Les effets politiques de l’Acte d’Union

Science politique. Université de Montréal

Afin de mieux saisir les effets politiques de l’Acte d’Union, nous désirons rappeler quelques principes élémentaires de polémologie qui sont généralement admis, mais qu’on a tendance à oublier.

  1. L’invasion et la conquête militaire d’un territoire par une puissance étrangère ne peuvent être durables et profitables que si elles s’accompagnent de la soumission de ceux qui l’habitent.
  2. En conséquence, tout conquérant cherchera à convertir le pouvoir des armes en pouvoir politique afin de faire accepter son autorité comme légitime et bénéfique pour ceux qu’il soumet. Il pérennise ainsi son pouvoir.
  3. Les constitutions et les institutions qui en résultent produisent donc le consentement du peuple conquis à sa subordination et à sa dépendance.
  4. Ce consentement est facilité par la collaboration de l’élite du peuple conquis et son intégration dans le jeu institutionnel imposé par le conquérant.
  5. Cette soumission volontaire s’accompagne d’une reconfiguration de l’identité et de la marginalisation de la contestation.

Toute conquête impose donc un ordre constitutionnel et juridique étranger à la société conquise, cet ordre devant préserver les intérêts stratégiques du conquérant.

Cette logique décrit de façon succincte les effets politiques de l’Acte d’Union de 1840 qui fut parachevé par l’Acte de l’Amérique britannique du nord de 1867.

En 1840, le Bas-Canada fut victime d’une seconde conquête puisque c’est par la force des armes que le pouvoir colonial écrasa la révolte populaire et la volonté d’instituer un régime politique démocratique, libéré des entraves du colonialisme britannique. Pour les vaincus de 1760, l’échec de 1837-1838 renforçait toutes les tendances inhérentes à la situation de domination coloniale imposée par les armes en 1760.

Subordination, spoliation et minorisation seront les principaux effets de l’Acte d’Union

Le projet d’unir les colonies britanniques était caressé depuis longtemps par la bourgeoisie marchande anglaise qui s’accommodait mal de la constitution de 1791 qui, pour des raisons de conjonctures stratégiques à la suite de la guerre d’indépendance américaine, avait séparé le Haut et le Bas-Canada et permis à la majorité canadienne du Bas-Canada de contrôler l’Assemblée législative. Pour la bourgeoisie marchande, cette constitution était dysfonctionnelle parce que le peuple conquis pouvait contrôler l’appareil législatif et qu’il l’utilisait pour bloquer la volonté d’expansion commerciale des marchands anglais en refusant par exemple d’utiliser les fonds publics pour financer la construction des canaux. Ils estimaient qu’à moyen terme cette constitution ne pouvait que conférer l’indépendance aux Canadiens ce qui était une menace directe à leurs intérêts mercantiles. Dans un tel contexte politique, leur projet de faire disparaître la nation canadienne par l’immigration et l’assimilation s’avérait irréalisable. Tant que la majorité de la population serait canadienne, ils ne pouvaient revendiquer l’obtention de la démocratie de représentation qui sert normalement les intérêts de la bourgeoisie. Pour arriver à cette fin, ils avaient déjà exigé sans succès, en 1822, l’union du Haut et du Bas Canada. Lord Durham sera sensible à leurs réclamations et recommandera l’adoption d’une nouvelle constitution favorisant l’assimilation des Canadiens français et qui leur enlèverait le contrôle de l’assemblée représentative. « La fin première et ferme du Gouvernement britannique, écrit-il dans son rapport, doit à l’avenir consister à établir dans la province une population de lois et de langues anglaises, et de n’en confier le gouvernement qu’à une assemblée décidément anglaise » (p. 203).

Les Canadiens, comme ils se désignaient à l’époque, ne furent pas consultés sur le projet d’union législative. Ce fut un conseil spécial, nommé par Colborne et composé surtout d’administrateurs et de marchands anglais, qui approuva l’Union. Dans le Haut-Canada, le « Family Compact » et les marchands de Toronto exigèrent, avant de donner leur accord, une représentation inférieure pour le Bas-Canada, la proclamation de l’anglais seule langue officielle et la localisation de la capitale dans le Haut-Canada. Le Parlement impérial vota l’Union Act le 23 juillet 1840 et l’Union fut proclamée le 10 février 1841.

L’Acte d’Union réunissait les deux Canadas en une seule province et établissait un conseil législatif nommé à vie, une assemblée élue composée de 42 membres représentant le Bas-Canada et de 42 pour le Haut-Canada, l’anglais, seule langue officielle à l’Assemblée, la restriction des droits démocratiques en exigeant la possession d’une propriété de 500 livres pour être député et la suppression du droit de vote des femmes. Le contrôle des revenus et des budgets est accordé à l’assemblée, sauf une somme de 45 000 livres sterling, servant à payer le salaire du gouverneur et des juges et 30 000 livres pour les salaires des principaux fonctionnaires. Le gouverneur a un droit de veto, la reine peut bloquer un projet de loi pendant un maximum de deux ans, le gouverneur se réserve enfin le droit de créer des comtés et d’y nommer des représentants. Cette nouvelle constitution n’est pas des plus démocratique. C’est une démocratie faite à la mesure d’un pouvoir colonial qui veut dominer un peuple colonisé.

L’Acte d’Union instaure la minorisation et la subordination politique des Canadiens français en accordant une représentation supérieure au Haut-Canada, dont la population était moins nombreuse que celle du Bas-Canada qui dispose de 42 représentants pour 650 000 habitants comparativement aux 42 représentants pour les 450 000 habitants du Haut-Canada. Dans le nouveau système politique, les représentants de la nation canadienne seront définitivement mis en minorité, puisque sur le plan linguistique cette apparente égalité est fausse. En effet parmi les 42 représentants du Bas-Canada élus le 8 avril 1841, il avait 18 députés anglophones conservateurs1. Ainsi, sur un total de 84 députés élus en 1841, il n’y en avait que 22 qui représentaient les intérêts de la population francophone. La même distorsion se répéta au Conseil législatif où sur les 12 représentants du Bas-Canada, 5 étaient des anglophones2. Le tour était joué : la majorité francophone était sous-représentée et la minorité britannique du Bas-Canada était surreprésentée. Fini la résistance canadienne aux volontés hégémoniques du colonisateur britannique.

L’Acte d’Union est aussi une entreprise de spoliation. Elle force les Canadiens français à payer les dettes du Haut-Canada. La banque Baring Brothers, qui avait souscrit la presque totalité des emprunts du Haut-Canada, a fait pression sur le cabinet londonien pour faire porter le fardeau de la banque­route du Haut-Canada sur les épaules du Bas-Canada, par la fusion des dettes. Le revenu du Haut-Canada, en 1840, ne suffisait même pas à payer les intérêts de la dette de 1 200 000 livres, alors que celle du Bas-Canada n’était que de 95 000 livres. L’Union permettait d’obtenir les crédits nécessaires à l’achèvement des canaux qui ouvraient les marchés du Bas-Canada et de l’Angleterre aux commerçants du Haut-Canada.

Autre exemple de spoliation : la restitution des biens des Jésuites qui avaient été confisqués par le pouvoir colonial en 1800. Les Patriotes revendiquaient l’utilisation de ces ressources pour financer un système d’éducation public et laïc. Mais le pouvoir colonial refusait la rétrocession. Le gouvernement avait décidé de verser ces propriétés et leurs revenus au fond consolidé de la colonie et de s’en servir pour financer les écoles protestantes. Après l’Acte d’Union, le gouvernement colonial proposa de faire servir cet argent au financement des institutions scolaires dans le Haut et le Bas-Canada alors que ces fonds appartenaient au Bas-Canada. Même avec le retour des Jésuites en 1841, ces biens restèrent la propriété du gouvernement du Canada-Uni. En 1843, monseigneur Bourget fit une demande officielle de restitution à l’Église catholique afin de fonder une université. Après le rejet systématique de plusieurs propositions des députés du Canada-Est, P-J-O Chauveau dénoncera en ces termes cette injustice :

Pour tout homme qui comprend que deux et deux font quatre, n’est-il pas clair que le résultat de cette opération est le même que si l’on prenait les Biens des Jésuites et si on les jetait dans le fonds consolidé, et à quoi servent-ils alors si ce n’est à payer ces allocations pour l’éducation dans le Haut-Canada ? Dans tous les cas on sait ce que veut dire le fonds consolidé. Le fonds consolidé, c’est la dette du Haut-Canada, c’est le canal Welland, ce sont les améliorations publiques dans le Haut-Canada. Je demande en quoi l’éducation dans le Bas-Canada se trouve plus avancée3.

Cette question ne se réglera qu’en 1867 et pour respecter la logique canadienne, la restitution des biens servit à financer à la fois les institutions catholiques et protestantes de la province de Québec. Le colonisateur avait tout fait pendant des décennies pour entraver le développement éducationnel du Bas-Canada et cherchait en plus à culpabiliser les Canadiens en les rendant responsables de leur manque de culture, comme le soulignait lord Durham qui qualifiait les Canadiens de peuple sans histoire et sans culture. Intériorisant le regard du colonisateur, les nationalistes canadiens-français se donneront pour mission pendant des décennies de rattraper leur retard culturel en occultant le fait que cette situation était un effet structurel de la domination britannique. Ils en viendront à oublier les rapports de forces politiques et relégueront aux oubliettes la conquête de leur indépendance.

Les effets sur la structure sociale canadienne-française

L’échec de la Rébellion a entraîné une modification du rapport entre les forces sociales du Bas-Canada. Comme nous venons de le voir, elle signifie tout d’abord la victoire de la bourgeoisie marchande anglaise sur la petite bourgeoisie professionnelle. Le mouve­ment des Patriotes menaçait les assises économiques de cette bourgeoisie et la frustrait du pouvoir politique nécessaire à son développement. Désormais, les intérêts économiques du capitalisme commercial seront favorisés sans entrave par l’État colonial. La bourgeoisie marchande pourra dès lors exercer son hégémonie et, privilégiée par les nouvelles dispositions constitutionnelles, elle pourra se faire la propagandiste de l’idéal démocratique. Il n’y a plus d’obstacle pour elle à l’établissement du gouvernement responsable dans le cadre du Canada-Uni puisque les Canadiens sont désormais minoritaires et impuissants à contrôler l’Assemblée et à décider de l’utilisation des fonds publics. L’échec des Patriotes a donc permis la résolution de la contradiction entre ses aspirations démo-libérales et sa situation de domination coloniale.

Pour la petite bourgeoisie proprement dite, cet échec signifiait la perte de son rôle hégémonique. Elle ne pouvait plus seule prendre la responsabilité de la direction de cette société canadienne-française. Elle devait passer la main à une autre fraction de l’élite et se contenter de jouer un rôle secondaire d’appui et de collaboration. Ceux qui aspiraient encore à jouer un rôle politique devront se soumettre au contrôle du clergé et du pouvoir colonial et abandonner leur radicalisme politique. Les éléments modérés de la petite bourgeoisie acceptèrent la tutelle de l’Église et leur insertion dans un jeu d’alliances qui consacre sa dépendance politique. Désormais, cette petite-bourgeoisie s’alliera aux capitalistes canadiens-anglais monnayant son appui politique en échange de postes honorifiques et de quelques bénéfices marginaux. Sa soumission lui vaudra une nouvelle assise économique : la fonction publique, lui permettant de délaisser son alliance avec le peuple. Elle reléguera aux oubliettes la défense des intérêts du peuple, s’accommodant de nombreuses compromissions et préférant un pragmatisme rémunérateur.

L’échec de la Rébellion opère donc une coupure entre l’élite et la masse et force un renversement des alliances. La petite bourgeoisie lie maintenant son sort au développement du capitalisme et abandonne le projet d’établir une république indépendante et laïque sur les rives du Saint-Laurent. Elle inscrit sa pensée et ses ambitions dans une double subordination : elle s’inféode à la majorité canadienne-anglaise dans un jeu d’alliance où sa marge de manœuvre est réduite et elle se met à la remorque de l’autorité de l’Église qui fixe les normes et les balises de son action. Cette prise de contrôle de l’élite cléricale est bien illustrée par la construction d’un nationalisme de conservation axée sur la défense de la religion et de la culture. Le politique n’était plus le lieu de l’ambition collective. Le projet national fut détourné vers des espoirs célestes.

L’idéologie de la collaboration pouvait se développer. Elle était présentée comme la seule solution possible pour la survie des Canadiens français. Le natio­nalisme, de dynamique et progressiste qu’il était, deviendra défensif et conser­vateur. Les principaux leitmotive de cette idéologie sont « l’essentiel, c’est le ciel », « nous sommes pauvres, catholiques et français », « l’anglais exerce sur nous un pouvoir économique écrasant ». Nous avions hérité d’une mission providentielle : faire rayonner le foyer lumineux de la religion plutôt que celui des usines. Notre ambition devait se restreindre aux palmes de l’apostolat. Ce nationalisme est essentiellement négatif, tourné vers le passé. Il propose une stratégie irréaliste comme la revanche des berceaux. Il refuse le recours à l’État pour affirmer le destin de la nation.

Après l’Action d’Union, nous devions collectivement assumer une double identité et devenir des Canadiens français. Être Canadien français signifie accepter d’être minoritaire et de ne jamais être maître de son destin. La pensée canadienne-française postule que la survie et le progrès de la nation dépendent d’une puissance extérieure : soit la Grande-Bretagne au XIXe siècle, soit le pouvoir fédéral aujourd’hui. La politique du minoritaire consiste à conclure un pacte où il obtient la survie culturelle en échange de sa soumission politique à cette puissance extérieure. L’essentiel de la pensée canadienne-française est d’assumer et d’intérioriser la nécessité de la dépendance politique.

Le fardeau de la double identité

En plus des effets institutionnels que nous venons de décrire, l’Acte d’Union induit aussi des effets psychologiques qui affectent les consciences individuelles. Même si la relation n’est pas toujours directe et systématique, la situation collective a des impacts sur les représentations que les individus se font d’eux-mêmes. Il faut donc analyser les implications du statut de peuple minoritaire imposé par l’union du Bas et du Haut-Canada qui a institué la minorisation politique.

Appartenir à un peuple minoritaire implique que l’individu doit assumer une double identité : celle de son peuple et celle d’un autre peuple qui le subjugue et l’englobe. L’individu qui appartient à une collectivité minoritaire vit une division intérieure, une cassure d’avec lui-même. Il est forcé d’intérioriser le regard de l’autre qui le domine politiquement et qui s’impose dans la représentation qu’il a de lui-même. Ce dédoublement identitaire s’est surtout manifesté à partir de la création de la fédération en 1867 qui a produit une dissociation entre langue et identité politique et nous a forcés à assumer une identité culturelle dans la dépendance politique à un autre peuple. Nous avons donc développé une double identité, un double système d’allégeance qui engendre une ambivalence politique chronique. Ce phénomène a été brillamment démontré par Jean Bouthillette dans LeCanadien français et son double où il décrit comment le Canadien français ne peut se voir et se représenter qu’avec les yeux de l’autre nation. Il ne peut se penser comme une entité en soi. Il ne peut être sa propre référence puisque son identité dépend de la volonté d’une autre nation.

Le fédéralisme a engendré une dépossession de soi et un transfert identitaire sur une totalité abstraite qui ne nous ressemble pas sur le plan linguistique et sur le plan culturel. L’identité canadienne est une aliénation, elle nous rend étrangers à nous-mêmes parce qu’elle nous impose des normes culturelles que nous n’avons pas choisies. Notre système de référence nous est imposé de l’extérieur et nous nous jugeons, nous nous évaluons, nous nous pensons en fonction de critères définis par et pour une autre nation. Le Canada habite nos cerveaux, il s’est emparé de nos systèmes de représentation et nous enferme dans une autre identité que la nôtre. Ainsi, nous avons accepté et intériorisé une appartenance à une totalité abstraite et juridique où notre existence collective est marginalisée et contrôlée par une autre nation.

Les axes de la culture politique du minoritaire sont la modération dans les revendications et la résignation devant l’adversité. Il faut accepter son sort, s’accommoder des décisions de la majorité, faire, contre mauvaise fortune, bon cœur, borner le champ des possibles aux volontés de l’autre et toujours trouver des interprétations favorables aux situations et aux projets désavantageux. Fuir le conflit ou l’affrontement est le mot d’ordre du minoritaire. Il tentera plutôt de retarder les échéances et obtenir les bonnes grâces de la puissance tutélaire.

Que vaut ce pacte imaginaire pour le dominant qui sait que la valeur fondamentale du minoritaire est le refus d’aller jusqu’à la rupture ? Que peut faire le minoritaire lorsque le dominant ne respecte pas ses intérêts ? Rien, sinon compenser son impuissance par l’espoir de jours meilleurs. Il se bercera dans les illusions de la dernière chance. Ainsi, écartelé entre deux appartenances, le Canadien français érige l’ambiguïté en système de valeur et pousse la duplicité au sublime en en faisant un trait fondamental de son identité.

 


 

1 Voir http ://fr.wikipedia.org/wiki/Premier_parlement_de_la_province_du_Canada

Comme il n’y avait pas de recensement officiel en 1841, il est impossible d’identifier les circonscriptions majoritairement francophones et anglophones. Nous nous utilisons faute de mieux le patronyme et l’affiliation partisane pour identifier les députés favorables à l’Union et représentants le Canada-est. Voir Pierre Drouilly, Atlas des élections au Québec, http ://atlas.fondationlionelgroulx.org/f/pdf/canada-uni.pdf

2 Adam Ferrie, Paul Holland Knowlton, Peter McGill, Gorge Pemberton, John Fraser.

3 Cité par Louis-Philippe Audet, « Les biens des Jésuites et les projets d’université de 1843 », Les Cahiers des dix, no 40, 1975, p. 159