Les commissions scolaires, la démocratie locale au Québec et les astreintes du gouvernement impérial canadien

Depuis de nombreuses années, il est question au Québec d’abolir ou de réformer les commissions scolaires. De prime abord, elles paraissent un palier administratif encombrant, placé entre les écoles et le ministère de l’Éducation, et au surplus, les Québécois boudent massivement les élections scolaires, censées légitimer les commissaires appelés à diriger les 72 commissions qui quadrillent le territoire. Aux élections scolaires de 2014, le taux moyen de participation des électeurs était d’à peine plus de 5 %, en baisse comparativement à 2007, où il frôlait 8 %. Le ministre de l’Éducation de l’époque, Yves Bolduc, avait fait de la participation à ces élections un élément déterminant dans sa volonté de réformer les commissions scolaires. Le jour du scrutin scolaire de novembre 2014, le premier ministre Philippe Couillard déclara vouloir engager son gouvernement dans la révision des responsabilités au sein du système éducatif québécois1. Le gouvernement libéral a même considéré l’abolition de ces commissions, en vue de les remplacer par des centres de services dont les administrateurs seraient nommés comme le sont ceux des cégeps. Mais devant l’opposition des commissions scolaires anglophones, il s’est ravisé et a décidé le report des prochaines élections scolaires en 20202.

L’actuel gouvernement caquiste de François Legault a finalement décidé, le 1er octobre dernier, par l’entremise de son ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, et conformément à ses engagements électoraux, de déposer un projet de loi visant apparemment à remplacer les commissions scolaires par des centres de services scolaires rattachés à son ministère3. Si cette réforme réalisera vraiment l’abolition de ces commissions, cela reste moins sûr, comme nous le verrons. Or, le débat sur le rôle et la pertinence des commissions scolaires qui a précédé le dépôt de ce projet de loi a occulté les questions de fond, empêtré dans des considérations techniques et légalistes. Il manque à ce débat une perspective historique et une bonne compréhension de la nature des commissions scolaires et de leur insertion dans la démocratie québécoise. C’est pourquoi, avant de considérer ce projet de loi, un détour par l’histoire de notre curieux système municipal s’impose.

L’antique dualité structurelle du système municipal québécois

Peu de Québécois savent que leur système municipal est double ; ils en ont eu deux sur le même territoire, soit celui des villes et municipalités, dirigées par un maire et son conseil municipal, et celui des commissions scolaires, qui sont en fait des municipalités scolaires, au régime semblable à celui d’une administration locale. Comme le reconnaît elle-même la Fédération des commissions scolaires du Québec, celles-ci sont des « gouvernements locaux4 ». Il fut un temps où la Loi sur l’instruction publique les désignait d’ailleurs comme « municipalités scolaires5 ».

La différence entre ces deux systèmes parallèles est somme toute assez minime. Tout d’abord, les commissions scolaires sont des municipalités spécialisées dans la gestion des écoles primaires et secondaires du système éducatif public (personnel, transport et bâtiments), alors que les municipalités ordinaires s’occupent des tâches jugées de dimension locale par le législateur québécois. Ensuite, à la différence des villes et des municipalités dirigées par des maires élus directement au suffrage universel, les commissions scolaires ont longtemps choisi leurs présidents par la voie indirecte, c’est-à-dire par le conseil des commissaires élus, pour un an6. (En Angleterre, les maires sont nommés par un processus et une durée similaires.) Mais depuis les élections scolaires de 2014, la population élit directement les présidents de ces commissions. Depuis ces élections de 2014 également, les élections scolaires doivent se tenir en même temps que les élections municipales, soit le 1er novembre.

Malgré cette réforme qui fit coïncider les deux scrutins locaux, près de 45 % des présidents furent déclarés élus sans opposition, pourcentage équivalent à celui des commissaires aussi élus sans opposition, soit 43,3 %7. Possédant leur système électoral propre, les commissions scolaires sont chacune divisées en circonscriptions électorales, de 7 à 12, pour un total de 712, que se disputent des candidats affiliés à des partis confinés à l’arène scolaire, ou autrement appelés « équipes électorales », qui étaient au nombre de 33 en novembre 2014. Le tracé de la carte électorale scolaire relève de la Commission de la représentation du Québec. Ce qui veut dire qu’en plus des partis propres aux arènes fédérale, québécoise et municipale, 33 micropartis scolaires ont essayé de donner une légitimité démocratique à des « gouvernements locaux » dont la vie politique n’a généralement guère intéressé ni le gros des citoyens, ni les médias, ni les analystes de la chose publique.

De plus, chaque commission possède ses différents corps d’emplois, employés de soutien, professionnels, personnel enseignant, groupés en syndicats affiliés à des fédérations ou des centrales syndicales, dont la multitude enchevêtrée soumet le régime de travail dans le réseau scolaire à un lacis compliqué de conventions collectives, dont beaucoup des matières – 28 en tout – doivent être négociées localement ou régionalement par les commissions avec leurs syndicats8. Le concept de fonction publique scolaire unifiée est donc inexistant au Québec. Pour ajouter à la complexité de ce système éducatif municipal, le gouvernement québécois, par volonté d’uniformiser les taux de taxation scolaire, a adopté en 2018 une loi qui astreint les 72 commissions scolaires à un système de 18 régions de taxation scolaire9. L’existence de ces commissions traduit institutionnellement le vieux principe du droit politique britannique suivant lequel aucun pouvoir public ne peut légitimement prélever des impôts sans avoir été dûment élu – no taxation without representation. Ce qui explique qu’en dépit de toutes les volontés de les réformer, les gouvernements québécois ont longtemps hésité à les abolir ou à en retirer le principe électif tant aussi longtemps que ces commissions possèdent un pouvoir fiscal autonome.

Les origines historiques de cette dualité

Mais d’où vient alors cette curieuse dualité de notre système municipal ? Pour le comprendre, il faut plonger dans notre histoire nationale, jusqu’aux conflits du XIXe siècle qui ont façonné le Canada français, piégé dans un système impérial qui l’a durablement affaibli.

Après la Conquête, les autorités britanniques ont vite compris que la discipline et l’intégration de la population canadienne à l’Empire passaient par le contrôle de l’instruction, laissée exsangue dans les mains de l’Église dont les institutions d’enseignement sortirent ruinées par la guerre. En 1801, le pouvoir britannique décida d’agir dans la nouvelle colonie du Bas-Canada créée en 1791 ; le gouverneur d’alors profita opportunément de l’absence des députés canadiens en chambre pour faire adopter une loi – la Royal Institution for the Advancement of Learning, nom que porte encore officiellement l’université McGill10 – qui instaura un système public d’éducation devant établir dans les villages, sous contrôle gouvernemental, des écoles offertes à tous, pour y scolariser les élèves canadiens dans la langue du conquérant. Boudé et contourné par les Canadiens, qui aimaient mieux se fier à l’Église ou bloquer l’établissement d’une école « royale » dans leurs villages, ce système ne produisit pas les fruits escomptés. Le pouvoir colonial corrigea le tir en 1824, ne pouvant plus ignorer le rôle étroit de l’Église dans l’éducation des Canadiens. Dans une loi établissant des écoles de fabrique, il donna aux paroisses la faculté de mettre en place des écoles sous leur direction, financées par une partie des revenus des paroisses. Mais peu d’écoles naquirent sous ce régime.

Les livres d’histoire minimisent souvent la catastrophe où conduisit l’échec des rébellions de 1837-38 au Bas-Canada, en fait une tentative avortée de révolution, et l’Acte d’union que Londres imposa à sa colonie trouble-fête en 1840. Elle décapita la jeune élite républicaine, versée dans les idées des Lumières, qu’avaient engendrée les collèges et séminaires du Bas-Canada. Or, ces patriotes républicains, qui formaient la majorité à l’assemblée des députés, avaient entrepris de redresser la situation lamentable où se trouvaient leurs compatriotes largement illettrés. En 1828, 93 % des enfants n’avaient pas accès à l’école11. Plusieurs années avant que le Royaume-Uni et la France ne missent sur pied leur système scolaire public, les députés patriotes établirent en 1829 un régime d’écoles publiques, administrées par des syndics, c’est-à-dire des commissaires laïques élus dans chaque paroisse. Le gouvernement du Bas-Canada finançait la moitié de la construction des nouvelles écoles et les syndics élus devaient rendre compte deux fois par année de leurs activités au parlement du Bas-Canada, qui autorisa en 1832 les membres du clergé à briguer les postes de syndics.

Ce système n’était pas sans défaut. Tout d’abord, la Loi sur les écoles de syndics était purement supplétive, elle laissait intactes les écoles « royales », privées et paroissiales créées sous le régime de la loi de 1824, qui introduisit en réalité un principe de confessionnalité des écoles. Placé sous la supervision des députés, ce système était la proie du favoritisme et de pratiques douteuses12. Enfin, les maîtres, mal rétribués, étaient recrutés au petit bonheur la chance, en l’absence d’institutions vouées à leur formation. On doit aussi comprendre qu’à l’époque, la colonie ne disposait pas encore d’un véritable système municipal ; jouissaient d’un statut municipal, depuis 1831, uniquement Montréal et Québec. En ce sens, les syndics élus incarnaient un début de pouvoir municipal, confiné à l’administration d’écoles primaires.

Or les conflits entre la chambre basse, galvanisée par le chef des Patriotes, Louis-Joseph Papineau, et le conseil législatif, inféodé au gouverneur anglais, eurent raison en 1836 de la loi de 1829, à la reconduction de laquelle le gouverneur britannique mit son veto, si bien que plus de 70 % des 1462 écoles alors existantes durent fermer. Lorsque Lord Durham et son spécialiste en éducation, Arthur Buller, menèrent leur fameuse enquête, ils constatèrent le délabrement des institutions scolaires. Si Butler espéra en vain d’assimiler les Canadiens français par l’école anglaise commune et en exclure le clergé, d’autres de ses idées triomphèrent : sortir la puissance publique de l’école et fonder l’organisation scolaire sur une base municipale. En effet, ce rapport proposa de créer un système éducatif universel, du primaire à l’université, qui serait placé à distance du pouvoir politique et qui reposerait sur un système de municipalités scolaires financées par une taxe foncière obligatoire. La pensée de Durham et de Buller découlait du constat que le système scolaire avait souffert de l’immixtion des députés dans ses affaires ; de plus, il leur fallait soustraire les institutions d’enseignement des Bas-Canadiens d’expression anglaise aux intrigues politiques des parlementaires canadiens-français. De telles municipalités scolaires assuraient donc aux Anglo-Bas-Canadiens de pouvoir se séparer des Canadiens en ce domaine et de faire croître par la rente foncière leur propre réseau scolaire, sans solidarité financière avec ces derniers.

Par leurs recommandations, Durham et Buller suivaient aussi un bon vieux principe de la politique impériale romaine : offrir aux peuples conquis ou vassalisés un succédané de leur liberté politique perdue sous la forme d’une autonomie municipale, qui bornera leurs horizons, les tranquillisera et désamorcera leurs velléités d’émancipation. En somme, on renfermait ces peuples dans leurs cités, pour mieux les dissuader de se réaliser dans leur État libre. Cependant, pour les Anglo-Bas-Canadiens, l’autonomie municipale pouvait signifier autre chose que la jouissance d’une liberté inférieure ; elle les munissait d’un rempart contre l’affirmation d’un pouvoir national canadien-français et la concentration des pouvoirs aux mains de l’exécutif.

On oublie aussi souvent ce fait capital : Lord Durham et Lord Sydenham, son successeur à la tête de la colonie comme gouverneur général, ont exercé des pouvoirs équivalents à ceux d’un dictateur romain, la constitution du Bas-Canada ayant été suspendue pendant l’exercice de leur magistrature d’exception conférée par Londres. Comme l’écrit le sociologue Bruce Curtis, « le Bas-Canada était assujetti à une dictature militaire et politique jusqu’à l’entrée en vigueur en 1841 de l’Acte d’Union de 184013 ». C’est dans ce contexte que prirent forme les premières lois à l’origine des institutions municipales et scolaires du Canada français qui perdurèrent après l’union forcée de 1841.

Ainsi, en novembre 1840, le gouverneur-dictateur Lord Sydenham, réunissant son conseil spécial, ordonna la création de 22 districts municipaux fantoches (13 des 22 préfets nommés par lui étaient anglophones), qui se confondraient avec autant de districts scolaires14. Le mois suivant, il édicta un régime d’institutions municipales pour tout le Bas-Canada. La première ordonnance prévoyait que chaque district municipal possédait ses conseillers élus, responsables entre autres de la construction et de l’entretien des écoles, pour lesquelles des subsides gouvernementaux appariaient les impôts locaux perçus localement. En somme, les pouvoirs municipaux, ordinaires et scolaires, étaient à la fois fusionnés en pratique et distincts en droit. Une loi adoptée en 1841 par le nouveau parlement des Canadas réunifiés confirma le système des districts municipaux pour la gestion et le financement des écoles, le tout étant supervisé par un haut fonctionnaire, le surintendant, nommé par le gouverneur. Toutefois, les Canadiens français étaient nombreux encore à se méfier de ces institutions municipales hybrides, et plusieurs protestèrent contre la perception de la taxe scolaire sur les biens fonciers. Ce fut pourquoi le surintendant de l’époque, Jean-Baptiste Meilleur, réussit à faire adopter par le Parlement du Canada-Uni en 1845 une Loi pour l’instruction élémentaire dans le Bas-Canada, qui remplaça les conseils de districts municipaux par des commissions scolaires, dirigées par des commissaires élus par les propriétaires fonciers et prenant pour base territoriale non plus la municipalité, mais la paroisse. Une autre loi adoptée en 1846 érigea les commissaires élus en corporation légale et instaura des commissions scolaires protestantes à Montréal et à Québec. Bien loin d’apaiser leur fronde fiscale, les propriétaires canadiens redoublèrent d’ardeur à partir de 1846 dans leur combat contre l’impôt scolaire obligatoire, à leurs yeux inutile et liberticide, menant ce que d’aucuns ont appelé une « guerre des éteignoirs » qui persista jusqu’à la fin des années 1850. La création des commissions scolaires avalisa le retrait du gouvernement dans le financement des écoles ; entre 1853 et 1873, la part du financement gouvernemental dans les dépenses des commissions scolaires passa de 25 à 10 %15.

Une fois la révolte fiscale éteinte, les Canadiens finirent peu à peu par se réconcilier avec leurs institutions municipales, ordinaires et scolaires, qui leur apparurent comme des structures politiques de repli. Les Canadiens français avaient tiré une amère leçon de l’union forcée de 1840 : la politique, en particulier celle qui évolue au Parlement, est une entreprise sale et malheureuse dont il faut se tenir loin. Comme ils étaient diminués au parlement et dans les conseils municipaux contrôlés par la communauté britannique, ils jetèrent leur dévolu sur les commissions scolaires, expressions d’une vie sociale blottie dans les paroisses. De même, après les nouvelles lois municipales adoptées en 1855 et 1870, les Québécois se sont approprié leurs municipalités, quoique divisées entre deux échelons, la municipalité locale épousant les contours de la paroisse, et le comté, instance régionale dirigée par un préfet16.

Fait intéressant, la Grande-Bretagne introduisit les commissions scolaires dans sa colonie avant même d’en adopter le principe pour elle-même. En 1870, le parlement britannique adopta une loi posant les jalons d’un nouveau système scolaire, fondé sur des commissions scolaires élues démocratiquement ; entre 1870 et 1890, quelque 2500 de ces commissions bourgeonnèrent en Angleterre et au pays de Galles, de telle manière qu’en 1900, la moitié des élèves fréquentaient les écoles rattachées à ces commissions17. Fort de l’appui des conservateurs et de l’Église anglicane, le gouvernement britannique, à l’initiative d’Arthur Balfour qui deviendrait peu après premier ministre, abolit en 1902 ce système de commissions scolaires et transféra leurs responsabilités aux autorités municipales18.

L’ombre d’un État en matière d’éducation

Le régime scolaire né des convulsions des « rébellions » de 1837-1838 et de la dictature coloniale devait durer jusqu’en dans les années 1960. L’état du Québec né en 1867 était trop faible pour retirer à l’Église et à l’influente communauté anglo-protestante les privilèges consentis sous le régime de l’Union et consacrés dans la constitution de 1867. Lors de la deuxième moitié du XIXe siècle, les Canadiens français n’avaient en leur possession que ce que le philosophe anglais Ernest Gellner a appelé un « État ombre », c’est-à-dire un État incapable d’assurer la transmission d’une haute culture, mission qu’il abandonna à l’Église. Même un esprit éclairé comme Jean-Baptiste Meilleur doutait que l’État, immergé dans la boue de la petite politique, pût accomplir lui-même une telle ambition. Le premier gouvernement du modeste état du Québec créé en 1867 se dota certes d’un ministère de l’Instruction publique, que les conservateurs dirigés par Charles Boucher de Boucherville s’empressèrent toutefois d’abolir en 187519. D’ailleurs, grâce à l’appui du premier ministre Wilfrid Laurier et au soutien de l’Église, on déjoua le projet du gouvernement libéral de Félix-Gabriel Marchand d’instaurer en 1898 un ministère de l’Instruction publique qui remplacerait le système de surintendance bureaucratique chapeautant les commissions scolaires. De même, un projet de loi sur l’instruction obligatoire avorta en 1901. Douze années après le Vatican, le Québec finit par se rallier à l’école obligatoire en 1943 ; en 1964 seulement, il créa un véritable ministère de l’Éducation, mais sans instaurer pour autant un ministère de l’Éducation nationale.

Une autre conséquence du retard mis par l’état québécois à assumer ses responsabilités en éducation et de la dissociation de la démocratie locale est que celui-ci n’a guère compté sur les municipalités pour édifier le système scolaire ; aujourd’hui encore, celles-ci y jouent un rôle marginal, borné au soutien du loisir et de l’action communautaire. Tout un contraste, par exemple, avec la France, où les communes, ou des établissements publics présidés par des élus municipaux, ont la charge des écoles publiques, c’est-à-dire en ont la propriété et voient à leur entretien et à leur construction ; de plus, les communes françaises s’assurent du service de restauration dans les écoles maternelles et élémentaires, y gèrent le personnel non enseignant, la répartition des inscriptions dans les diverses écoles du territoire et l’horaire des classes et peuvent même créer des caisses d’appoint pour soutenir l’aide aux études des familles démunies20. À vrai dire, il n’y a pas d’argument rationnel et objectif pour soutenir l’incapacité des municipalités à remplir des tâches importantes dans le système éducatif.

L’anachronisme socioreligieux des commissions scolaires

Il est d’ailleurs étonnant que le débat sur l’éducation au Québec traite en général si peu des commissions scolaires. Les défenseurs en justifient d’ordinaire le maintien au nom de la démocratie locale et même de la démocratie participative, canalisée prétendument par les conseils d’établissement implantés dans les écoles. Les adversaires du modèle républicain en éducation – il s’en trouve ! – en rejettent la pertinence sur la foi du fait que le Québec aurait, en accord avec la réalité nord-américaine, préféré la vision communautaire de l’école à la vision française, jugée trop nationale et centraliste. On peut se demander en quoi aujourd’hui les commissions scolaires parviennent à incarner un quelconque substrat communautaire. Cela était certes concevable au XIXe siècle quand la paroisse constituait vraiment le socle de la vie sociale et politique au Canada français ; en 1956, on pouvait encore écrire : « Dans notre pays, la paroisse constitue la plus ancienne unité administrative et forme […] le cadre naturel des organisations civiles et scolaires21. » Mais en 2019, quelle serait la communauté qui aurait remplacé la paroisse ? Rappelons que les commissions scolaires étaient au nombre de 350 en 1850 et que leur nombre avoisina les 1700 en 1961 ; aujourd’hui, elles ne sont plus que 72. Elles ressemblent désormais à de grosses structures intermunicipales de gestion scolaire qui secondent l’administration centrale. Elles sont trop grandes pour prétendre offrir des services de proximité, trop petites pour réaliser des économies d’échelle importantes et trop nombreuses encore pour simplifier l’appareil administratif.

La déconfessionnalisation des commissions scolaires en 1999 a achevé de leur enlever tout ancrage dans la réalité socioreligieuse du Québec, qui a beaucoup changé depuis 1960. Dans la mesure où ces commissions, encore proches des paroisses, relayaient le magistère social de l’Église, elles possédaient une pertinence politique, qui s’est évanouie, sans être remplacée par un autre principe d’adéquation de l’action collective avec une formation culturelle ou sociale toujours vivante. Beaucoup de parents québécois ont au vrai boudé le système des commissions scolaires par l’envoi de leurs enfants dans des écoles privées, qui échappent à l’emprise de ces gouvernements locaux particuliers. Ce qui a créé deux systèmes d’administration scolaire, l’un allégé, où des écoles plus autonomes appliquent le régime pédagogique ministériel sans s’embarrasser d’une instance intermédiaire, et l’autre, plus lourd, où les commissions ramifient leurs tentacules entre les écoles et les directions du ministère de l’Éducation.

La dissociation partisane du système municipal québécois

Comme on se garde au Québec de considérer les commissions scolaires comme un gouvernement municipal, leur réforme paraît relever de la simple administration scolaire. Or, ces commissions partagent avec les municipalités de nombreux traits. Ainsi, faute d’opposition, les conseillers municipaux et les commissaires sont en bonne partie désignés par acclamation. En 2017, 55,7 % des conseillers municipaux et 48 % des maires étaient donc « élus » sans opposition, des proportions comparables à celles des présidents et des commissaires scolaires. En dehors des grands centres urbains, la démocratie locale au Québec, dans ses expressions municipale et scolaire, n’arrive pas à se nourrir d’une véritable compétition électorale. On acclame plutôt qu’on élit. La proximité prétendue des élus locaux avec leurs électeurs ne les incite guère à voter en grand nombre ; le taux de participation aux élections municipales frôle les 45 %, nettement en deçà de la participation électorale aux élections québécoises. Sur le plan historique, les commissions scolaires ont moins tablé cependant sur la démocratie que les municipalités ; le principe du suffrage universel pour la désignation des commissaires n’a été acquis que depuis 1973 ; auparavant, leur désignation procédait du seul vote des propriétaires fonciers ou appartenait au conseil municipal, à l’archevêché ou au gouvernement22.

Ensuite, ces deux formes de démocratie locale souffrent du même type de problème relativement aux partis politiques : une extrême dissociation, qui voit chaque municipalité ou commission scolaire posséder ses clivages et ses partis politiques qui lui sont propres, sans correspondance avec les partis en lice aux échelons politiques supérieurs23. En Occident, se produisent souvent à l’intérieur d’un pays les mêmes partis politiques sur toutes les scènes démocratiques, locale, régionale, nationale et supranationale, de manière à former un système partisan intégré – pensons à la France, à l’Allemagne, à l’Italie et au Royaume-Uni. Mais au Québec toutefois, comme dans le reste du Canada d’ailleurs, les partis politiques se confinent à une scène politique seulement, fédérale, fédérée, municipale ; se spécialisant pour un seul type d’élection, chaque parti se garde de porter ses candidats, son organisation et son programme dans une autre arène24. Ainsi, quand ils existent, les partis municipaux changent d’une ville à l’autre, vivent dans un monde à part, déconnecté de la vie partisane des échelons supérieurs. En réalité, les partis politiques municipaux, ainsi que les « équipes électorales » des commissions scolaires forment, sauf peut-être à Montréal et à Québec, de simples comités d’électoraux transitoires, sans ressources et sans capacité de mener une réflexion sérieuse entre les élections. Au cours des dernières années, du reste, les partis politiques municipaux ont eu tendance à se multiplier au Québec ; on en comptait 88 en 1998, 193 en 200925, 200 en 2013, 131 en 2016 et enfin 144 en 2019, tous enregistrés auprès du Directeur général des élections26.

Ce tableau donne l’impression d’une action collective qui s’émiette sur des véhicules éphémères, incapables de se projeter durablement dans l’avenir et de coaliser des intérêts qui regardent de larges pans de la population. D’où en général le caractère étroit du débat municipal, où des élus souvent acclamés s’acharnent à administrer leur carré de sable en faisant abstraction de tout le reste, sans devoir comprendre les dimensions plus vastes de leurs actions à travers notamment un parti actif sur d’autres scènes démocratiques. La littérature scientifique saisit ce phénomène de dissociation à travers le concept inadéquat d’apolitisme, en vue de souligner que les acteurs municipaux au Québec se réclament d’une gouverne neutre et technique, sans affiliation idéologique avec les grands partis27. De plus, les partis municipaux semblent mieux développés au Québec qu’ailleurs, grâce au législateur québécois qui leur a conféré un statut légal et les a soumis à un régime distinct de financement de leurs activités28. Cependant, malgré la faveur législative dont ils sont l’objet au Québec, les partis municipaux ne convainquent guère ; on a même déjà réclamé leur abolition pour Montréal29. De plus, l’apolitisme prétendu de la vie municipale camoufle à peine les liens privilégiés de certains partis des arènes supérieures avec le monde municipal ; pensons aux liens presque organiques du Parti libéral du Québec avec les administrations municipales, et en particulier avec l’Union des municipalités du Québec30. C’est d’ailleurs à l’instigation du ministre Martin Coiteux que l’Assemblée nationale a hissé en 2017 les municipalités québécoises au rang de « gouvernements de proximité faisant partie intégrante de l’État québécois » et qu’elle a reconnu que « les élus municipaux possèdent la légitimité nécessaire, au sens de la démocratie représentation, pour gouverner selon leurs attributions31. » Belle façon de sacraliser aussi la spécialisation des partis municipaux.

Or, en Occident, et surtout en Europe, les partis politiques tentent de déployer leur action sur toutes les scènes démocratiques à la fois, remplissant ainsi leurs fonctions de médiateurs des citoyens auprès des pouvoirs publics et d’intégrateurs des dimensions locale, régionale et nationale de l’action collective. Dans un parti où se côtoient à la fois des conseillers municipaux et des députés, comme le Royaume-Uni en donne l’exemple, les dimensions locale et nationale – ou multinationale… –, de la vie politique se complètent et interagissent continûment, plutôt que d’être vouées à des systèmes de partis dissociés. Même le Scottish national Party, qui fait élire des députés aux parlements d’Édimbourg et de Londres, est aussi présent en grand nombre dans les conseils municipaux d’Écosse (plus du tiers de leurs conseillers32).

La dissociation du système municipal au Québec entraîne que l’énergie des citoyens et des acteurs de la scène locale se distribue sur une multitude de micropartis qui vont et viennent, tournent en rond sans cesse, dans l’enclos de leur territoire municipal ou scolaire. Cela entretient une société politique éparse, qui s’épuise dans des mini-réformes où chacun se replie dans son district, son arrondissement, ses affaires, sa petite course à la mairie ou au conseil municipal, sans préférer les perspectives d’ensemble, sans devoir parler un langage commun à la collectivité québécoise.

L’absence de fonction publique municipale unifiée, qui voit chaque municipalité négocier à la pièce le régime de travail de ses corps d’emploi, ajoute à la dispersion de l’action collective au niveau local. Cette dissociation et ce manque d’unité ont aussi entraîné le résultat cocasse que nombre de maires au Québec gagnent plus que le premier ministre33 ou un ministre de l’état québécois et que pour plusieurs corps d’emploi comparables, on touche un salaire supérieur dans les administrations municipales que dans l’administration québécoise, où la rémunération globale accuse un retard de 24 % par rapport à celle de ces dernières34. En somme, on ne s’enrichit pas à servir la « nation » québécoise, à supposer que celle-ci loge dans son petit état fédéré, coincé entre un État fédéral impérial qui la nie et des municipes infranationaux qui l’ignorent. Par le « fédéral » ou le « municipal », on conjugue au Québec service public et carrière payante. D’une certaine manière, considérées sous l’angle de la structure de leur rémunération, plusieurs administrations municipales se posent donc en égales de l’administration fédérale. Les commissions scolaires ne sont pas en reste ; leurs cadres y jouissent d’une clause décrétée par le gouvernement Couillard qui garantit le maintien de leur rémunération bonifiée, même si le nombre des élèves administrés devait baisser35. Fait singulier, un cadre issu des commissions scolaires peut toucher une rémunération maximale de 140 517 $ en 2019, contre 125 574 $ pour un cadre issu du réseau collégial36. Don de soi, quasi-gratuité et longanimité, voilà ce qui est attendu des travailleurs-serviteurs de la fonction publique québécoise.

De ce tableau se dégage que la « nation » québécoise s’est confinée à un rêve de surface, telles ces punaises semi-aquatiques, du type gerromorpha, qui nagent et glissent à la surface de l’eau sans descendre dans les profondeurs. Récité à la manière d’un mantra ou d’une neuvaine, ce rêve a enflammé les imaginations, dont le feu nouveau par ses lueurs incandescentes a nimbé un être collectif suspendu dans un espace politique imaginaire, mais demeuré au fond abstrait et vague comme un mauvais poème symboliste, aussi incolore qu’un lac acidifié, sans relais dans la vie politique locale où il prendrait appui et qu’il mettrait à contribution. Force est d’observer que les partis politiques au Québec qui ont le plus chanté l’avènement de la nation québécoise ont été incapables jusqu’ici d’entrer dans les arènes municipales et de mieux intégrer la vie démocratique locale à la vie politique « nationale » appelée de leurs vœux. Ils se sont contentés d’investir la scène fédérale, avec des succès électoraux fluctuant au gré de la conjoncture et de l’humeur changeante de l’électorat, en faisant l’impasse sur l’enracinement de leur action dans la démocratie locale, laissée en plan.

Des commissions scolaires aux centres de services scolaires. Un essai raté de centralisme national ?

Considérons maintenant le projet de loi déposé par le ministre de l’Éducation Jean-François Roberge en vue prétendument de supprimer les commissions scolaires. À la lecture de ce projet de loi complexe et surchargé qui met en œuvre simultanément plusieurs réformes du système éducatif, il est clair que le gouvernement de la CAQ a privilégié une solution technocratique, sans égard à la nature et au fonctionnement de la démocratie municipale dont les commissions scolaires ont été depuis longtemps l’un des rouages, comme si le projet de les abolir n’avait rien à voir avec la démocratie locale et la reconquête de sa capacité à devenir l’un des piliers du système éducatif québécois.

Mais ces commissions seront-elles vraiment abolies ? Elles le seront certes formellement, dans la mesure où ces commissions, en tant qu’entités juridiques, disparaîtront. Les remplaceront des « centres de services scolaires », une fois modifiée la Loi sur l’instruction publique. Cependant, comme palier administratif, ces commissions subsisteront, puisque les centres de services se substitueront à celles-ci dans l’accomplissement de grosso modo les mêmes tâches, notamment la gestion de la taxe et des immeubles scolaires, sous la supervision plus étroite du ministre de l’Éducation et du gouvernement, qui centralise en fait d’énormes attributions, dont le pouvoir de modifier par règlement le territoire des centres de services ou celui de les éliminer ou d’en créer de nouveaux. Le ministre pourra aussi fixer des objectifs et des cibles à atteindre aux centres de services et communiquer plus directement avec les parents d’élèves et les employés de ces centres. À l’instar des commissions scolaires, ces derniers continueront donc d’être des entités de gestion infraministérielles, dont le personnel dirigeant se recrutera en dehors de la fonction publique québécoise. Dotés de la personnalité juridique, ces centres jouiront des droits classiques qui y sont attachés, propriété et disposition des immeubles, droit d’ester en justice – contre le gouvernement d’ailleurs… – et direction du personnel, conformément au maquis des conventions collectives existantes. Autrement dit, sous le masque de ces centres de services, on retrouve les mêmes commissions scolaires, avec en moins l’élection en apparence de leurs administrateurs, pour les centres dits « francophones ». Notons que les directions d’école, regroupées en association, se plaisaient déjà, dès 2015, à se voir jouer un rôle déterminant dans des commissions scolaires devenues centres de service37.

Par ailleurs, le gouvernement Legault a décidé d’abolir de manière différenciée l’élection des commissaires scolaires. En effet, il maintient le suffrage universel pour une partie importante des membres des conseils d’administration qui géreront les centres de services anglophones. Chaque conseil anglophone aurait un nombre de représentants élus allant de 8 à 17, c’est-à-dire entre la moitié et un peu plus des deux tiers des membres du conseil. Cependant, pour l’ensemble des conseils des centres francophones et la part restante des conseils anglophones, un autre principe de sélection prévaudra. Il épousera le système existant dans les conseils d’établissement des écoles, principe que les syndicats et des chercheurs en sciences sociales ont appelé la « démocratie participative », qui donnerait en théorie une prise plus directe des citoyens sur leurs institutions que la démocratie représentative dominée par les partis38. Mais voir dans les conseils d’établissement l’expression de la « démocratie participative » tient de la pure inflation verbale.

Ces conseils sont fondés sur la représentation d’intérêts segmentaires, les parents, les employés de soutien, les professionnels non enseignants, les enseignants et les élèves, qui se choisissent leurs propres représentants à l’occasion entre autres de mini-assemblées annuelles ; chacun de ces segments est loin de former un « démos », à moins de souscrire à une vision atomisée du social. En ce sens, le projet de loi 40 remplace une forme d’élection par une autre ; de la démocratie électorale classique, fondée sur le scrutin majoritaire exercé par un vote secret pour la sélection d’un représentant territorial, on passe à la « démocratie des pairs », issue des petits corps constitutifs de l’école, qui se choisissent des représentants, chacun à sa manière. Mais « la démocratie participative » dont se réclament les analystes des microadministrations scolaires révèle à tout le moins l’horizon idéologique de leurs présuppositions, qui aspire à une coïncidence de petits corps sociaux avec eux-mêmes, sans médiation étrangère perturbatrice ; c’est pourquoi on est plus près d’un système qu’on pourrait appeler la microcratie.

En lisant Fernand Dumont, on voit que la participation, jointe à la créativité du citoyen agissant pour et par lui-même, ont nourri une espèce d’utopie romantique née dans le tumulte de la Révolution tranquille pour conjurer la technicisation de l’existence et offrir à un peuple inabouti, « un peuple de nulle part » qui n’a rien inventé de grand dans l’ordre politique ou économique des compensations consolatrices ; l’individu s’enivre d’autant mieux de son activité créatrice dans un monde social rabattu à son milieu immédiat que son peuple est impuissant ou réduit à la nullité39.

Or, fidèle à l’idéologie participationniste qui innervait déjà l’organisation des conseils d’établissements scolaires et qu’on observe aussi dans les services de santé, le projet de loi 40 propose d’en étendre la logique à la composition des conseils d’administration des nouveaux centres de services. Cette idéologie loue la participation des usagers et des producteurs du « milieu » scolaire, parents, élèves, administrateurs, enseignants et autres membres du personnel, qui croient participer directement à l’administration de leur école par le truchement de leurs représentants au conseil d’établissement, sélectionnés par les « pairs ». Grâce au projet de loi 40, les conseils d’établissement obtiennent de sélectionner une autre strate de représentants dépêchés à l’échelon supérieur des conseils d’administration des centres de services voués aux intérêts de la « communauté ». Ce projet de loi décrit d’ailleurs cette procédure de cooptation ascendante comme une forme d’élection, qui met les conseils de tels centres à la remorque entre autres du « milieu communautaire, municipal, sportif, culturel, de la santé, des services sociaux ou des affaires ». La nature de cette communauté qui surgit plusieurs fois dans le projet de loi n’est pas précisée ; elle apparaît fictive ou fantasmée, présumée exister pour l’ensemble du territoire attaché au centre de services délimité par le gouvernement. La microcratie des pairs se nourrit de la vision idyllique d’un autogouvernement social replié sur ses terres et débarrassé du politique et des partis, où tous les ayants droit d’une microcommunauté – l’école primaire ou secondaire – cogèrent, grâce à ses porte-parole acclamés par ses mini-assemblées, ses affaires internes, sans devoir les relier à un plan d’ensemble plus vaste. Mais en réalité, c’est compter sur le volontariat missionnaire ou civique de parents et d’acteurs communautaires qui se voueront à leur école gratuitement.

Du reste, le projet de loi 40 modifie aussi la composition des conseils d’établissement, pour augmenter la part des membres réservés aux parents et diminuer celle qui est laissée aux élèves et aux représentants de la « communauté ». De la sorte serait consacré un principe de représentation paritaire entre d’un côté, les parents, et de l’autre, et les autres partenaires. D’une certaine manière, dans l’esprit du législateur québécois, les conseils d’établissement ont remplacé les anciens conseils de fabrique ; la piétaille des parents volontaires, des gérants d’écoles et des serviteurs communautaires fournira à la grande Église de l’éducation ses marguilliers, ses chanceliers et ses desservants qui propageront la bonne nouvelle de la réussite scolaire sur le parvis des classes, sous la supervision scrupuleuse du ministre-archevêque qui, depuis son palais en style brutaliste dédié à Marie de l’Incarnation, disciplinera ses ouailles par ses règlements, ses mandements et le catéchisme déontologique, quitte à redessiner de temps à autre et motu proprio la carte diocésaine.

Les conseils anglophones échapperont en partie à ce magistère centralisateur qui surplombe une action collective pulvérisée en microsegments institutionnalisés. Ils jouiront même d’un statut particulier, d’autant plus que les élus des nouveaux conseils ne verront pas leur mandat limité à trois ans, comme c’est le cas des membres élus par les « pairs », mais fixé par la Loi sur les élections scolaires, qui gardera sa validité pour eux seuls. Alors que les « francophones » abandonneront leurs affaires éducatives à des centres de services rivés aux préoccupations de conseils d’établissement laissés aux mains des directions d’écoles, de faire-valoir parentaux et de bonnes âmes communautaires bénévoles, les neuf centres de services « anglophones » se reposeront sur la sagacité, l’expérience, la connivence et la largeur de vues d’une élite élue et rémunérée, investie par le suffrage populaire de la « communauté minoritaire d’expression anglaise du Québec », pour reprendre la formule de M. Dan Lamoureux, président de l’Association des commissions scolaires anglophones du Québec40. Ces représentants élus auront l’avantage de pouvoir prétendre représenter, outre le milieu scolaire, les contribuables-électeurs d’un « bloc » anglophone au sein du Québec réparti sur de grands territoires. Historiquement, les anglophones du Québec ont toujours compté sur le contrôle de l’assiette foncière de leurs municipalités et de leurs commissions scolaires séparées pour échapper au centralisme national de Québec. Le projet de loi 40 maintient intacte cette tradition, et ceux-ci pourront comme à l’accoutumée s’en remettre à la vigilance de leurs similicommissaires scolaires et de leurs maires-gouvernants élus au suffrage universel.

Mais l’élément le plus étonnant dans le projet de loi 40 réside ailleurs… La Loi sur la laïcité de l’État adoptée à grand bruit en juin dernier délimite le périmètre des institutions parlementaires, gouvernementales et judiciaires auxquelles s’appliquent les obligations déduites de la laïcité. Une annexe énumère les organismes publics réputés être des « institutions gouvernementales » assujetties à la laïcité, parmi lesquels figurent les commissions scolaires. Le projet de loi 40 modifie la Loi sur la laïcité de l’État pour substituer les centres de services scolaires aux commissions scolaires dans cette annexe. Or, la Loi d’interprétation de l’Assemblée nationale définit le gouvernement comme le « lieutenant-gouverneur et le Conseil exécutif du Québec », c’est-à-dire le conseil des ministres et le représentant de Sa Majesté, soit le pouvoir exécutif québécois. Cependant, confondant les pouvoirs exécutif et administratif comme on le fait dans le monde anglophone41, la Loi sur la laïcité de l’État hisse au rang du pouvoir gouvernemental toutes sortes d’organismes publics et d’entités locales étrangers à l’exécutif, dont les centres de services qui deviendront, en quelque manière, d’autres « gouvernements de proximité ».

De cette façon, le projet de loi 40 instaure deux entités gouvernementales, des entités faibles francophones, dont les dirigeants sont légitimés par un bassin restreint de bénévoles zélés, parents, porte-voix communautaires et notables du milieu, et des entités fortes, anglophones, investies par le suffrage universel, qui pourront prétendre former, de facto du moins, un gouvernement parallèle de langue anglaise au sein même de l’état du Québec. Ce statut d’exception, consacré par la loi, entérinera l’idée que les « francophones », qui peuvent se suffire de micros-élections dans les conseils d’établissement, ont moins besoin d’une démocratie représentative de plus vaste ampleur pour se gouverner que les « anglophones », plus exigeants et plus aptes.

Le gouvernement Legault a vraisemblablement opté pour cette solution différentialiste paradoxalement peu flatteuse pour sa base électorale afin de s’éviter des contestations judiciaires, fondées sur une interprétation extensive des droits scolaires garantis par la Charte canadienne aux Anglo-Québécois ou sur le principe classique suivant lequel tout pouvoir de taxation entraîne le droit d’être représenté dans l’entité qui l’exerce. Toutefois, selon la Cour suprême, l’article 23 de la Charte canadienne, qui reconnaît aux « minorités » de langue officielle une certaine prise sur la gestion de leurs écoles quand le nombre d’étudiants le justifie, oblige seulement les états provinciaux à financer ces écoles, et non point à céder à la minorité un pouvoir de taxation. De plus, bien que l’état doive certes assurer « la représentation de la minorité linguistique au sein des conseils locaux ou des autres pouvoirs publics qui administrent l’instruction dans la langue de la minorité », la Cour ne prescrit pas de formule de représentation précise42. La commission scolaire autonome formerait au plus un modèle idéal, mais pas obligatoire pour remplir les exigences de l’article 2343.

En somme, rien n’interdirait à l’état québécois d’enlever aux centres de services leur pouvoir de taxation, lequel aurait aussi la latitude de choisir le mode de représentation adéquat des anglophones admissibles à l’instruction en anglais dans le système scolaire, sans devoir recourir nécessairement à l’élection au suffrage universel classique. En définitive, il y a probablement plus d’options sur la table qu’on ne veut l’admettre. Quoi qu’il en soit, si le projet de loi 40 est adopté dans sa forme initiale, il restera aux contribuables québécois de langue française, privés de la possibilité d’élire les gestionnaires des taxes scolaires, à porter leur cause au tribunal, en plaidant notamment la discrimination fondée sur la langue, à moins qu’ils ne se résignent à la microcratie des pairs offerte par une réforme qui résout un problème en en créant un autre. Il s’en faut de beaucoup que le centralisme national sous-jacent à cette réforme du système éducatif serve la démocratie ou la nation.

On sait que le gouvernement Couillard a déjà envisagé d’abolir les commissaires scolaires et de remettre aux municipalités la perception de la taxe scolaire, une idée que le gouvernement Legault a manifestement écartée44. En réalité, d’autres tâches encore pourraient revenir aux municipalités, comme le transport scolaire ou même la gestion des bâtiments. On voit toutefois mal s’effectuer une participation des municipalités à l’administration scolaire en conservant en l’état un système de partis locaux aveugles aux enjeux de la politique nationale québécoise. Il y a peu à espérer d’une réforme du système d’éducation qui entérinerait, par lassitude, ignorance ou atavisme têtu, les dissociations léguées par une gouverne impériale qui exerce toujours son emprise sur les esprits et l’action collective. Peu importe l’avenir réservé aux commissions scolaires, une question préalable attend sa réponse : faut-il garder les bases sur lesquelles le système municipal au Québec s’est jusqu’ici édifié ?

 

 

 

 


1 Radio-Canada, « Élections scolaires : un taux de participation qui frôle l’indifférence », 3 novembre 2014

2 Jean-Pierre Proulx, « Le report répété des élections révèle toute la fragilité de la démocratie scolaire », Le Devoir, 15 mai 2018

3 Voir Loi modifiant principalement la Loi sur l’instruction publique relativement à l’organisation et à la gouvernance scolaires, Projet de loi no 40, Assemblée nationale de l’état du Québec, 1er octobre 2019, 42e législature, 1ère session.

4 Voir la rubrique Commissions scolaires, site de la Fédération des commissions scolaires du Québec, http://fcsq.qc.ca/commissions-scolaires/.

5 Voir la troisième partie de la Loi sur l’instruction publique en vigueur en 1940, dans B.-O. Filteau, Code scolaire de la Province de Québec, Québec, Imprimerie Le Soleil, 1940.

6 Voir Ph.-A. Miller, Administration et législation du système scolaire de la Province de Québec, 2e éd., Québec, Société des éditions Champlain, 1956, p. 101-102.

7 Résultats préliminaires des élections scolaires de 2014, ministère de l’Éducation de l’état du Québec, http://www.education.gouv.qc.ca/commissions-scolaires/gouvernance/elections-scolaires-2014/resultats-2014/.

8 Voir l’annexe A de la Loi sur le régime de négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic, ch.R-8.2., Assemblée nationale de l’état du Québec.

9 Loi portant sur la réforme du système de taxation scolaire, ch. 5, Assemblée nationale de l’état du Québec, sanctionnée le 28 mars 2018.

10 Voir article 1, Loi sur les établissements d’enseignement de niveau universitaire, c. E 14-1, loi de l’état du Québec, qui désigne l’université McGill comme suit : l’Institution royale pour l’avancement des sciences (Université McGill).

11 Richard Leclerc, Histoire de l’éducation au Québec, des origines à nos jours, Sillery, publié par l’auteur, 1989, p. 40. http : //collections.banq.qc.ca/ark:/52 327/bs2106902.

12 Voir à ce sujet l’étude fouillée réalisée par Jean-Pierre Proulx, avec la collaboration de Christian Dessureault et Paul Aubin, La genèse de l’école publique et de la démocratie scolaire au Québec. Les écoles de syndics 1814-1838, Québec, Presses de l’Université Laval, 2014.

13 Bruce Curtis, Ruling by schooling Quebec, Toronto, University of Toronto Press, 2012, p. 378.

14 Voir Louis-Philippe Audet, Histoire de l’enseignement au Québec, 1608-1971, tome 2, Montréal, Holt, Rinehart et Winston, 1971, p. 32.

15 Richard Leclerc, Histoire de l’éducation au Québec, des origines à nos jours, déjà cité, p. 49.

16 Voir sur ce sujet Guillaume Rousseau, L’État-nation face aux régions, Québec, Septentrion, 2016.

17 Derek Gillard, Education in England: a History, 2018, chapitre 6, en ligne : http://www.educationengland.org.uk/history/chapter06.html.

18 Voir cette fiche d’information historique préparée par le parlement britannique, https://www.parliament.uk/about/living-heritage/transformingsociety/livinglearning/school/overview/reform1902-14/.

19 Claude Corbo, L’échec de Félix-Gabriel Marchand, Montréal, Del Busso, 2015, p. 14-15.

20 Voir la rubrique « Les collectivités territoriales » du ministère de l’Éducation nationale et de jeunesse, République française, en ligne : https://www.education.gouv.fr/cid199/les-collectivites-territoriales.html.

21 Ph.-A. Miller, Administration et législation du système scolaire de la Province de Québec, déjà cité, p. 10.

22 Micheline Després-Poirier et Philippe Dupuis, Le système d’éducation du Québec, 2e édition, Montréal, Gaétan Morin, 1995, p. 67.

23 J’ai déjà traité de cette question plus longuement dans ce texte, « La mairie divine ou l’étrange dissociation du monde municipal québécois », Encyclopédie de l’Agora, 8 mars 2015, en ligne : http://agora.qc.ca/documents/la_mairie_divine_ou_letrange_dissociation_du_monde_municipal_quebecois.

24 On a peu écrit sur cette spécialisation du système partisan, voir cependant André Bernard, Vie politique au Canada, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2005, p. 131-135.

25 Anne Mévellec et Manon Tremblay, « Les partis politiques municipaux : la “Westminsterisation” des villes du Québec ? », Recherches sociographiques, LIV, 2, 2013, p. 326.

26 Directeur général des Élections, Portrait sur le financement des partis politiques municipaux, septembre 2017, état du Québec, p. 5 en ligne : https://www.electionsquebec.qc.ca/documents/pdf/DGE-6355-2_17-08.pdf. Pour les données de 2019, voir le site du Directeur général des Élections sous la rubrique « Partis politiques ».

27 Voir notamment Laurence Behrer et Sandra Breux, « L’apolitisme municipal », Bulletin d’histoire politique, 21 (1), 2012, p. 170-178. Voir aussi Anne Mévellec, Guy Chiasson et Yann Fournis, « De “créatures du gouvernement” à “gouvernements de proximité” : la trajectoire sinueuse des municipalités québécoises », Revue française d’administration publique, vol. 162, no 2, 2017, p. 339-352.

28 Voir notamment la Loi sur les élections et les référendums dans les municipalités, chapitre E. 2.2, Loi de l’état du Québec.

29 Voir Dan Delmar, « Let’s get rid of municipal parties in Montreal », Montreal Gazette, 6 février 2018, voir https : //montrealgazette.com/opinion/columnists/dan-delmar-lets-get-rid-of-municipal-political-parties-in-montreal.

30 Voir Harold Bérubé, Unité, autonomie, démocratie. Une histoire de l’Union des municipalités du Québec, Montréal, Boréal, 2019.

31 Préambule, Loi visant principalement à reconnaître que les municipalités sont des gouvernements de proximité et à augmenter à ce titre leur autonomie et leurs pouvoirs, Loi de l’état du Québec, 2017, ch. 13. Ni les députés ni les ministres de l’état du Québec n’ont reçu l’insigne privilège de se faire dire par la loi qu’ils gouvernent.

32 Voir ce site d’information britannique, http://www.opencouncildata.co.uk/councils.php?model=S&y=0.

33 Voir Charles Lecavalier, « C’est le bordel dans la rémunération des maires », Journal de Québec, 17 novembre 2019, en ligne : https://www.journaldequebec.com/2019/09/17/cest-le-bordel-dans-la-remuneration-des-maires.

34 Voir cette étude, Institut de la Statistique du Québec, Rémunération des salariés, État et évolution comparés, 2018, p. 79. En ligne : http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/travail-remuneration/remuneration-salaries-2018.pdf.

35 Voir François Fortier, « Québec bonifie le salaire des cadres scolaires », Le Devoir, 20 septembre 2018, en ligne : https://www.ledevoir.com/societe/education/537153/prime-aux-cadres-scolaires.

36 Voir les données fournies par le Conseil du trésor, état du Québec, https://www.tresor.gouv.qc.ca/ressources-humaines/conditions-de-travail-et-remuneration/echelles-de-traitement/echelles-de-traitement-en-vigueur/?no_cache=

37 Voir l’Association québécoise du personnel de direction des écoles, Avis déposé à M. François Blais, ministre de l’Éducation, de l’enseignement supérieur et de la recherche, 27 avril 2015. On y écrit, p. 4 : « La commission scolaire doit devenir un centre de services où les administrateurs ont la responsabilité de soutenir les écoles et d’assurer, voire protéger, l’accessibilité des élèves aux services scolaires sur leur territoire. » En ligne : https://www.aqpde.ca/wp-content/uploads/2015/05/vers-une-meilleure-gouvernance-de-proximite-des-ecoles.pdf

38 Voir notamment, Élizabeth Doiron-Gascon, La participation parentale dans les écoles primaires québécoises : parole d’un groupe de parents, maîtrise en travail social, Université du Québec à Montréal, décembre 2012, p. 6-12.

39 Voir Fernand Dumont, La vigile du Québec, Montréal, Hurtubise HMH, 1971, p. 221-234.

40 Voir le communiqué « Le gouvernement pénalise sa communauté minoritaire », Association des commissions scolaires anglophones du Québec, 11 juin 2009, voir : https://qesba.qc.ca/fr/nouvelles/item/le-gouvernement-penalise-sa-communaute-minoritaire.

41 Confusion qui fait d’ailleurs l’objet d’une capsule linguistique de l’Office de la langue française, voir : http : //bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/gabarit_bdl.asp?id=5238.

42 Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342.

43 Voir le commentaire de l’arrêt Mahé par Pierre Foucher, Revue du Barreau canadien, 1990, vol. 69, p. 574.

44 Tommy Chouinard, « Québec retirera aux commissions scolaires leurs pouvoirs de taxation », La Presse, 2 juin 2015, en ligne : http : //plus.lapresse.ca/screens/b9275b75-77a0-42a2-a6c7-9f645442a471__7C___0.html.

* Professeur science politique, UQAM