Le voyageur sans bagage

L’étrange exclusion du patrimoine historique dans la construction du projet identitaire québécois

Vice-président du Groupe d’initiatives et de recherches appliquées au milieu (GIRAM), ex-gestionnaire et conseiller socio-économique, gouvernement du Québec.

Le mouvement souverainiste québécois est dans une impasse manifeste. L’idée même de nation ne rythme plus les cœurs. Et ce qu’on appelle le « vouloir-vivre collectif », élément constitutif de la nation au même titre que le territoire, la langue et la culture, ne semble plus comme avant habiter le Québec. Le chemin qui est devant nous s’annonce périlleux. Saura-t-on y trouver un avenir ?

La mémoire est à la base du sentiment d’identité individuel et collectif. Dans sa célèbre pièce Le voyageur sans bagage (1937), Jean Anouilh nous raconte l’histoire de ce soldat devenu amnésique après son retour du front. L’individu est littéralement sans passé. Privé du soutien que procure un bagage de souvenirs, il peine à construire un destin autre que celui qui le confine à des tâches sans avenir. Dépourvu d’ancrage familial et social, il se verra finalement contraint d’accepter que son destin personnel soit pris en charge par des personnes qui se donneront pour mission de lui construire une identité. Pour rester dans une situation minimale d’équilibre personnel, il ira même jusqu’à se fabriquer un faux sentiment de liberté, histoire de traverser plus facilement la renonciation permanente qui caractérise sa personne.

Dépouillé de mémoire collective, un peuple peut-il entretenir un « sentiment national » suffisamment consistant pour procurer le goût du pouvoir politique et économique, le goût de l’autonomie et de la liberté ? Parmi tous les marqueurs d’une identité nationale, il y a la langue, mais il y a aussi le patrimoine historique, matériel et bâti, celui qui donne un visage. Pas celui qu’on miniaturise dans les musées ou qu’on enferme dans des recueils photographiques, mais celui qui, quotidiennement, rappelle la naissance et la construction du pays, celui qui donne vie aux quartiers urbains et aux chemins de campagne.

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1. Le « lieu québécois » existe-t-il toujours ?

Moment charnière de notre histoire récente, la prise du pouvoir du Parti québécois de René Lévesque en 1976 annonçait un moment fort du projet de construction d’une identité nationale et territoriale. Il règne à l’époque, une effervescence incroyable autour de deux enjeux mobilisateurs enfin perçus comme outils d’avenir pour notre peuple, sa langue nationale et la réappropriation des moyens de développement économique.

Force nous est de le constater aujourd’hui, la stratégie linguistique n’aura pas suffi pour assurer des fondements solides à cette nouvelle identité. À partir du coup de force de 1982, le pouvoir juridico-politique canadien n’a pas manqué de charcuter la Charte de la langue française et d’anéantir une bonne partie des espoirs annoncés. Quant au « Québec inc. », concocté dans le cadre d’une ingénieuse série de sommets économiques, de régimes épargne-actions et de programmes de soutien à l’entrepreneuriat, il s’évanouira graduellement dans les méandres de la dynamique torontoise.

Parallèlement, quelques décennies durant, sans qu’aucun gouvernement ne s’en aperçoive, des pans entiers du paysage identitaire québécois, du paysage humanisé construit sur plus de quatre siècles et qui, incontestablement, nous conférait une personnalité propre sur ce vaste continent d’Amérique, seront l’objet d’une navrante destruction. Les municipalités du Québec, autant urbaines que rurales, sont laissées à elles-mêmes, les promoteurs immobiliers, petits et gros, nouveaux maîtres du développement facile et rapide, imposent des modèles totalement empruntés. Nos architectes se montrent incapables de traduire l’âme du pays dans leurs esquisses. Nos administrateurs d’État, qui avaient mandat d’assurer la pérennité de la culture québécoise, refusent de combattre, soit par ignorance, soit par manque de conviction : la SODEC, Tourisme Québec, Loto-Québec, la SAQ puisent allègrement dans le trésor public pour soutenir le déferlement en sol québécois d’une culture anglo-américaine dite mondiale à travers le Festival d’été de Québec et autres kermesses pour la jeunesse des banlieues.

Comme le déplore Christian Rioux, a-t-on réduit l’identité québécoise à la seule langue française comme moyen de communication interpersonnelle ? Une langue qui éventuellement pourra être changée en faveur d’une autre ?

2. Une conscience nationale ne se décrète pas, elle se construit pierre par pierre

Aucune société ne peut se dispenser de se forger une mémoire collective sous peine de disparaître ou de perdre son unité ou sa personnalité (Maurice Halbwachs).

Le sentiment national dépend essentiellement de la manière dont s’effectue l’intériorisation par les citoyens d’un ensemble de repères identitaires ou « points communs » qui sont leurs. Le patrimoine immatériel (langue parlée, culture, musique et histoire transmises par l’école, la radio, la télévision, les pratiques sociales) et, de la même façon, le patrimoine matériel (architecture, paysages humanisés par des siècles de colonisation et de peuplement), sont tous des facteurs qui développement une sensibilité et qui conditionnent l’éveil et la persistance d’un sentiment national.

Pour Dominique Schnapper, spécialiste des questions identitaires (La France de l’intégration : sociologie de la nation. Gallimard), l’identité nationale n’est pas un « état de chose biologique », mais un « état de chose culturel » qui ne se réalise pas par génération spontanée, et qui est le résultat d’une longue construction par une autorité institutionnelle ou étatique. On est Québécois ou on est Français par le fait qu’on s’exprime dans une certaine langue, oui, mais aussi parce qu’on intériorise une culture qui peut dominer sur le territoire. Une culture héritée de traditions et de savoir-faire en habitation, en aménagement du territoire, en savoir-faire utilisables dans le quotidien. C’est une telle intériorisation qui, finalement, va conduire à une association, une référence identitaire et à une participation à la vie économique et politique. Contrairement aux idées reçues, tant les recherches réalisées ici au Québec, sur les enfants de la Loi 101, que celles réalisées en Europe montrent que du point de vue des idéaux culturels, rien ne différencie à terme, les enfants de migrants des enfants de familles d’origine ou établies depuis plusieurs générations.

3. Le patrimoine historique, marqueur identitaire et puissant outil d’intégration à la nation

On a beaucoup écrit sur le patrimoine historique du Québec, mais peu à propos de son influence déterminante dans la construction de l’identité nationale. Curieusement, ce sont les Français qui documentent le plus ce sujet. Probablement en raison la menace que le courant communautariste fait de plus en plus peser sur l’idéal républicain qui est au centre de leur préoccupation identitaire.

Dans l’Europe du XIXe, tout autant que la langue nationale, l’éclosion d’une certaine sensibilité à l’égard des patrimoines nationaux (monuments, cathédrales, châteaux) a fortement participé à la naissance d’une fierté collective et finalement présidé au phénomène de « l’éveil des nations ». Cette sensibilité aurait émergé à la suite de confiscations de biens culturels (collections d’objets, d’œuvres d’art, d’archives, d’écrits, monuments) commises lors des campagnes napoléoniennes. Une réaction qui aurait agi comme déclencheur. Depuis, jalousement conservés, ces patrimoines nationaux seront graduellement objet de protection dans le cadre d’un arsenal de lois de conservation et de mise en valeur. Les destructions causées par les deux guerres mondiales vont également engendrer un renforcement une prise de conscience à l’égard du patrimoine bâti notamment.

Ce lien vital entre « nation » et « patrimoine » est un objet d’études intéressant. Pour Anne-Marie Thiesse, ces deux notions font partie d’une même synergie. La nation est une invention qui a dû recourir au patrimoine pour s’imposer :

Tout le processus de formation identitaire a consisté à déterminer le patrimoine de chaque nation et, d’une certaine façon à en diffuser, soit l’attachement, soit le culte dans certains cas. Pour faire advenir le nouveau monde des nations, il ne suffisait pas d’inventorier leur héritage, il fallait bien plutôt les inventer… Il ne suffit pas d’agir, de penser et de créer, il faut le transmettre. Il faut surtout que l’héritier y adhère. C’est donc une démarche volontariste qui préside à la définition du patrimoine : elle exprime l’essence du processus au terme duquel l’héritier accepte l’héritage (Anne-Marie Thiesse, « La création des identités nationales », Urmis.revues.org. No 6).

Ici, au Québec, c’est principalement dans les années 1920 qu’on commence vraiment à découvrir la valeur du patrimoine historique et sa signification identitaire. L’anéantissement du peuple métis et la mise hors-la-loi des écoles françaises dans le reste du Canada vont poser la dramatique question de la survie nationale. Une certaine élite intellectuelle se met tout à coup à se questionner sur la pérennité du pays des ancêtres, non seulement au chapitre de sa langue parlée, mais également à propos de l’ensemble de son visage culturel. En 1935, Jean-Marie Gauvreau écrit :

Pénétrez aujourd’hui dans la plupart de nos hôtels de campagne, vous y trouverez à quelques exceptions près, les mêmes chaises, les mêmes tables, les mêmes lits, les mêmes commodes. La division intérieure est réglée d’avance. Tout est systématiquement standardisé à l’américaine (La renaissance campagnarde, Édition Albert Lévesque, 1935, p. 16).

À la même époque émerge un nouveau genre littéraire connu sous le nom de « littérature du terroir « . Ce dernier connaîtra une grande popularité tout au cours du premier tiers du XXe siècle. On assiste de façon concomitante à une première vague commémorative et à l’émergence d’un grand intérêt pour l’histoire nationale.

C’est sans doute sous l’impulsion de ce mouvement que le gouvernement du Québec fait adopter en 1922, sa première loi sur les biens culturels qui accorde une protection aux monuments historiques jugés d’intérêt national. On commence également à jeter les assises conceptuelles de ce qui deviendra le premier musée national (Musée du Québec).

Cette « découverte » du patrimoine historique et du « caractère national du Québec » sera, trente ans plus tard, inscrite dans une autre grande quête identitaire, cette fois progressiste et davantage libératrice, la Révolution tranquille. L’effervescence est notoire ; on fait une nouvelle lecture de l’histoire du Québec ; son patrimoine historique n’est plus vu comme une relique, mais comme une ressource pour l’avenir. Voulant renouer avec force avec les origines françaises du Québec, on met en œuvre le vaste chantier de restauration de Place royale, le plus ancien établissement français en Amérique, situé au centre du site de l’Habitation-Samuel-De Champlain.

Dès lors, la sensibilisation au patrimoine historique sort des cercles de l’élite, elle se déploie à grande échelle : les fascicules historiques sont distribués dans les comptoirs d’alimentation réalisant ainsi une pénétration record (Nos racines, Boréal Express [Vaugeois, Lacoursière, Provencher]), les Encyclopédies du meuble et de la maison québécoise de Michel Lessard atteignent des niveaux de ventes inégalés pour des sujets de cette nature (100 000 exemplaires). Même des magazines de décoration comme Décormag se font propagandistes de la maison et du mobilier québécois traditionnels. Partout, l’humeur est à la conservation et à la restauration. Chaque fin de semaine des milliers de Québécois parcourent les campagnes à la recherche d’un trésor. La « maison canadienne » devient la « maison québécoise ».

C’est l’époque où la progression de l’éveil national québécois atteint ses plus hauts niveaux, tout semble désormais permis en matière de réalisations et d’espoirs collectifs. Le Québec semble s’être remis en route.

Cette effervescence manquera toutefois de souffle et de profondeur. Par deux fois, on se dira non. On aura tôt fait d’en appeler au sentiment de culpabilité d’avoir « dérangé ». Tout devient soudainement ringard, l’histoire nationale est évacuée des cursus scolaires, les lieux de mémoire effacés et on lève un nouveau rideau sur « l’ouverture au monde », la nouvelle vertu destinée à faire transcender les frontières de « l’universel ». Le numéro spécial de L’Action nationale portant sur le 400e de Québec (« La mémoire usurpée », Novembre-Décembre 2008) met le doigt sur les sources du phénomène et décrit à peu près toutes les facettes de cette vaste opération programmée.

4. Le « syndrome du périphérique » ou reniement de soi

Comment expliquer cette soudaine et profonde désaffectation des Québécois à l’égard de leur propre culture historique matérielle et immatérielle ? À la recherche du pourquoi, le journaliste Antoine Robitaille s’est laissé tenter par un concept, disons, plus « géosocial » que sociopolitique (complexe du colonisé). Il l’appelle « syndrome du périphérique » (Le Devoir, 11 février 2012), puis le 15 mai 2014, le syndrome de l’oïkophobie, néologisme forgé par le philosophe anglais Roger Scruton et repris par Alain Finkilekraut dans L’identité malheureuse (Stock) et qui signifie « haine de la maison natale et la volonté de se défaire de tout le mobilier qu’elle a accumulé au cours des siècles ».

À plusieurs égards, dit Robitaille, le Québec est « périphérique » au sein du continent, ne serait-ce que parce que géographiquement parlant, il se voit comme une péninsule culturelle et linguistique assez excentrique par rapport aux grands pôles et grands axes du continent. Puisant dans les lubies du maire Labeaume tanné de l’identité « Vieille Capitale », l’auteur nous explique qu’une des principales obsessions du « périphérique », c’est de pouvoir enfin se « mettre sur la map ». D’où le besoin de s’engager un faiseur d’image américain (Clotaire Rapaille), d’où ces idées de mégashows américains sur les Plaines, de ce rêve d’une « Las Vegas du Nord » sur les rives du Saint-Laurent, de l’accession du Rouge et Or au Super Bowl, d’une réplique de Tour Eiffel et d’un Grand Canyon sur la Grande Allée, ou tout simplement d’un « Broadway sur la rue Cartier ».

Ce complexe du « périphérique » comporte bien des risques : « l’ouverture sur le monde » devenue une « valeur cardinale » et cette « attraction immodérée de l’extérieur », risque de déboucher sur une envie de « sortir à tout prix de soi, comme une altérité dévoreuse de soi » (Marc Chevrier, cité par Robitaille). Le principal est évidemment celui de « passer à côté de soi, de se dépouiller de sa personnalité distinctive » pour finir dans l’anonymat le plus complet. À force de regarder ailleurs, le porteur du syndrome ne se condamne-t-il pas à devoir laisser l’autre définir sa propre identité comme notre voyageur sans bagage ?

Ce syndrome n’est finalement pas si nouveau. L’historien Jacques Lacoursière se plaît souvent à rappeler les racines très anciennes du phénomène en décrivant à quel point l’influence des courants de mode (dans les vêtements en particulier, mais aussi dans le mobilier) a marqué l’imaginaire du colon de la Nouvelle-France. Paraître au goût de la « Métropole » fut longtemps la marque de l’élite coloniale.

Mais bien d’autres hypothèses doivent être avancées pour expliquer ce faible intérêt pour la conservation du patrimoine rural. Il ne faut pas oublier que la mystique de la colonisation n’est pas si loin derrière nous. Le Québec, malgré ses 400 ans, est un pays neuf pour la majorité de ses territoires régionaux. Il y a à peine 80 ans, on était encore en mode colonisation, on « ouvrait » de nouveaux territoires. La colonisation ne va pas de pair avec la conservation et le verdissement des espaces.

5. Lente dissolution du patrimoine rural, lieu de naissance du Québec

Tous les peuples de la terre sont nés à la campagne. C’est probablement la raison pour laquelle la plupart des pays prennent généralement un soin particulier à protéger ce qui constitue leur patrimoine rural. La ruralité porte généralement les traces de l’intelligence de tous ceux et celles qui ont fait son histoire au cours des siècles. Autant pour ses citoyens, les visiteurs, que pour les nouveaux arrivants, il représente, immédiatement après la langue, le visage premier du pays.

C’est en bonne partie dans la ruralité que s’est accomplie la résistance à la conquête britannique, c’est par elle que l’occupation effective du territoire québécois s’est réalisée. Jusqu’à la fin des années 1930, près de 60 % de la population qui était partie du « monde » rural, celui qui a fait notre « petite histoire », mais aussi notre histoire nationale. Dans un tel contexte, le patrimoine rural revêt une grande importance. Il est l’outil par excellence pour maintenir la mémoire, pour faire comprendre aux générations nouvelles comment la société précédente s’est organisée pour survivre, avec son génie, sa ténacité, son goût d’entreprendre et son sens du risque et de la créativité.

En moins de quarante ans, le visage du territoire rural du Québec (plus de 90 % de l’espace habité) a été complètement transformé, victime d’une vaste opération de mise aux normes de la « modernité » et de transformations radicales imposées au monde agricole. Ceci s’est fait sans la moindre balise de conservation et de pérennité des caractéristiques qui faisaient son âme spécifique en Amérique du Nord.

La majorité de nos villes et de nos villages ont perdu leur âme ! Les données alarmantes sur le tourisme culturel illustrent amplement ce phénomène. Le Québec a perdu en attractivité. On dirait que nous avons la laideur en partage à un point tel que certaines âmes sensibles voyagent de nuit pour ne plus voir… Les littoraux du Saint-Laurent et de nos grands plans d’eau ont été gangrénés par une « chalettisation » et une convoitise résidentielle hors contrôle. Les plus beaux paysages se sont souvent pimentés de nuisances visuelles dégradantes ou sont menacés par des promoteurs sans scrupules (Michel Lessard. Mémoire du GIRAM, audiences sur le projet de loi 82 sur le patrimoine culturel, novembre 2010).

Notre État national, gardien de l’identité, est entièrement responsable de cette opération de déstructuration identitaire. Au premier chef, mentionnons la Société d’habitation du Québec (SHQ) avec ses programmes de rénovation domiciliaire de type Réno Village. Conçus en toute hâte et administrés sans contrôle de qualité architecturale, les vastes chantiers nationaux de rénovation qui en ont résulté ont fait abstraction de toute connaissance élémentaire en matière d’architecture traditionnelle et de matériaux de revêtement. Ces vastes chantiers ont eu comme résultat direct de transformer une bonne partie des maisons québécoises traditionnelles en cages de vinyle.

Pour ajouter à l’injure, depuis 1970, le ministère québécois des Transports aura littéralement « défoncé » le cœur institutionnel de nombre nos villages traditionnels en élargissant de façon aveugle les routes nationales et régionales, le plus souvent jusqu’au parvis des églises et des marches des presbytères.

À la même époque, le Mouvement Desjardins allait se payer un « face lift » en procédant à reconstruction de son réseau des caisses populaires locales sans le moindre souci d’harmonisation architecturale. On assiste à un véritable concours pour déterminer quelle caisse aura l’allure la plus bizarre. Le reste de l’œuvre sera assuré par la filière des entreprises d’équipements agricoles qui parsèmeront le territoire de bâtiments d’acier industriels sur les tabliers des granges traditionnelles.

Une foule d’études locales sont à l’appui de ces désolants constats et certains relevés récents font littéralement frémir. Dans plusieurs rangs de paroisses d’implantation humaine ancienne, il ne reste souvent pas plus que 10 % de bâtiments témoins de ce qui fut jadis la ruralité du Québec. Parmi les exemples tristes que l’on pourrait citer, il y a l’Isle-aux-Coudres dont le poète Pierre Perrault a su nous enivrer d’images fabuleuses. Peuplé dès 1720, un des premiers lieux d’agriculture et de pêche du Québec après l’ile d’Orléans, le lieu ne nous laisse aujourd’hui en héritage guère plus qu’une ou deux maisons ancestrales, un banal moulin et la chapelle Saint-Isidore pour nous faire rêver de ce qui s’y trouvait jadis en matière d’inspiration « neuve-France ».

Et le patrimoine rural intègre encore beaucoup d’autres choses que la « maison québécoise » largement popularisée par Michel Lessard. Il englobe les bâtiments agricoles (granges, poulaillers, installations et équipements de pêche, caveaux à légumes), les villages avec leur cœur institutionnel que les promoteurs reluquent pour des « manoirs » d’ainés, les rues croches et souvent étroites que les firmes de génie-conseil détestent quand vient le temps de réaliser des travaux d’infrastructures d’eau et d’égouts, leurs chemins de traverse (où souvent loge le « bar topless » de la place), les églises, les petites chapelles de procession oubliées, les presbytères, les cimetières qu’on a souvent dénudés et dé-végétalisés, les calvaires, les croix de chemin, les anciens ilots d’arbres fruitiers qui ont échappé aux opérations d’asphaltage, quelques reliques de clôtures traditionnelles, les vieux vigneaux de la Haute-Gaspésie, etc. En somme, l’ensemble des biens culturels matériels qui contribuent à donner une âme à un pays.

Après des décennies d’abandon et de laisser-aller, c’est bien davantage qu’un simple programme de restauration de résidences anciennes qui peut refaire le Québec rural et lui redonner son statut de « lieu de mémoire national ». Le bâti d’habitation et son paysage environnant ne se conçoivent maintenant plus l’un sans l’autre. Quelle valeur peut avoir une belle ancestrale « classée » ou un magasin général revampé par les bons soins du ministère de la Culture s’ils sont noyés dans un environnement anonyme et sans âme ? C’est donc dans une optique de paysages humanisés qu’il faut aborder le tout.

6. Les paysages humanisés atouts majeurs de développement des collectivités

Il y a consensus chez les experts qui travaillent dans cet univers des politiques de mise en valeur des patrimoines :

  • chez toutes les collectivités qui s’y sont engagées, les patrimoines ont contribué à donner un sens à leur vie, à leur évolution économique et sociale ;
  • chez toutes les collectivités qui en ont fait un objet de mobilisation, ils se sont avérés un véritable moteur de développement et une source de prospérité nouvelle.

Ces constats s’appuient sur une somme d’observations et d’analyses réalisées par l’UNESCO : « Il est désormais largement admis qu’un patrimoine dont la valeur identitaire et de mémoire historique, culturelle et sociale est préservée à travers son authenticité, son intégrité, son “ esprit du lieu ”, constitue une composante indispensable du processus de développement ». (Extrait de la Déclaration de Paris sur le patrimoine comme moteur du développement. UNESCO, décembre 2011). Mais il est entendu qu’un patrimoine national ne doit pas être confiné dans un musée. Il faut qu’il soit dans la rue. Confiné sous une cloche de verre, il n’est plus que la mémoire d’un peuple disparu.

On déplore que plusieurs territoires régionaux du Québec soient depuis quelques décennies aux prises avec de difficiles problèmes de dévitalisation et d’exode. L’agriculture ne fait plus la ruralité du Québec, ne cesse de répéter le géographe Bernard Vachon. La population agricole n’a cessé de diminuer avec la réduction phénoménale du nombre d’exploitations. L’activité agricole ne touche pas plus que 5,7 % de la population rurale du Québec et 1,2 % de la population totale. Si donc l’agriculture ne fait plus la ruralité à elle seule, les régions doivent s’investir dans de nouvelles activités pour demeurer vivantes.

Au début des années 1990, l’OCDE invitait les pays membres à considérer l’investissement culturel comme une priorité de la décennie. Une tendance forte se dessinait en effet à l’horizon : l’explosion du tourisme culturel. Ce nouveau phénomène allait, selon les experts de l’organisme, s’avérer d’une influence déterminante sur les économies nationales et régionales. Chez plusieurs pays qui ont su saisir avant le temps cet avis, on a préparé la relève au moyen de la fonction culturelle, récréative et touristique. En maints endroits, cette dernière agit aujourd’hui comme une véritable planche de salut des territoires ruraux.

Une étude de la firme INEUM Consulting pour le Forum d’Avignon a même mis au point un baromètre de l’attractivité culturelle des territoires ruraux des « pays » français. Cet outil permet de mettre en lumière la corrélation entre l’intensité culturelle d’un territoire local et sa performance économique. En 2007, la consommation touristique en France s’élève à 117,6 milliards d’euros, dont environ 76,5 milliards pour les résidents. La part de l’espace rural en termes de consommation touristique représente 20,8 % (environ 15,9 milliards d’euros). Le tourisme rural représente ainsi un tiers de la fréquentation touristique française (33,4 % des nuitées). Selon le ministère français du Tourisme, parmi les mesures destinées au développement et au renforcement du tourisme rural, la valorisation et la protection du patrimoine naturel et bâti arrivent au premier rang.

On peut toujours mettre quelques bémols sur ce genre de démonstration, mais en général, il est indicateur d’un phénomène : plus un territoire est attractif au chapitre du patrimoine historique, plus il est générateur de prospérité. Pendant que le tourisme international augmente à peu près partout de quelque 30 % au cours de la dernière décennie (800 millions de personnes dans le monde), le Québec trouve le moyen d’afficher une baisse de 15 %. En particulier, le nombre de touristes américains (gisement par excellence du tourisme rural dans les années 50-60) accuse, quant à lui, une diminution de plus 40 %.

Sur les quelque 1000 villages québécois, combien peuvent répondre aux critères pourtant minimaux de l’Association des plus beaux villages du Québec en termes de spécificité et de représentation de « l’esprit du lieu » ? À peine 3,5 pour cent.

7. Manque de vision et insouciance chronique

Les seules actions réellement fondatrices en matière de conservation et de mise en valeur des patrimoines historiques et architecturaux auront été celles mises en place par George-Émile Lapalme (création du ministère des Affaires culturelles en 1961, Loi des monuments historiques en 1963 et démarrage du vaste chantier de la Place-Royale). C’est déjà loin tout cela. La ministre Louise Beaudoin y ajouta la dernière pierre en 1995 avec son Programme d’aide à la restauration du patrimoine religieux. La dernière mouture de la Loi sur le patrimoine culturel (octobre 2011), adoptée sous le gouvernement Charest dans la foulée du rapport Arpin, se veut une modernisation de la Loi sur les biens culturels de Jean-Paul Lallier (1972), mais elle reproduit pour l’essentiel, les mêmes faiblesses.

Une approche sélective et éloignée du vécu quotidien

Le patrimoine identitaire national, répétons-le, n’est pas qu’une affaire de musées, par ailleurs outils incontournables de sauvegarde de la mémoire d’un peuple. Il est beaucoup plus que des registres et des inventaires, des « désignations », des « classements » et des « citations ». Les belles réussites en matière de patrimoine et de paysage humanisé ne sont pas redevables à une seule institution gestionnaire de la culture. C’est un ensemble de lois générales relatives à l’aménagement du territoire. Le problème du patrimoine québécois provient justement du fait que sa mission ou sa gestion a été trop longtemps confinée dans les seules mains du ministère de la Culture dont les moyens auront toujours été très limités. De surcroit, les actions privilégiées ont été très longtemps axées sur la sauvegarde des immeubles ou objets les plus rares et les plus précieux, alors que l’essentiel du patrimoine rural québécois a été construit dans la seconde partie du XXe siècle.

Incapacité chronique d’adopter une loi qui a des dents

A l’été 2000, constatant que le patrimoine, notamment le paysage bâti, avait été le parent pauvre de la culture québécoise, le regretté Roland Arpin, alors directeur du Musée de la civilisation, déclarait qu’il attendait une « une loi avec des dents ». Il appelait de ses vœux une véritable politique capable d’endiguer la dégénérescence tous azimuts qu’il avait constatée lors d’une vaste enquête menée l’année précédente par le groupe-conseil qu’il présidait et qui réunissait un architecte, un urbaniste, un muséologue, un sociologue, un historien et un politologue. Plus de 200 personnes, représentant 90 organismes ont été entendus, différentes étude sont été commandées à une vingtaine d’experts. Son rapport Un présent du passé proposait la création d’une Commission du patrimoine, d’une école des métiers traditionnels, du secondaire à l’université, d’une fondation du patrimoine pour recueillir des fonds privés et d’un comité interministériel impliquant une vingtaine de ministères.

La loi 82 qui en est résultée dix ans plus tard est un texte qui fait beaucoup dans le « rebrassage » du vocabulaire juridique et administratif. Il s’en dégage, selon le mémoire présenté par le GIRAM à la commission parlementaire, une odeur de réchauffé de toutes les anciennes lois. Aucun moyen de coercition n’est introduit, l’ancienne Commission des biens culturels qui jouissait d’une certaine autonomie en termes d’étude, d’enquête et de recommandation auprès du gouvernement devient un simple Conseil soumis aux desiderata du ministre.

Une administration toujours à la merci des lobbies et des influences

Si l’objectif d’une gestion énergique et sans compromission de notre patrimoine national demeure si difficile à atteindre, c’est en bonne partie parce que des intérêts aussi particuliers que ceux des spéculateurs immobiliers, se retrouvent constamment, pour ne pas dire automatiquement, au centre des enjeux de conservation. Dans presque tous les cas, c’est le patrimoine qui en fera les frais. C’est précisément pour cette raison que l’ex-ministre de la Culture, Jean-Paul L’Allier, en était arrivé à la conclusion qu’il fallait absolument remettre en question le « pouvoir consultatif » de la Commission des biens culturels et voir à son remplacement pur et simple par une « Régie du patrimoine ». Seul un organisme de cette nature (décisionnel, autonome et quasi judiciaire), estimait-il, pourra assurer une gestion efficace du patrimoine national. Exactement le modèle instauré par Jean Garon quelques années plus tard pour la conservation et la mise en valeur du patrimoine des terres agricoles.

Des administrations municipales libérées de toute obligation

À l’évidence les municipalités locales n’ont ni les compétences professionnelles et techniques, ni les moyens financiers, et très souvent, ni l’intérêt pour gérer les richesses patrimoniales de leur territoire. Confinés à un rôle « d’accompagnateurs », les élus locaux ne sont objet d’aucune attente, d’aucun devoir, d’aucune obligation en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel, ni même de la Loi sur l’aménagement et de l’urbanisme. En 2016, aucune municipalité du Québec n’est encore tenue de mettre en œuvre une politique d’harmonisation et d’intégration architecturale pour ses quartiers plus anciens.

L’État québécois est responsable de cette incurie. Jamais il ne se sera soucié de ce que le palier local se donne une expertise urbanistique à ce chapitre. Lorsqu’on analyse les schémas ou plans d’aménagements de nos villages et de nos MRC, il saute aux yeux qu’ils sont très souvent des copies en miniature de nos plans d’urbanisme des villes (distances des façades, volumétrie des bâtiments secondaires, largeurs des rues). Idem pour les règlements de construction. Aucune prescription au chapitre de l’harmonisation et de l’intégration avec le bâti traditionnel dans les matériaux et les couleurs, encore moins en ce qui a trait aux caractères propres à certaines régions, souvent riches d’originalité. Tout est uniformisé, universalisé… banalisé.

On est en copie conforme avec ce qui se fait au chapitre des infrastructures publiques. Dans la réalisation des services sanitaires de nos villages, on réfère aux mêmes normes que pour nos grandes villes. Toujours cette idée que le moindre village doit absolument aspirer à devenir une ville. L’originalité et la personnalité d’une petite campagne sont automatiquement passées au rouleau compresseur des normes nationales.

8. Reconstruire le lieu québécois : une mission encore possible ?

Un héritage ne donne pas que des droits ; il crée des devoirs. Nous avons la responsabilité non seulement de conserver notre héritage intact, nous avons la responsabilité non seulement de le garder vivant et actif, et de la faire fructifier comme les talents de la parabole, mais nous avons celle de le propager comme l’ont fait nos ancêtres (Jean Lesage, premier ministre du Québec, 2 mars 1961).

Le mouvement de dégradation de notre patrimoine architectural et paysager est-il trop avancé pour espérer qu’il soit réversible ? Les avis d’experts sont partagés. Au lendemain de 1945, la Normandie n’a-t-elle pas été reconstruite sur des ruines fumantes, Saint-Malo, ville fracassée par les bombes, n’a-t-elle pas, elle aussi, reconquis sa valeur emblématique ? Plus près de nous, il y a encore et encore l’exemple de Place-Royale, symbole de la première organisation urbaine en Nouvelle-France. À partir d’un bâti en bonne partie détruit, on a pu reconstituer ce qu’on appelle « l’esprit du lieu ». Pour une collectivité à la recherche d’une fierté et d’une identité perdues, l’approche de reconstruction de l’esprit du lieu offre les possibilités d’un chantier prometteur, autant sur le plan culturel, politique que de celui du développement économique. Oui, la barre est haute, mais elle n’est pas impossible à franchir.

D’abord des écoles pouvant apprendre aux enfants à aimer le Québec

L’histoire est un des premiers outils de sensibilisation au pays qu’on habite, elle permet un regard sur notre environnement temporel et spatial. Le patrimoine comme support pédagogique n’est pas une idée récente. Le patrimoine bâti en particulier permet d’établir un lien concret entre le passé et le présent. Il fournit à l’élève une plus grande intelligibilité du milieu dans lequel il évolue en contournant la principale difficulté de l’histoire générale qui, pour plusieurs d’entre eux, requiert un degré d’abstraction conceptuelle.

Contrairement au Québec, l’État français a insufflé une véritable politique d’éducation au patrimoine culturel au sein des programmes scolaires. Ainsi, dans le cadre de l’école élémentaire, des enseignements aux formes variés (« classes Patrimoine », séjours découverte, ateliers de pratique artistique, itinéraires de découverte, enseignement d’exploration) ont été mis en place, associés aux disciplines arts plastiques, histoire-géographie-éducation civique, musique et enseignement du français.

Pour Anne-Marie Thiesse, citée plus haut, l’enseignement du patrimoine historique possède cette capacité de déclencher chez les élèves un début d’adhésion aux valeurs identitaires du pays qu’ils habitent. Même observation pour la spécialiste des identités, Anne-Cécile Dijoux : « le patrimoine permet à l’élève de construire sa propre identité en facilitant son intégration dans le groupe social qui l’entoure. Donner du sens à l’héritage du passé contribue à former l’identité de l’élève, mais aussi l’identité nationale ». (Patrimoine et histoire locale. Enjeux didactiques et pédagogiques. Université de la Réunion).

Faire du patrimoine rural le fer de lance de la Politique québécoise de la ruralité

Il n’est pas abusif de parler de déstructuration d’un village lorsqu’on démolit son église, son école traditionnelle, son presbytère, immeubles souvent jouxtés les uns aux autres, ou bien lorsqu’on fait passer une route nationale sur leur parvis. Ces bâtiments constituent le cœur du village, ils sont des points de convergence et contribuent à maintenir l’idée de communauté. Ils font à eux seuls le paysage.

La mise en valeur du patrimoine rural québécois doit être considérée comme le véritable fer de lance d’une prochaine véritable politique de la ruralité. Lancer un tel chantier national marquerait de façon sensible non seulement l’avenir de nos campagnes, mais celui du Québec tout entier en ce début du XXIe siècle. Mais on ne peut saisir adéquatement la signification de cet objectif que si l’on ne se donne une vision ouverte de ce que représentent la réalité et la portée signifiante des patrimoines ruraux. Il faut arrêter de les considérer comme la manifestation d’un retour nostalgique vers le passé ou comme une façon de recouvrir d’une « cloche de verre » nos villages et nos quartiers des villes.

Participant au même titre que la langue à forger l’identité de la nation, le patrimoine rural doit devenir l’affaire de tous. Sa conservation et sa mise en valeur doivent être vues comme une obligation pour les collectivités locales qui y vivent. Le soutien financier pour actualiser cette mise en valeur doit, quant à lui, devenir une obligation pour l’ensemble de notre collectivité nationale.

Le ministère des Affaires municipales, des régions et de l’Occupation du territoire est ici encore l’instance publique la mieux placée pour assurer la coordination d’ensemble de cette ambitieuse mission, traditionnellement assumée par le ministère de la Culture. Il lui incombe de faire travailler ensemble les élus nationaux et locaux, les syndicats de producteurs agricoles et sylvicoles, les résidents permanents, les villégiateurs, les chercheurs dans nos cégeps régionaux et dans nos pavillons universitaires.

Assurer une mise en commun des expertises

En matière de gestion du patrimoine, on ne saurait non plus fonctionner « en cheminée », rappelait le rapport Arpin. Il faut un système, un réseau, de complicité et de complémentarité d’une multitude d’acteurs, qu’ils soient publics ou privés. Le ministère de la Culture joue un rôle crucial en matière de définition et de classement, le ministère des Affaires municipales dispose, quant à lui, des moyens réglementaires et de l’ascendance qu’il faut sur les administrations locales pour assumer le rôle de coordonnateur principal.

Au niveau des collectivités locales, il faudra envisager un déploiement d’outils comme les PIIA (plans d’implantation et d’intégration architecturale) dans des ensembles plus larges du tissu rural et urbain. Il faut sortir de l’enclos restreint des villages anciens, aller au-delà des périmètres urbanisés, couvrir des secteurs jusqu’ici négligés, mais qui ont conservé un potentiel encore prometteur. Il faut revoir les approches actuelles en matière de zonage pour éloigner ces idées saugrenues de supermarchés sur les terrains d’église paroissiale et de concessionnaires de voitures usagées à l’entrée des villages.

Élargir la multifonctionnalité en agriculture

Lancé à petite échelle, en avril 2011, le programme de multifonctionnalité de l’agriculture vise à bonifier la contribution de ce secteur d’activité, par ses fonctions économiques, sociales et environnementales, à la qualité de vie de la communauté. Longtemps considérée comme une stricte activité de production, l’agriculture s’y voit enfin octroyer un rôle sur le plan de l’occupation dynamique du territoire par sa façon de façonner les paysages, sa capacité de maintenir des services dans les communautés et de participer à l’attractivité d’une région.

La restauration et la réhabilitation du bâtiment agricole font partie des objectifs de ce programme expérimental de soutien à la communauté rurale. Certains projets sont prévus en partenariat avec les municipalités pour rendre l’entrée du village plus attrayante ou pour la restauration d’installations agricoles propres à une région ou à un territoire. Prioritairement, les bâtiments de ferme, granges, étables, fenils, remises, bâtiments de pêche seront ciblés.

Se donner une stratégie de sensibilisation et de communication

Pour que les collectivités locales embarquent dans un projet aussi ambitieux, il faut le rendre intéressant. Comparativement à d’autres sociétés, le Québec est pauvre, très pauvre en outils de sensibilisation à ce chapitre, ayant très peu développé une culture historique locale et régionale. Un canal spécialisé en histoire fait œuvre utile à sa façon, mais il ne saurait suffire à la tâche. Il faudra des rubriques dans les médias de la ruralité (hebdos, La Terre de chez nous) des collaborations avec des groupes du milieu (sociétés d’histoire, du patrimoine du paysage) pour organiser des circuits de découvertes. En partenariat, le MAMOT et la Fédération québécoise des municipalités pourraient avantageusement organiser des symposiums nationaux sur le patrimoine rural et sa fonction dans la redéfinition du visage du pays.

Formation des ressources humaines

Il y a perte assez généralisée d’expertise en matière de restauration du patrimoine rural et urbain. On éprouve en général une grande difficulté à recruter un ouvrier détenteur des connaissances adéquates des techniques et des matériaux pour réaliser des travaux respectant un minimum d’authenticité. Très peu de guides régionaux ont été publiés, et les centres de centres d’expertise sont peu nombreux (Villes et villages du patrimoine, Rues principales).

On ne peut parler de stratégie de reconstruction de visage identitaire sans participation des institutions de formation : programmes de recherches des centres universitaires et collégiaux des régions ; création de centres d’excellence dans les métiers du patrimoine dans les écoles régionales pour les métiers de la construction ; formation des entreprises de rénovation.

Mesures fiscales incitatives

Plusieurs fois recommandées, les formules de crédit d’impôt pour rénovations réalisées dans un esprit de conservation et de mise en valeur du patrimoine (main-d’œuvre et matériaux) doivent être actualisées. Dans certains États américains, un crédit d’impôt équivalent de 10 à 20 % du montant des dépenses admissibles peut être accordé pour un immeuble admissible.

Pour les immeubles « classés », ou « cités » par une municipalité, il nous faut aussi imaginer une formule de taxation limitée c.-à-d. en ne s’appliquant qu’à la valeur imposable de la résidence principale en excluant de l’addition tout bâtiment secondaire participant positivement à l’image du lieu.

Conclusion : il est minuit moins cinq, mais on ne dort pas encore

Pourquoi combattre si ce n’est pour préserver le meilleur de nous-mêmes (Churchill) ?

Au cours des décennies 1960 et 1970, le projet de construction d’une identité québécoise s’est fondamentalement appuyé sur l’idée que le français langue nationale commune et tout ce qui gravite autour allait éventuellement représenter une force suffisamment évocatrice pour faire adhérer citoyens et citoyennes à un projet de pays. Par manque de sensibilité politique sans doute, on a malheureusement cessé de croire que le patrimoine historique avait un rôle majeur à jouer. On n’a pas mesuré à quel point il représente un outil incontournable pour créer l’attachement du citoyen à son pays.

Rebâtir le visage de nos villes et de nos campagnes, recréer un lieu québécois ne coûtera pas rien. Il s’agit d’un très vaste chantier. Des dizaines de milliards ont été investis en génie-conseil, en béton et asphaltage, dans des travaux d’infrastructure au cours des dernières décennies, autant sous terre qu’en surface. Sommes-nous prêts à diversifier nos intérêts ? Quelle part sommes-nous prêts à consacrer à des chantiers reliés au paysage architectural résidentiel et institutionnel, au verdissement des espaces, à la protection et mise en valeur des sites naturels, dans une optique de réelle réhabilitation d’un visage qui, jadis, fût le reflet de notre identité en Amérique ?