Les cégeps et la société québécoise

Depuis quelque temps, plusieurs chroniqueurs semblent s’être donné le mot pour dénoncer, à partir d’enquêtes, le faible taux de diplomation universitaire au Québec. Le Sommet sur l’éducation étant derrière nous, c’est peut-être le temps de mettre en doute ce critère de la diplomation universitaire pour porter un jugement sur la performance de notre système d’éducation. Car si on mesure la scolarité postsecondaire à partir du seul diplôme universitaire, on gomme inévitablement les multiples formations et professions issues du réseau collégial, on perd de vue un palier tout entier de notre système d’éducation.

Depuis quelque temps, plusieurs chroniqueurs semblent s’être donné le mot pour dénoncer, à partir d’enquêtes, le faible taux de diplomation universitaire au Québec. Le Sommet sur l’éducation étant derrière nous, c’est peut-être le temps de mettre en doute ce critère de la diplomation universitaire pour porter un jugement sur la performance de notre système d’éducation. Car si on mesure la scolarité postsecondaire à partir du seul diplôme universitaire, on gomme inévitablement les multiples formations et professions issues du réseau collégial, on perd de vue un palier tout entier de notre système d’éducation.

À titre d’exemple, pensons aux quelque 75 000 infirmières de notre réseau de santé ; au Québec, leur excellente qualification, reconnue ici comme ailleurs, relève d’abord et avant tout des cégeps, alors que dans les autres provinces la qualification équivalente est obtenue à la fin du baccalauréat. Il devient alors difficile, me semble-t-il, de comparer les provinces sur la seule base des données universitaires.

Autrement dit, quand les gens comparent le taux de diplomation universitaire, voient-ils réellement la situation québécoise ? Utilisent-ils le bon instrument de mesure ? Dressent-ils vraiment un bon portrait de notre système d’éducation ? Voilà ma question.

Comparer des pommes avec des pommes

Dans Le Québec économique 2012, publié sous la direction scientifique de Marcelin Joanis, Luc Godbout et Jean-Yves Duclos, nous retrouvons un tableau comparatif qui pourrait nous aider à prendre la véritable mesure de la performance de notre système d’éducation. Dans ce tableau, quand nous comparons le taux de diplomation universitaire, le Québec semble en retard, mais quand nous considérons le nombre de personnes qui accèdent à des études supérieures, qui obtiennent autrement dit un diplôme postsecondaire, le Québec dépasse largement tout le monde ! Voyez le tableau ci-dessous :

Niveau de scolarité

Répartition des 25-64 ans selon le plus haut niveau de scolarité atteint, 2010

Québec

%

Ontario

%

Canada

%

États-Unis

%

Primaire

5

3

3

4

Secondaire

30

33

34

64

Diplôme d’études postsecondaires

41

34

36

Diplôme d’études universitaires

24

30

26

32

Total, tous niveaux de scolarité

100

100

100

100

Extrait de Joanis, Godbout, Duclos (dir.), Le Québec économique 2012, PUL, page 483. Nous avons mis en gras la ligne concernant le taux de diplomation postsecondaire, niveau sur lequel nous désirons porter l’attention.

Comment expliquer cette réussite propre à notre société ? Eh bien, la réponse est simple. Le réseau collégial public se compose de 48 cégeps qui accueillent 191 000 étudiants. Ajoutons le réseau privé, composé de 25 collèges accueillant 15 000 étudiants. Sans contredit, l’entrée aux études supérieures est magnifiquement bien balisée.

La gratuité scolaire et les cégeps

Il y a bien sûr un autre élément à cette réussite. À bien y penser, le seul réseau collégial public n’assure-t-il pas, depuis des années, la gratuité scolaire tant souhaitée par la population ? En effet, un nombre croissant de jeunes accèdent aux études postsecondaires dans une institution où ils auront l’immense chance de penser librement à leur avenir (et même d’imaginer à quoi pourrait ressembler une société qui aurait éliminé les contraintes inutiles), tout en ayant à débourser des frais afférents de quelques centaines de dollars par année !

En prime, le programme DEC-BAC, de plus en plus populaire, permet à plusieurs étudiants de combiner les formations générale et professionnelle à une formation universitaire spécialisée: trois ans de cégep et deux ans d’université ! Difficile, alors, d’avoir une meilleure formation… et quasiment impossible de pouvoir l’acquérir à un si faible coût !

L’apprentissage de la démocratie

Cela dit, la contribution du réseau collégial ne s’arrête pas là. En effet, je serais impardonnable, oui impardonnable d’ingratitude, si j’omettais de souligner le rôle des cégeps dans la formation des citoyens responsables.

Après 34 ans d’enseignement au cégep, je suis encore ébahi par le dynamisme et la maturité des cégépiens et cégépiennes. C’est un bonheur d’enseigner la philosophie à cette jeunesse. Je suis aussi en admiration devant la solidarité dont font preuve les étudiants inscrits dans les 132 programmes techniques au collégial. C’est vrai : au fil des décennies, à chaque génération, les étudiants du secteur technique, qui représentent 45 % des cégépiens, ont fait preuve d’une étonnante générosité en oubliant leurs intérêts immédiats afin de soutenir, dans une large mesure, le mouvement de grève étudiante lancé par leurs camarades inscrits dans des programmes préuniversitaires ! Pas étonnant que les ténors du libéralisme souhaitent tant fermer les cégeps !

Le Québec et la société du savoir

Avec les 500 000 jeunes qui fréquentent les cégeps et les universités, la société québécoise a depuis belle lurette rejoint la plupart des pays industrialisés. N’en déplaise aux détracteurs de notre système d’éducation, je dirais même que le Québec se retrouve dans la pointe la plus avancée de ce que certains appellent « la société du savoir », du moins si l’on définit cette société à l’aide de critères reconnus internationalement, dont l’un est non seulement de favoriser la libre circulation des informations, mais de permettre le débat public autour des informations, comme nous pouvons le lire dans Vers les sociétés du savoir (rapport de l’UNESCO, 2005).

Au lieu d’utiliser les mots innovation et créativité comme un chant incantatoire, nos dirigeants auraient intérêt à réfléchir à cet autre critère définissant la société du savoir, le critère de « la négociation continuelle », un passage étroit et difficile à tracer, mais il nous permettrait d’éviter les deux écueils que sont l’individualisme libéral et le communautarisme. Au cours du printemps 2012, tout le monde a compris que l’enjeu de cette mobilisation ne se réduisait pas aux seuls frais de scolarité ; tout le monde a aussi souligné le caractère pacifique du mouvement étudiant ; et tout le monde, sauf les dirigeants politiques, avait aussi compris que les étudiants étaient à la recherche d’interlocuteurs !

Pour tout dire, le problème n’est pas dans les cégeps ou les universités, il est plutôt dans le fait que le capitalisme contraint la jeunesse à combiner le travail et les études et à faire l’expérience de la déqualification des diplômes.

J’irais encore plus loin : la conjoncture économique va bientôt nous contraindre à tourner notre regard vers les dernières années du secondaire, le maillon le plus faible de notre système scolaire (revoyez le tableau comparatif, niveau secondaire), période où les jeunes de 15-17 ans auraient justement besoin du meilleur savoir disponible, « scientifique et philosophique » selon le rapport de l’UNESCO, pour affronter et rejeter la principale contrainte inutile qui leur est imposée : la contrainte à la consommation ostentatoire et à la jouissance extrême.

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