Les élections du 4 septembre et la question nationale

Les résultats électoraux du 4 septembre dernier révèlent un Québec plus fragmenté que jamais. Le portrait rappelle celui offert par les élections de 2007, mais inversé. En 2007, l’opposition s’était divisée face au pouvoir, ce qui a permis au PLQ de se faufiler entre l’ADQ et le PQ. En 2012, profitant de nouveaux appuis, le PQ a réussi à se maintenir au-dessus du PLQ et de la CAQ, héritière spirituelle de l’ADQ. En termes de classes sociales, les deux instruments les plus identifiés aux forces patronales et qui ont obtenu une pluralité des voix ont perdu la bataille du fait des distorsions engendrées par le système électoral uninominal à un tour.

En nombre de voix, le PLQ a reculé, pour atteindre un nouveau creux historique. Si la défaite de Jean Charest n’a pas été aussi spectaculaire que plusieurs l’auraient souhaité, c’est parce que son parti a réussi, malgré tout, à obtenir une cinquantaine de sièges. Mais quand on examine la situation de plus près, l’ampleur de la défaite apparaît plus grande que ne le laisse voir le nombre de circonscriptions qu’il a pu conserver. La défaite du 4 septembre s’inscrit dans un long processus de déclin commencé au milieu des années 1980. Ce déclin n’est pas immédiatement perceptible à l’œil nu. Pour l’observer, il faut comparer les résultats électoraux absolus et non les résultats relatifs, comme on le fait généralement.

Les résultats absolus mettent en rapport le nombre de votants pour un parti donné et le nombre d’électeurs inscrits alors que les résultats relatifs comparent les partis les uns aux autres, sans tenir compte de l’abstention ou des votes annulés. La figure 1 illustre bien ce déclin. Après avoir atteint 41,7 % d’appuis absolus en 1985, le PLQ a chuté de près de la moitié, à 23,0 %. Cette tendance a été régulière, sauf en 2008 : à la faveur de l’effondrement de l’ADQ, le Parti libéral est légèrement remonté de 23,3 à 23,8 %. Comme le PLQ recrute principalement, du côté francophone, dans les milieux d’affaires et chez la partie plus âgée de l’électorat, on peut déduire qu’il a presque atteint le plancher. Il s’agit de son niveau le plus bas depuis 1919, sinon depuis 1867. Avant 1927, les élections de députés par acclamation étaient fréquentes. Néanmoins, on calculait le taux de participation en incluant les circonscriptions où le député était désigné par acclamation, même si personne ne votait. C’est ce qui explique les taux de participation très bas des années 1867, 1871, 1875, 1881, 1900, 1904 et 1919. En conséquence, si on fait exception de ces élections, jamais le taux absolu d’appui au PLQ n’a été aussi bas qu’en 2012.

Figure 1 : Évolution de l’appui relatif et de l’appui absolu au PLQ de 1981 à 2012

L’hypothèse la plus vraisemblable pour expliquer une partie significative de ce déclin continu réside, à notre avis, dans une sorte d’effet de génération. Les électeurs nés avant la Deuxième Guerre mondiale s’identifient majoritairement comme « Canadiens français » plutôt que « Québécois » et se disent fédéralistes. La polarisation entre le PLQ et le PQ dans les années 1970 les a amenés à se regrouper majoritairement autour du seul parti fédéraliste susceptible de remporter des élections. La génération des « Canadiens français » s’efface progressivement, pour des raisons évidentes et nullement agréables. Le Parti libéral du Québec en subit les conséquences politiques.

Par ailleurs, cet effet de génération se répercute également sur le taux de participation. La partie la plus âgée de l’électorat se distingue par un niveau élevé de participation électorale. Le remplacement d’électeurs âgés par des jeunes, moins incités à voter, amplifie la tendance à la baisse du taux de participation. La période Charest se démarque d’ailleurs par des records peu enviables à ce sujet et ces derniers expliquent ses succès électoraux. Les élections de 2003 ont été celles qui ont enregistré le plus faible taux de participation (70,4 %) depuis qu’on tient compte des élections par acclamation, c’est-à-dire depuis 1927. Celles de 2007 ont à peine dépassé le niveau atteint lors des élections précédentes (71,2 %). Les élections de 2008 ont fracassé le record de 2003, avec 57,4 %. Enfin, si on fait abstraction des élections de 2003, 2007 et 2008, les dernières élections affichent un taux de participation qui dépasse de peu celui de 1966 et de 1944. Un taux d’abstention élevé défavorise toujours le PQ, qui n’a toujours réussi à former des gouvernements majoritaires qu’avec un taux de participation d’au moins 78 %.

D’après nos calculs, l’appui relatif aux libéraux atteint à peine plus de 19 % chez les francophones. Pourtant, le PLQ, qui a remporté 26 des 27 circonscriptions comptant au moins 30 % d’anglophones ou d’allophones – Ungava constitue l’exception du fait d’un taux de participation très faible chez les Autochtones –, a tout de même fait élire 24 députés dans les 98 circonscriptions où l’on compte au moins 70 % de francophones. Dans ces 98 circonscriptions, les sièges se répartissent de la manière suivante : 53 pour le PQ, 24 pour le PLQ, 19 pour la CAQ et 2 pour QS.

Dans aucune des circonscriptions francophones, le PLQ n’a réussi à obtenir plus de 50 % des voix. Le meilleur score du parti se trouve à Gatineau (45,6 %), où les francophones ne comptent que pour 79,4 % de l’électorat. Dans quatre circonscriptions, le résultat du PLQ gagnant n’atteint pas les 35 % (Brome-Missisquoi, Jean-Lesage, Maskinongé et Papineau).

Du côté de la CAQ, on a fait élire des députés dans les circonscriptions qui comptent parmi les plus francophones du Québec. Dans 17 des 19 circonscriptions remportées par la CAQ, le pourcentage des francophones dépassait les 90 %. Nous n’avons pu établir de calculs précis, mais il semble plus que probable que l’appui à la CAQ ait dépassé les 30 % chez les francophones, ce qui en fait – pour l’instant – le deuxième parti de ce groupe linguistique, loin devant le PLQ. D’ailleurs, dans les circonscriptions francophones à plus de 90 %, la répartition des sièges donne 38 députés péquistes, 17 caquistes et 14 libéraux. Avec 1,18 million de suffrages, la CAQ semble avoir récupéré une bonne part des quelque 1,22 million de votes accordés à l’ADQ en 2007.

L’appui au PQ

Au-delà de la faiblesse du PLQ, masquée par la cinquantaine de députés qu’il a réussi à faire élire, il n’en demeure pas moins que le PQ n’a nullement réussi à exploiter la corruption, la crise étudiante, l’usure et l’indigence généralisée du gouvernement Charest face aux problèmes auxquels le Québec est confronté. Même s’il est passé de 35 à 32 % par rapport à 2008, il reste qu’en termes absolus, il a fait mieux qu’en 2008, avec un quart de million de voix supplémentaires. Ces dernières pourraient provenir, de façon marginale, du PLQ ou davantage de la défunte ADQ. Cependant, il apparaît beaucoup plus probable qu’ils trouvent leur origine dans l’augmentation très significative du nombre de votants, qui est passé de 3,3 millions en 2008 à 4,4 millions en 2012. Que le PQ n’ait obtenu que 250 000 des 1,1 million d’électeurs supplémentaires s’étant prévalu de leur droit de vote en dit long sur le manque d’attrait de ce parti. Depuis 2003, les victoires des libéraux ne s’expliquent que par la baisse des appuis au PQ et non par une augmentation absolue des votes en sa faveur (figure 2).

Figure 2 : Évolution de l’appui absolu au Parti québécois et au Parti libéral

Le PQ a subi et continue de subir les conséquences de ses politiques et de sa stratégie pour résoudre la question nationale. Le virage à droite très prononcé qu’il a entrepris sous Lucien Bouchard a inauguré un processus qui a trouvé son aboutissement dans la formation de Québec solidaire. Son incapacité manifeste à prévoir des mesures concrètes et un calendrier précis pour régler définitivement le statut du Québec a fait naître Option nationale. L’analyse des résultats des élections démontre que, en faisant l’hypothèse que les votes pour la jeune formation de Jean-Martin Aussant auraient normalement profité au PQ en l’absence d’ON, le Parti québécois aurait obtenu 61 sièges, la balance du pouvoir se trouvant entre les mains des deux députés de Québec solidaire. De même, en ajoutant à cette première hypothèse une seconde qui accorderait 25 % des votes de QS au PQ, ce dernier aurait ravi les circonscriptions de Laurier-Dorion (PLQ) et de Saint-Jérôme (CAQ). Le PQ aurait obtenu un gouvernement majoritaire et la répartition des sièges aurait été la suivante : 63 péquistes, 44 libéraux, 16 caquistes et 2 solidaires.

Une stratégie à revoir

Les résultats des élections du 4 septembre confirment ce que plusieurs répètent depuis des années : la stratégie référendaire du PQ se révèle plus que jamais totalement inadaptée à la conjoncture. Les « conditions gagnantes » ne tomberont pas du ciel et n’émergeront certainement pas d’une vaste campagne de « pédagogie souverainiste ». Elles ne peuvent non plus provenir d’une gestion provincialiste, même qualifiée d’excellente par les observateurs influents. Les votes en faveur du OUI au référendum de 1980 n’ont pas dépassé ceux du PQ en novembre 1976, en dépit du « bon gouvernement » dirigé par René Lévesque. Les appuis à l’option souverainiste en octobre 1995 ne résultaient nullement des effets positifs de la gestion péquiste, mais de considérations beaucoup plus fondamentales. Comment penser qu’un gouvernement Marois, minoritaire de surcroît, serait en mesure de faire grimper l’appui au projet d’un Québec affranchi de la tutelle canadienne ? Enfin, les « conditions gagnantes » ont peu de chances de survenir suite à une frustration majeure née d’un refus de concéder du gouvernement fédéral, fût-il aussi détesté que celui de Stephen Harper. Le Canada anglais a bien compris la leçon de Meech.

Seule une vaste réflexion/participation collective peut arriver à sortir le Québec de l’impasse. Même minoritaire, rien n’empêche le gouvernement péquiste de s’unir à Québec solidaire et à Option nationale pour réfléchir aux modalités de l’élection d’une assemblée constituante. Contrairement à ce qu’implique la stratégie du rapatriement de pouvoirs sectoriels, le gouvernement du Québec n’aurait aucune permission à demander à Ottawa pour élaborer une constitution de la nation québécoise. Pour la première fois de son histoire, le peuple québécois se doterait d’une institution bien à lui et infiniment plus légitime que la constitution canadienne de 1982. Mais ce qui est bien plus important encore réside dans le processus lui-même, qui aurait forcément pour effet de mobiliser la société. Participer soi-même à l’élaboration d’un projet de pays restera toujours plus emballant que d’observer les autres le faire à notre place. De cette manière, les forces vives de la société québécoise seraient forcées de réfléchir et de prendre position. Les liens entre la situation actuelle de blocage dans tous les domaines et notre appartenance au régime fédéral canadien ressortiraient avec une ampleur sans précédent.

Il ne devrait pas appartenir à un chef de gouvernement de décider du contenu, de la question, du comment et de la date de la consultation pour définir l’avenir d’une nation. Un chef de gouvernement est absorbé par la gestion des affaires de l’État, par la politique partisane, par son image, par ses ambitions personnelles, par des calculs de toutes sortes. On ne peut soumettre l’avenir d’un peuple au bon vouloir d’un seul individu et de son entourage.

Les indépendantistes de toutes tendances doivent forcer la direction du PQ à revoir sa stratégie, en l’incitant notamment à s’ouvrir aux autres organisations de la mouvance « souverainiste », dont Québec solidaire et Option nationale. Certes, les dirigeants péquistes ne renonceront pas de plein gré au monopole qu’ils exercent ou veulent exercer sur la question nationale. Mais s’ils résistent à toutes les pressions, c’est le mouvement indépendantiste qui risque d’être emporté et, au-delà, le PQ lui-même. Avons-nous les moyens d’attendre encore des dizaines d’années ?