendum victorieux. Or, le pays réel est là, et on peut le construire dès à présent sans forcément s’embourber sur les conditions gagnantes ou sur le nombre de bons gouvernements qu’il faudra former avant de pouvoir renouveler l’expérience référendaire.

L’heure appelle donc un changement de paradigme Kuhnien. Il faut reformater les esprits et reconstruire à neuf. Cesser de fixer la ligne de départ pour regarder à l’horizon : de quoi devrait être fait le Québec de demain? Quelles sont nos aspirations, pour nous et nos enfants ?

Mais comme soulignait justement Kuhn, les vieux paradigmes ont la couenne dure, et bien souvent ne disparaissent qu’avec ceux qui les portent… Ce n’est donc pas avec la vieille garde souverainiste que viendra le renouveau. Comme l’écrivait Jean-Martin Aussant dans une lettre au Devoir publiée en 2014, il ne faut pas redonner au Costa Concordia le même équipage qui l’aura fait s’échouer.

Plusieurs des opposants au souverainisme ont consacré des quantités colossales d’énergie à tenter de réformer le PQ de l’intérieur. Avec le recul, on constate qu’il s’agissait là d’une erreur. En partie parce que la proposition était souvent trop radicale : on a souvent associé l’indépendantisme avec l’élection référendaire, cette dernière permettant de déclarer l’indépendance complète avec une majorité de députés, sans forcément obtenir une majorité dans la population. L’échec vient aussi du fait que le souverainisme est trop intégré dans les esprits pour pouvoir être délogé à court ou moyen terme. L’inertie, aussi, a joué pour beaucoup : la doctrine indépendantiste aurait forcé les fonctionnaires du souverainisme à sortir de leurs pantoufles.

Tirons donc les leçons de ces échecs. L’intégration de l’indépendantisme au sein d’un grand parti est chose impossible à court terme. Le souverainisme, quant à lui, est électoralement dans un coma végétatif, mais continue de subsister dans les esprits de la classe politique. La création de tiers partis n’est qu’une vaste opération de labourage maritime, en témoigne les diverses expériences tentées au fil des dernières années. Et finalement, les alliances entre partis et factions apparaissent encore plus improbables, parlez-en à OUI Québec…

Ajoutons à cela l’air du temps, qui est celui de l’individualisme et des « causes » personnelles, qui rend la coalition des différentes tendances au sein d’un même parti toujours plus difficile. Lors de mon petit sondage maison, j’ai été renversé de constater à quel point les enjeux qui touchent les gens sont personnels et parfois pointus (une avocate me parlait d’une réforme du droit, une travailleuse sociale des ressources en santé mentale, etc..). Chez les plus jeunes, notamment, ceux qui ont grandi en temps de paix, sans connaître les conflits du lac Meech ou du référendum, j’ai été marqué par l’absence du « politique » dans leur pensée. Les partis, le pouvoir, la lutte, et même la question sociale dans son unité leur sont presque totalement étranger.

Tous ces constats nous amènent à une conclusion : de nouvelles idées ne pourront s’épanouir dans le contexte électoral actuel. Des coalitions pourront se faire et se défaire non pas sur un ensemble d’enjeux liés et indissociables au sein d’un grand parti, mais bien sur des enjeux précis. L’ère des grandes coalitions est révolue. Alors comme disent les Français : we must agree to disagree. Or, le mode de scrutin actuel, uninominal à un tour, rend tout morcellement des partis ineffectif et paralyse les réformes.

Avant de vous parler de ma vision de l’indépendantisme plus en détail, je me permets un court plaidoyer en faveur de la proportionnelle, qui selon moi est une condition préalable au déploiement d’une stratégie indépendantiste.

La proportionnelle pour libérer l’action indépendantiste

Le mode de scrutin proportionnel est le mal-aimé de l’imaginaire politique canadien. Tous la soutiennent, mais personne n’ose la mettre en place. Parlez-en à M.Trudeau, qui a cavalièrement renié sa promesse de revoir le mode de scrutin sous prétexte que les Canadiens « n’étaient pas prêts ». On ne compte plus le nombre de politiciens qui ont flirté avec l’idée de la proportionnelle, mais qui sont sagement rentrés à la maison se blottir contre leur mode de scrutin britannique bien-aimé. Certes, ce dernier les maltraite souvent, mais quelques fois il leur offre le pouvoir.

Il y a beaucoup de bonnes raisons de vouloir changer le mode de scrutin. D’abord pour la démocratie. Que chaque vote compte, qu’il s’agisse d’un vote pour le PQ à Mont-Royal ou d’un vote Québec solidaire à l’extérieur du Plateau, est un objectif louable en soit. Ce serait une façon de redonner un peu de pouvoir au peuple, même si on sait que la proportionnelle n’est pas la panacée. Les désavantages de la formule sont bien connus. Mentionnons l’instabilité des coalitions, les tractations politiques postélectorales ou la normalisation politique de courants indésirables (comme on a vu lors des dernières élections en Allemagne, par exemple). Malgré ces inconvénients, sur le fond, le principe démocratique demeure mieux respecté dans un système proportionnel.

Au-delà des enjeux démocratiques, la proportionnelle comporte d’autres avantages. Pierre Serré, par exemple, a démontré à maintes reprises dans cette revue le redoutable pouvoir de la minorité de blocage : partout où la proportion de non-francophones atteint un seuil critique, il devient impossible de faire élire un candidat nationaliste. Les non-francophones votent en bloc pour les libéraux, ce qui est bien connu, et c’est là leur plein droit. Or, leur proportion augmente dans beaucoup de comtés, y rendant incertain l’avenir politique des nationalistes ou des indépendantistes. La proportionnelle viendrait casser cette tendance en redonnant une représentativité aux francophones qui vivent dans des comtés où les non-francophones ont atteint le seuil du blocage.

J’ai écrit que le temps n’est plus aux grandes coalitions et aux chefs charismatiques (en témoigne la palette de politiciens gris-beige qui nous représentent). Mais il existe encore une coalition qui tienne, la coalition anti-nationaliste. S’il y a un enjeu où on peut encore s’entendre, c’est bien celui-là ! Or, dans un système proportionnel, il y a fort à parier que cette coalition agglutinée autour du parti libéral finirait par éclater. La gauche fédéraliste finirait probablement par avoir son propre parti. Idem pour les ultranationalistes canadian, qui verrait dans le système une occasion de pleinement faire valoir leur point de vue : qui sait, peut-être assisterions-nous à la naissance d’un Parti égalité 2.0.

En permettant aux nationalistes et indépendantistes d’élire des candidats de différents partis se rejoignant sur certains enjeux, la proportionnelle viendrait leur donner une chance de faire avancer l’indépendance du Québec, sans qu’ils aient à se compromettre sur l’ensemble d’un programme.

Mais dans le contexte qui est le nôtre, l’instauration de la proportionnelle représente une petite révolution contre les vieux partis. Et c’est pourquoi ceux-ci se braqueront toujours pour la bloquer. Mais une révolution contre les vieux partis pourrait bien être justement ce que recherchent les gens. Le vote CAQ n’est certainement pas un vote d’inspiration, mais plutôt de contestation. La population rejette les vieux partis et la corruption, mais les options inspirantes font défaut. Alors on vote pour la même chose, drapée dans de nouveaux habits.

Qu’arriverait-il si une coalition de personnalités charismatiques et crédibles, de tous les milieux, se lançait dans l’arène politique pour exiger la proportionnelle ? Ils pourraient demander un mandat de deux ans. Un seul projet : changer le mode de scrutin. On s’engagerait à gérer le quotidien du gouvernement sérieusement, mais sans faire de réforme. Un minimum de ministres. Un an pour trouver la formule. Un an pour préparer la transition et expliquer le nouveau mode de scrutin. On pourrait faire campagne sur une seule chose, redonner du pouvoir au peuple et sortir les vieux partis qui incarnent la corruption et le déficit démocratique. On me répondra que cela a déjà été tenté, et que ça n’a rien donné. Soit. Mais le contexte politique a changé. Les gens demandent à être inspirés. Et quoi qu’on en dise, l’idée n’a jamais été portée par une coalition crédible.

Donc, si on récapitule : l’élection de l’automne risque fort d’être une cuisante défaite pour le mouvement souverainiste. Il faut dès maintenant réfléchir à la refondation de la force politique indépendantiste et nationaliste, et je suis d’avis que la seule façon d’y arriver est d’abord de coaliser les gens autour de la proportionnelle, ce qui permettrait d’ouvrir le dialogue et pourrait même rallier certains fédéralistes et non-nationalistes. Les partis pourraient ensuite se former selon les affinités et les philosophies politiques de chacun.

Mais la proportionnelle n’est ici que le moyen de rendre possible les coalitions qui feront avancer le Québec. Il faudra également ouvrir un chantier qui nous permettra de penser l’indépendance du Québec, non pas celle qui vient après un référendum, mais celle que l’on peut construire dès maintenant. Évidemment, les pistes d’action sont nombreuses, et je ne prétends pas ici en faire la synthèse, ni même en souligner les plus importantes. Je propose néanmoins d’examiner trois enjeux qui démontrent bien comment le Québec peut commencer sans attendre à faire son indépendance. Les deux premiers sont vitaux, voire existentiels, alors que le troisième relève d’une petite coquetterie personnelle découlant de ma formation scientifique.

De la langue à la culture

La langue française est sans doute le symbole contemporain le plus fort de la résistance culturelle des Québécois. On a collectivement cru que si le Québec pouvait sauver sa langue, la nation serait sauve. Dans cette optique, la loi 101 devenait le gardien de la nation, la muraille qui protège le Québec de l’assimilation et de la disparition.

Or, force est de constater que ce raisonnement était partiellement illusoire et que le bilan de la loi 101 est mitigé, au mieux, pour au moins trois raisons. Premièrement, comme l’a si bien démontré Éric Poirier, la Charte de la langue française a été émasculée par le gouvernement fédéral et la Charte canadienne des droits et libertés. Deuxièmement, une partie significative de la Charte est tout simplement inopérante, particulièrement en matière de langue de travail, puisqu’il est extrêmement difficile d’en renforcer l’application. Troisièmement, l’aspect coercitif de la Charte crée de plus en plus de malaises, dans une société toujours plus axée sur les droits individuels. Non pas que la loi 101 soit entièrement vétuste : les dispositions scolaires de la loi 101, par exemple, demeurent vitales. Mais l’approche « règlementaire » ou « légale » a fait son temps.

Mais surtout, sur le fond, il faut bien reconnaître que la langue n’est pas la culture, et que le fait de savoir parler français ne fait pas automatiquement de quelqu’un un Québécois. J’ai connu dans ma vie des dizaines de personnes pouvant soutenir une conversation en français tout en étant totalement déconnectées du Québec et de sa culture.

Il faut donc repenser la préservation de la langue à travers le prisme de la culture, et non l’inverse. La culture québécoise, et donc la langue française, ne pourra prospérer que si le contexte culturel, social, institutionnel et politique lui permet de s’épanouir. Il faut imposer le français non pas par le haut, mais par le bas. Par l’investissement plutôt que par la réglementation.

Un plan d’action ne pourra se définir efficacement qu’à partir d’une politique culturelle large et globale, engageant l’ensemble des domaines qui touchent la langue et la culture : les arts, la science, les médias, l’éducation. La dernière politique culturelle digne de ce nom date des années 70 sous le gouvernement Lévesque.

Voici en vrac quelques éléments qui pourraient constituer une telle politique.

Pour les arts, la stratégie du gouvernement a toujours été de stimuler l’offre en soutenant les artistes (ce qui a porté ses fruits : la richesse de l’offre culturelle québécoise se compare avantageusement à des pays plus peuplés et plus riches). Mais il reste un travail immense pour stimuler la demande, notamment du côté du numérique. Il est aberrant que l’accès au contenu américain soit plus simple que l’accès au contenu québécois et francophone. Je ne compte plus les heures passées à tenter d’acheter un produit qui n’est pas disponible pour des questions de droits ou d’accessibilité. Il faudra créer les outils numériques pour faciliter l’accès au contenu québécois et francophone (films, musique, livres), ce qui requiert une stratégie claire en matière de droits d’auteurs, de plate-forme, de partenariat avec le privé, etc. Les ébauches de stratégie numérique qui ont été présentées jusqu’à présent sont cruellement incomplètes. Et l’épisode Netflix a clairement démontré que le gouvernement fédéral est inapte en la matière.

Du côté scientifique, il y a aussi fort à faire. Admettons d’emblée que l’anglais est bel et bien la langue commune de la communauté scientifique internationale. Mais tel n’est pas une raison pour angliciser la recherche et la science au Québec ! Comme le soulignait un de mes professeurs : si on cesse de penser la science en français à l’université, il deviendra difficile de transmettre la science en français aux niveaux inférieurs. Que faire pour stimuler la science en français ? Il faudrait soutenir financièrement les revues scientifiques québécoises et francophones et encourager, par des incitatifs financiers, des chaires de recherche et des subventions la création de projets de recherche pour et sur le Québec. Les chercheurs qui s’intéressent au Québec et qui publient en français sont actuellement grandement désavantagés à l’embauche, ce qui est insensé. Une politique cohérente et vigoureuse pourrait permettre de réhabiliter la langue française et le Québec dans la recherche universitaire, qui est désormais essentiellement structurée par les priorités des organismes subventionnaires fédéraux.

Du côté de l’éducation, la loi 101 a réussi à stabiliser la part du réseau anglophone au primaire et au secondaire, et il doit en rester ainsi. Mais au cégep et à l’université, la part du réseau anglophone demeure largement supérieure au poids démographique des anglophones.

Plusieurs ont proposé de corriger ce déséquilibre en étendant l’application de la loi 101 au cégep, voire à l’université. Il faut bien admettre qu’une telle proposition, quoique fondée et raisonnable, a peu de chance d’être acceptée. Par contre, rien n’empêche le gouvernement de geler les investissements dans les institutions anglophones et de réserver les développements futurs aux institutions de langue française, ou aux institutions de langue anglaise qui se montrent ouvertes à offrir des programmes en français. Il n’y avait pas de logique à financer un mégahôpital universitaire pour McGill, alors que la langue de travail y sera l’anglais et qu’il ne répond pas aux besoins de santé réels de la population vieillissante. Réinvestir massivement dans le réseau francophone tout en gelant l’expansion des institutions anglophones permettrait de rétablir un certain équilibre.

Du côté des médias, tout est à faire tant le Québec a délégué cette prérogative à Ottawa. Pourquoi ne pas créer une salle de nouvelles à Télé-Québec, ou même une radio publique ? Pourquoi ne pas stimuler la diversité de la presse écrite en la subventionnant ?

Toutes ces suggestions ne représentent qu’une infime partie de ce qu’une politique culturelle pourrait accomplir. Chacun de ces gestes contribue à accroitre l’indépendance du Québec et nous permet d’évoluer selon nos repères propres. Beaucoup de ces propositions ont le potentiel de mener à un conflit avec le gouvernement fédéral (avec le CRTC, sur le financement de la recherche et des institutions). Dans ces cas, la règle sera toujours la même : faire d’abord, argumenter ensuite.

Du territoire à la culture

On ne saurait exagérer l’importance existentielle du territoire et des régions pour un pays. Le territoire forme les cultures, et chaque région porte une partie de l’âme du peuple. Qui pourrait penser l’Italie sans la Sicile, la Toscane, le Piémont ? Ou la France sans la Provence, la Bretagne, la Bourgogne ? Certes, le Québec est jeune et les régions ne sauraient avoir la même profondeur historique qu’en Europe. Mais ce qui manque au Québec en profondeur est largement compensé par sa créativité et son sens de l’entreprise. Or, tout ce potentiel demeure largement sous-exploité : il manque au Québec une véritable politique d’occupation et de valorisation du (des !) territoire.

Pour mettre les régions du Québec en valeur, elles doivent d’abord être reliées entre elles. Or, en dehors de la voiture, le transport au Québec est dans un état pitoyable. Songez que le lien le plus rapide entre les deux villes les plus peuplées du Québec est de 3 heures en train ou en autobus, pour une vitesse moyenne de moins de 100 km à l’heure ! L’avion est plus rapide, mais son prix est prohibitif et l’attente à l’aéroport réduit considérablement l’avantage du transport aérien. Peut-on imaginer ce que ce serait un lien Montréal-Québec de moins d’une heure ? Qu’est-ce que ça représenterait pour le tourisme, pour le travail, pour les échanges commerciaux ? Le Québec ne peut être indépendant s’il n’est pas effectif sur son territoire. Or, les grandes voies de communication sont contrôlées par le fédéral, notamment les ports et les voies ferrées (VIA Rail). L’accès à la Baie-des-Chaleurs en train est désormais impossible à cause d’un entretien déficient des rails dans la région gaspésienne. Le dernier arrêt de train le plus proche se trouve à Campbellton ou Nouveau-Brunswick… En outre, le service en autobus autour de la Gaspésie a récemment été réduit afin de diminuer les coûts, laissant plusieurs villages sans services. L’occupation du territoire passe par une révolution des transports, et en ce sens, le monorail apparaissait comme une solution innovatrice et prometteuse. Mais il n’est pas interdit de réfléchir à d’autres solutions.

Le territoire, c’est aussi la culture, et l’agriculture. Le développement et la mise en valeur du terroir devraient être une des priorités d’une politique d’occupation du territoire. Tout comme pour les produits culturels, il faut non seulement stimuler l’offre de produits du terroir, mais aussi la demande, en prenant le contrôle et en structurant les circuits de distribution. En ce sens, stimuler la création de fermes biologiques plus petites peut avoir des effets bénéfiques à long terme. Celles-ci favorisent en effet l’achat local et les échanges entre les régions. Les petits producteurs québécois ont déjà démontré leur créativité et leur dynamisme en termes d’innovation et de développement de produits. Pensez au travail accompli par Jean-Martin Fortier, le jardinier maraicher, et à l’impact que le développement d’une telle culture pourrait avoir sur le développement régional.

L’État du Québec devrait chercher à stimuler cette vitalité, plutôt qu’à la brider. D’abord en soutenant les producteurs et les industries prometteuses. Je me rappellerai toujours la « descente » du MAPAQ chez les fromagers et les fromageries pour contenir ce qu’il qualifiait alors d’une crise de la listériose. Vingt-sept mille kilos de fromage avaient été jetés, et l’élan qu’avait pris le Québec, notamment dans la création de fromages au lait cru, avait été freiné d’un coup sec. L’aide fournie aux entreprises éplorées a été nettement insuffisante et nul ne sait l’impact réel que la crise a pu avoir sur les producteurs et le développement de cette industrie florissante.

Il ne s’agit là que de la pointe de l’iceberg. Il y aurait tout un chantier à ouvrir sur la définition de nos frontières, qui sont souvent incertaines comme l’a si bien montré le géographe Henri Dorion. Il y aurait aussi matière à augmenter l’autonomie des régions : pourquoi ne pas leur confier l’entretien des infrastructures d’éducation et de santé aux municipalités, par exemple ?

Connais-toi toi-même

Je l’admets, le prochain enjeu ne risque pas de soulever les foules. Mais en tant que démographe, je ne pouvais m’empêcher de vous parler chiffres et statistiques…

On aurait tort de sous-estimer l’importance de la statistique pour un État. En plus de dénombrer les citoyens du pays, les statistiques officielles forment le tableau de bord du gouvernement et lui permettent d’évaluer l’impact des politiques publiques. Ce sont les yeux et les oreilles de l’État. Un État sans yeux ni oreilles ne peut être un État indépendant.

Or, justement, la statistique est presque entièrement contrôlée par le gouvernement fédéral. Pour ses analyses, le gouvernement du Québec fait régulièrement affaire avec Statistique Canada. Quel est le problème, dira-t-on, puisque Statistique Canada est une des meilleures agences statistiques au monde ? Je vois là trois problèmes. D’abord, les années Harper ont démontré que l’agence fédérale n’est pas à l’abri de l’ingérence politique : l’Enquête nationale auprès des ménages de 2011, imposée par les conservateurs pour remplacer le recensement, a constitué un gigantesque gaspillage de fonds publics. Le second problème a trait au contenu des recensements et des enquêtes. Statistique Canada doit toujours chercher à uniformiser ses pratiques afin de rendre les différentes régions du Canada comparables, ce qui gomme souvent les spécificités québécoises (en éducation ou sur la langue, par exemple). Ensuite, beaucoup de questions dans le recensement et les enquêtes sont subventionnées par des ministères fédéraux et ne sont donc pas spécifiquement conçues pour décrire la réalité québécoise. Le dernier problème concerne le traitement des données, qui s’inscrit souvent dans un cadre d’analyse typiquement canadien. Pour connaître la proportion de francophones dans chaque région en 2016, par exemple, Statistique Canada a additionné ceux qui parlaient exclusivement le français le plus souvent à la maison à ceux qui le parlaient conjointement avec une autre langue, ce qui, lorsqu’on additionnait francophones, anglophones et allophones donnait des totaux supérieurs à 100%. Cette méthode permettait d’affirmer que le français progressait au Québec et ailleurs, alors que les méthodes de calcul traditionnelles démontraient plutôt une tendance à la baisse. Si cette curieuse méthodologie peut avoir un sens au Canada où la priorité est la valorisation des communautés minoritaires et des langues officielles, elle ne contribue guère à favoriser un suivi rigoureux de la situation linguistique au Québec.

Pour toutes ces raisons, donc, le Québec gagnerait à développer son propre appareil statistique. Il possède déjà sa propre agence, l’Institut de la statistique du Québec, mais celle-ci est largement sous-financée et trop dépendante de Statistique Canada. La plupart des finissants en démographie et en statistique vous diront sans hésiter qu’une carrière stimulante passe presque exclusivement par Ottawa, même si plusieurs accepteraient un emploi moins intéressant et moins bien payé pour éviter de s’exiler à Ottawa.

Selon la constitution canadienne, la statistique est une prérogative fédérale. Le texte de l’article semble toutefois suffisamment flou pour laisser une grande marge de manœuvre au Québec. Il y aurait d’ailleurs moyen de créer un appareil statistique performant et à relativement faible coût, fondé sur un registre québécois de population. Si le recensement prend une « photo » de la population à un moment précis, le registre de population constitue plutôt une forme de film, où les informations essentielles de la population sont consignées en temps réel (lors d’un déménagement par exemple, pour le lieu de résidence, ou de la graduation, pour le niveau d’éducation). Une base de données québécoise, celle de la RAMQ, agit déjà comme un pseudo-registre et pourrait être convertie en registre officiel avec un minimum d’amendements. On pourrait donc publier une forme de « recensement québécois » en extrayant les données du registre tous les ans (plutôt que tous les cinq ans pour le recensement canadien).

Les registres de population bien construits forment les meilleures statistiques au monde (en témoigne la qualité des données en Europe du Nord, par exemple). Or, les bonnes données créent une demande pour la recherche et stimulent les collaborations internationales. On pourrait exiger que les chercheurs étrangers qui souhaitent utiliser les données québécoises collaborent avec un chercheur d’ici. Le registre ne contenant que les informations essentielles, il pourrait aussi servir de base de sondage afin de créer des enquêtes plus poussées axées sur les problèmes qui touchent le Québec. Pourquoi pas une enquête récurrente sur la langue d’usage public et sur la consommation de biens culturels ?

Quoi qu’il en soit, un Québec indépendant devra un jour ou l’autre avoir son propre appareil statistique. Pourquoi ne pas commencer maintenant à le mettre en place ?

Conclusion

Si la tendance se maintient, Jean-François Lisée mènera le PQ à la plus cuisante défaite électorale de son histoire. Il aura alors été jusqu’au bout de la logique bouchardienne qu’il a lui-même contribué à mettre en place. L’auteur du Tricheur et du Naufrageur pourra alors entamer l’écriture de sa propre autobiographie, Le Fossoyeur. Cette défaite nous donnera l’opportunité, si nous savons la saisir, de changer de paradigme et de passer du souverainisme, qui reportait toute action indépendantiste après un référendum hypothétique, à l’indépendantisme qui au contraire fait de l’indépendance un processus continu. Il faut passer d’une politique de l’impuissance à une politique de l’effectivité.

L’avenir du mouvement indépendantiste se jouera sur sa capacité à saisir l’occasion qui se présente. Or la tâche sera difficile, surtout si la performance du PQ aux élections dépasse les attentes. L’inertie demeure la politique la mieux défendue… En outre, les tenants du souverainisme seront toujours là, peu importe les résultats des élections. Créer un consensus durable sur un programme indépendantiste s’annonce une tâche longue et pénible, voire impossible.

C’est pourquoi il faudra d’abord tenter de réunir une vaste coalition autour d’une réforme du mode de scrutin. La proportionnelle permettrait à plusieurs partis de se créer autour de philosophies et de programmes politiques qui leur sont propres. Les divers éléments d’un programme indépendantiste seront alors plus facilement négociables que s’ils devaient être pris dans leur totalité. La proportionnelle ouvrirait la possibilité de laisser agir les jeux de pouvoir et les négociations. Il reste à déterminer la question d’un leadership crédible pour promouvoir la proportionnelle. Jean-Martin Aussant aurait pu être le candidat parfait pour réunir une coalition non partisane autour de cet enjeu, mais je me demande si son retour au PQ n’aura pas entaché durablement sa crédibilité.

À me lire, certains penseront que je crois maintenant la souveraineté (l’indépendance politique totale) inutile. Évidemment, il n’en est rien. Le Québec ne peut être totalement maître de son destin qu’en tant qu’État indépendant. Mais je refuse de reporter l’action au lendemain d’un référendum : l’indépendance, la vraie, se gagnera pouce par pouce, avec des mandats précis sur des enjeux qui touchent directement les gens, ici et maintenant.

Bien sûr, il y aura des obstacles et des embuches. La constitution canadienne n’agira-t-elle pas comme une camisole de force ? Certes, en partie, mais il reste une grande marge de manœuvre pour agir. L’inaction est plus souvent le résultat de la couardise des acteurs que de réelles contraintes constitutionnelles ou légales. Le gouvernement fédéral ne nous étouffe-t-il pas fiscalement ? Évidemment. Mais il ne faut pas non plus se leurrer. Les augmentations salariales consenties aux médecins, qui serviront essentiellement à garnir les caves à vin et à payer des voyages gastronomiques au Vietnam, représentent un montant supérieur aux budgets annuels des ministères de la Culture et du MAPAQ réunis. Il y a clairement possibilité de redéfinir les priorités.

J’ai passé les deux dernières années à Vienne, en Autriche, au cœur de l’Union européenne. Beaucoup des pays qui m’entourent sont d’une taille similaire ou inférieure à celle du Québec. Aucun d’entre eux, alors que plusieurs sont pourtant dans une position économique nettement moins favorable que celle du Québec, ne regrette son indépendance. Comme nous, ils font face aux problèmes de notre époque – vieillissement, immigration, vétusté des infrastructures, etc. – et chacun tente de les affronter avec les moyens qui leur sont propres. Cet exil temporaire (je serai de retour au Québec en 2019) aura eu le mérite de me rappeler que le Québec est un pays comme les autres, et que la fin du souverainisme n’est pas la fin de l’indépendance.