Les Amonbofis du ministre Roberge

Titre complet: Chantier de la langue française. Les Amonbofis du ministre Roberge

Le ministre Roberge, nouvellement assigné au ministère de la Langue française, a lancé un grand chantier pour la promotion de celle-ci. « On veut sortir du discours défensif et passer à l’offensive. On ne veut pas juste arrêter de perdre, on veut gagner1. » Plusieurs applaudiront l’intention et s’intéresseront à la démarche qui suivra. Les moins enthousiastes s’empresseront de proposer le rétrécissement de l’espace consacré à ce chantier à peine défini, tout en jurant être pour la promotion de la langue française. Dans les deux cas, des militants s’agitent et les plus méfiants fourbissent leurs armes. Rien de plus normal en démocratie et pour une question si fondamentale dans notre débat public. Encore faut-il comprendre les intentions réelles des franges bruyantes qui s’agitent.

 

Comme dans l’une des aventures d’Astérix qui met en scène le célèbre défi lancé par Cléopâtre à l’architecte aussi honnête qu’idéaliste qu’est Numérobis, les faux amis du ministre Roberge ont rapidement manifesté leur intention d’orienter l’initiative du ministre-architecte, quitte à stipendier leur version 2.0 du vil Tournevis pour arriver à leur fin.

Dans un premier temps, on veut pousser le ministre à orienter les travaux et initiatives vers la sphère publique, c’est-à-dire l’utilisation de la langue à l’extérieur du domicile. Le français devrait donc ne s’imposer que dans les paramètres étroits de la période infantile (jusqu’en secondaire cinq) pour devenir ensuite quelque chose de transactionnel, un machin pour se faire comprendre dans l’espace public, jusqu’à ce qu’une autre façon de communiquer s’impose. Brandissant la charte des droits et libertés, ou fustigeant les « démagogues2 », des militants et politiciens continuent de diaboliser les initiatives s’appuyant sur les statistiques et analyses qui montrent que la langue parlée au domicile (ou celle utilisée à l’école) détermine l’attachement réel à la langue française et la propension conséquente à consommer ensuite la culture québécoise dans toutes ses variantes. Harcelé ainsi pour se tenir loin des fondements du déclin de la langue française, obligé d’ignorer les appels à une loi 101 appliquée au collégial, le ministre risque de se diriger sur un chemin étroit menant à un cul-de-sac, où il ne trouvera ni réconfort ni collaboration, surtout pas auprès de ses nouveaux faux amis dans les milieux de travail.

À cet égard, les réactions initiales à l’application de la loi 96 nous en apprennent beaucoup. Plusieurs entreprises fonctionnant déjà en anglais à Montréal ont simplement mandaté leur équipe juridique pour affronter les nouvelles dispositions de la langue française. Le but est sans équivoque : continuer à fonctionner en anglais tout en faisant les changements cosmétiques permettant de montrer une façade francophile. Les tactiques conséquentes sont déjà déterminées : un écran supplémentaire avec la présentation en français lors de réunions ou conférences de grande envergure, une traduction des communiqués organisationnels, des écrans numériques affichant en français au bureau, des documents bilingues à l’intention des employés (surtout les communications des RH).

Bref, rien de dénonçable en soi, mais rien pour réhabiliter la langue française comme lingua franca, malgré les illusions contraires de certains chroniqueurs3. Sans grande surprise, des organisations veulent simplement éviter des poursuites, car « une interaction avec le service à la clientèle, une facture, une brochure, un emballage, un menu ou de la publicité, tous ces éléments pourraient être le fondement d’une poursuite4. »Ainsi, comme pour la loi 101 originale, seuls les clients ou employés assez tenaces et hardis pour menacer l’entreprise de poursuite réussiront possiblement à faire respecter la langue officielle et à obtenir un minimum de respect pour ses utilisateurs.

Un des pans les moins connus de la loi 96 et qui cause le plus d’irritation chez les entreprises de produits destinés au public, c’est celui concernant les emballages. En effet, la loi 96 restreindra l’affichage de marques de commerce et de descriptifs en anglais, tout en haussant les amendes pour les récalcitrants. En naviguant dans le monde numérique, on trouve une quantité d’information et de conseils juridiques pour une entreprise cherchant à se protéger ou carrément à se battre contre cet aspect de la loi. On peut y lire que « Le projet de loi 96 aura une incidence directe et importante sur la façon dont les marques de commerce peuvent être utilisées sur l’emballage et l’étiquetage des produits. Cela pourrait même inciter certains titulaires de marques de commerce à envisager des contestations constitutionnelles de la Loi sur la base du partage des compétences, puisque les dispositions relatives à l’utilisation des marques de commerce pourraient empiéter sur la compétence fédérale en matière de marques de commerce. » Dans l’industrie, on chuchote que certaines entreprises voudront simplement arrêter la distribution de plusieurs de leurs produits au Québec, en réaction à la loi. Encore beaucoup de travail en vue pour les avocats !

Un autre groupe d’amis autoproclamés du ministre se manifeste ces jours-ci : l’industrie de la traduction. On ne peut la blâmer, les traducteurs seront grandement utiles à plusieurs. Rien ne nous permet d’ailleurs de douter de l’authenticité des intentions de la majorité d’entre eux. Cependant, le volontariat exalté de certains face au chantier lancé par Jean-Francois Roberge laisse miroiter son lot d’arrière-pensées. Ainsi, l’industrie semble de plus en plus pénétrée par les conversions obligées vers l’écriture inclusive, une inéluctabilité pour tous les propagandistes des EDI et les apôtres de la fluidité des genres. Les traducteurs et traductrices de cette frange militante ne se limitent plus à leur rôle de base, ils militent pour mettre la langue française au banc des accusés et pour lui faire un procès se concluant par sa refonte. On a même convaincu l’OQLF de faire un pas dans leur direction, celle-ci résistant momentanément à l’approbation de néologismes, mais reconnait les principes prônés par les militants :

L’écriture inclusive cherche à éviter les mots marqués en genre, lorsqu’il est question de personnes, sans toutefois faire appel à des néologismes, au contraire de la rédaction non binaire. Elle permet de s’adresser à des groupes diversifiés (pour que chaque membre s’y sente inclus), aux personnes dont on ignore le genre ou aux personnes non binaires.

La langue française serait misogyne, intolérante et simplement arriérée. L’écriture inclusive serait ainsi la seule solution expiatoire. Chez les militants se présentant comme des entrepreneurs en traduction, on passera donc chaque document, chaque publicité, chaque communication au peigne fin à travers le filtre de l’inclusion. Sur LinkedIn, une propagandiste de ce combat ajouta que « Faire preuve de sensibilité aux réalités plurielles dans notre travail langagier, c’est aussi être inclusif. » C’est faire preuve de « sensibility reading », peut-on y lire, ajoutant qu’il faut absolument importer ce concept dans le monde francophone, car il y est trop peu présent. Comment définit-on un « expert » de cette nouvelle création linguistique ? Simplement « someone who reads for offensive content, misrepresentation, stereotypes, bias, lack of understanding, etc. They create a report for an author and/or publisher outlining the problems that they find in a piece of work and offer solutions in how to fix them »

Curieusement, une des voix du milieu de la traduction a récemment réclamé dans La Presse qu’on invite les représentants du monde des affaires à apporter leur contribution au chantier du ministre Roberge. Ses intentions peuvent être nobles, mais il n’y a pourtant qu’à lire les représentants des chambres de commerce pour prendre le pouls du milieu des affaires. Le président et chef de la direction de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, Michel Leblanc, l’hôte de la désastreuse conférence du président d’Air Canada, celui qui reprochait au précédent ministre de la langue française de ne pas comprendre « la game » et de faire peur aux entreprises, continue de s’inquiéter publiquement et de demander au gouvernement de reculer sur la des pans de la loi 96. De son côté, le Conseil du patronat du Québec n’a jamais été en reste dans son opposition contre toute promotion du français avec autre chose que des méthodes enfantines. On se rappellera que son président avait même affiché une « surprise » voire une déception devant l’appui clair de ses propres membres à l’application de la Charte de la langue française aux entreprises de 25 à 50 employés.

Le ministre aura donc fort à faire pour garder le cap sur ses objectifs initiaux et empêcher que ses faux amis ne fassent s’effondrer son chantier pour y imposer leur propre plan. Chose certaine, la recherche d’unanimité serait vaine.

Mais quelles solutions pour assurer le succès véritable du chantier de la langue française ? Comment éviter de se laisser intoxiquer par les partisans d’un regard oblique sur les défis liés à notre langue ? Plusieurs démographes indépendants confirment l’importance des données liées à la langue parlée à la maison, des chiffres qui sont analysés dans plusieurs pays pour poser un diagnostic sur la santé de la langue, c’est-à-dire sur l’évolution de l’attachement des citoyens pour elle. Il n’y a aucun doute qu’on se doit d’agir à ce niveau, plutôt que de saupoudrer le Québec d’initiatives qui ne créent que des irritants chez ses opposants sans jamais atteindre leur but réel.

Au niveau du contenu culturel et éducatif, il y a énormément de moyens et occasion pour soutenir nos artistes qui doivent s’investir intensément dans des prestations publiques, musicales ou théâtrales, pour continuer à joindre les deux bouts. Il faut démocratiser l’accès aux productions locales dans nos salles de spectacle, à l’aide de subventions et de soutien à des prix d’entrée réduits, voire nuls. On doit remettre nos meilleurs artistes et les grandes œuvres au cœur de la vie publique et même de l’éducation des élèves.

Quant à la diffusion, il sera impératif de réagir de façon stratégique et structurante au verrouillage des plateformes culturelles numériques par les GAFAM ainsi qu’au délitement du contenu québécois chez Radio-Canada. On sait déjà qu’on ne peut pas compter sur le fédéral. Le naufrage Netflix de l’ex-ministre Joly n’était que la pointe de l’iceberg d’un pays qui a accepté et officialisé son américanisation mentale. Le rejet de Québec Cinéma par la maison fédérale pour des raisons de cotes d’écoute n’est qu’un autre exemple. Le virage woke ferme la boucle.

Bref, les chemins menant au chantier de la langue française sont tortueux et minés. Les objectifs du chantier lui-même sont à consolider et à préciser, au-delà des intentions de « ne pas perdre, mais gagner ». Il est tout à fait louable que la société civile soit bien représentée dans ces travaux, mais pas au prix de perdre de vue l’urgence de mesures structurantes pour faire de notre langue la vraie langue officielle. u


1 Patrick Bellerose, « Québec lance un grand chantier national sur la survie du français », Journal de Québec, 27 janvier 2023

2 Nicholas Lachance, « La langue parlée à la maison “n’est pas un bon indicateur” du déclin du français, plaide un libéral », Journal de Québec, 29 août 2022

3 Tom Mulcair : « Legault focuses on the wrong language statistics », Montreal Gazette, 6 décembre 2022

* L’auteur dirige sa propre firme-conseil en gestion stratégique et commerciale. Au cours des 24 dernières années, il a également occupé des rôles de direction dans des entreprises manufacturières tant à Montréal que Toronto et a siégé sur des conseils d’administration et comités d’association de manufacturiers canadiens. Il écrit aussi régulièrement dans les pages de la revue L’Action nationale sur les questions du nationalisme économique et de la démondialisation