Les femmes de la Nouvelle-France avant les Patriotes du Bas-Canada?

L’auteur est chargé de cours en travail social, UQO

Comme Jean Lamarre, je suis resté perplexe devant les deux articles de Gérard Bouchard sur les mythes fondateurs du Québec1. Contrairement à celui-ci, je ne suis pas sociologue et encore moins historien. Si M. Bouchard a écrit pour « surprendre », j’ose surprendre à mon tour en essayant de me fonder sur d’autres « faits dûment établis » pour offrir d’autres avenues possibles, sans prétendre fermer la complexité des questions soulevées par M. Bouchard.

M. Bouchard pose une bonne question : pourquoi l’absence de lieux, d’épisodes qui mobilisent périodiquement les esprits pour faire revivre les grands idéaux associés aux débuts de la Nouvelle-France ? Avons-nous des figures vraiment inspirantes pour les Québécois d’aujourd’hui ? Certes, l’histoire de la Nouvelle-France est en grande partie une histoire française. Il démontre bien que la France pense uniquement à ses intérêts. Les aristocrates séjournent provisoirement en prenant bien soin de s’enrichir. Les marchands ne voulaient rien savoir du peuplement. L’Église veut aliéner les « sauvages » par le christianisme. Finalement, la seule alternative, nous dit-il, est de « cultiver les idéaux de Marguerite Bourgeoys et de Marie de l’Incarnation. Ce passé a du mal à pénétrer notre imaginaire ».

La question est de se demander pourquoi ce passé de religieuses et de laïcs2 comme Jeanne Mance ne pénètre pas nos imaginaires modernes. Est-ce que « les idéaux » de ces femmes sont trop catholiques, trop féminins, trop « dans les nuages mystiques », pas suffisamment virils comme ceux des patriotes ? N’ayant aucun « énoncé noble », aucune « direction d’action », aucun « acte sacrificiel », aucun « pari sur l’avenir » pour reprendre ici les critères de M. Bouchard ? Ces femmes sont-elles à ce point déconnectées des « habitants » pour être des « étrangères » du peuple ? N’ont-elles pas joué un rôle fondamental dans l’incubation d’une culture, de notre culture actuelle ? Finalement, ces femmes sont-elles trop sous le verrou pour être libres dans ce Nouveau Monde ?

Peut-on penser qu’il y a des idéaux qui se cachent dans cette société que lord Durham disait sans histoire et sans littérature ? Si nous avons une approche élitiste et littéraire3, il est clair qu’on ne trouvera pas des écrits modernes dans les propos des fondatrices du Québec. Elles n’avaient pas devant elles la constitution américaine, les écrits de Bolivar et de bien d’autres. Justement, les « éléments principaux propres à fonder le devenir d’un peuple » (Bouchard, 8 janvier 2022) se cantonnent-ils seulement dans des écrits qui peuvent nous parler aujourd’hui ? Oui, on peut admirer le caractère moderne des dispositions des patriotes, mais encore.

« L’histoire n’est jamais neutre, mais lorsqu’elle reçoit un objectif expressément militant – quelle que soit la militance – elle devient naturellement encline à l’héroïsation4 ». Si M. Bouchard est inspiré par les patriotes et « la foi qui les animait », peut-on être inspiré par un groupe de femmes qui ne pensent pas uniquement à leur intérêt ? Elles ne repartent pas en France pour mourir dans la tranquillité. Au contraire, elles épousent le peuple corps et âmes. « Dans les conditions les plus ingrates », elles ont fait avancer le peuplement et fondé des villes, une société. Elles ont soigné, alphabétisé, géré le quotidien et elles se sont montrées fortes devant le haut clergé.

Les idéaux « modernes » ne sont pas dans leurs écrits, ils sont gravés dans leurs pratiques audacieuses. « On doit garder à l’esprit les conditions qui les ont conduites » à faire tant avec si peu, la cause qu’elles « ont épousée et le prix qu’elles ont payé pour leurs idéaux ». N’ont-elles pas les « éléments principaux propres à fonder le devenir d’un peuple » (Bouchard, 15 janvier 2022) ? Évidemment, leurs pratiques ne peuvent pas être aussi transparentes que les écrits patriotiques, pour nous, comme modernes, mais peut-on les lire autrement ?

L’hypothèse de départ est d’affirmer que la religion en général, et la confession catholique en particulier, agit comme un voile opaque sur l’histoire de ces femmes qui embrume le regard des modernes que nous sommes. Comme M. Bouchard, on retient de ces femmes le mysticisme, les histoires de sainteté hystérique, les illuminations de la Vierge et j’en passe. Effectivement, il est difficile de voir autrement quand on a souffert pendant des siècles d’une Église omnipotente. On pense qu’il n’y a pas de liberté. Est-il possible dans cette noirceur ecclésiale de voir l’apport social de ces femmes ?

Si l’hypothèse peut avoir un sens, alors on peut regarder autrement ces femmes. Comment ? Je n’ai pas les outils intellectuels de M. Bouchard sur le plan historique. Je ne serai sûrement pas dans le « politically correct » des confréries d’historiens. Mais certains historiens affirment que l’histoire peut se présenter comme « la mémoire plurielle d’une humanité plurielle ».

Quels sont les faits qu’on pourrait mettre en perspective pour montrer que malgré l’analphabétisme du peuple et la quasi-absence des écrits, il y a des traces fortes de rêves bien réels dans les pratiques de la fondation d’une ville comme Montréal ? Comment lire ces pratiques avec d’autres lunettes ? Pour ce faire, je veux seulement évoquer la pratique de Jeanne Mance, en laissant le côté dévot qui semble bloquer notre regard.

Jeanne est une femme laïque. Les deux caractéristiques sont importantes. Elle évolue dans une société patriarcale et ecclésiale. C’est une jeune femme qui, sans appartenir à la plèbe, n’a pas les moyens financiers pour se lancer dans la fondation d’une ville. Par son dynamisme, elle finit par rencontrer une autre femme laïque, Madame de Bullion, qui a de l’argent comme veuve et qui a de l’ouverture pour ce Nouveau Monde. Le projet de fondation se développe dans le cadre de la Société Notre-Dame. Contrairement au dire moderne, ce n’est pas une société privée, mais ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui une OSBL qui compte, pendant ses quelques années d’existence, environ 50 membres. Il y a des rencontres régulières, ce qui laisse croire qu’il y a des débats et un partage d’opinions sur la manière dont la Société doit s’engager dans la fondation du village de Ville-Marie.

Selon le répertoire du patrimoine culturel du Québec, l’objectif de cette association est de « créer une nouvelle société chrétienne où cohabiteraient Français et Amérindiens ». Les gens de la Société s’adjoignent deux nouveaux membres, Paul de Chomedey de Maisonneuve et Jeanne Mance. Alors que le premier est un officier choisi pour gouverner l’île de Montréal, la seconde s’est jointe au groupe dans l’intention d’y fonder un hôpital. Le 17 mai 1642, Jeanne Mance et Maisonneuve débarquent à Montréal avec environ 35 habitants. Dès les débuts, Jeanne Mance assure l’intendance de la colonie, en gère l’approvisionnement et dirige l’hôpital qu’elle a fondé, en plus d’accueillir des membres de la communauté algonquine.

En 1650, Maisonneuve est démoralisé face aux attaques incessantes des Iroquois. Jeanne Mance le convainc de faire une grande séduction (Grande Recrue) en France. En 1653, il revient avec 177 colons, dont 13 femmes parmi lesquelles on retrouve Marguerite Bourgeoys. Ces colons vont assurer la survie de Montréal. Jeanne Mance va mourir en terre montréalaise et Maisonneuve va retourner mourir en France. C’est grâce à la détermination de madame Mance que la pérennité de Montréal est assurée. On pourrait affirmer qu’elle est la véritable gouverneure de cette colonie, sans avoir le titre.

Que retenir de ce bref rappel historique pour aujourd’hui ? D’abord, le projet de la fondation de Montréal n’est pas en fonction des intérêts de Paris. Ce n’est pas un projet marchand pour « maintenir le réseau d’approvisionnement en fourrures ». Ce n’est pas un projet militaire contre les Iroquois ou les Anglais. Le fort de Ville-Marie est toujours en mode défensif et accueille des Algonquins. Le projet se veut inclusif pour les blancs et les autochtones. Jeanne Mance a un grand intérêt pour le peuplement contrairement aux marchands et à la royauté de Paris.

Jeanne n’est pas privée de liberté. Au contraire, peu de femmes laïques auraient eu le privilège de fonder un village en France et avoir du pouvoir face au gouverneur et à l’ensemble de l’organisation de la Société. Certes les conditions de vie étaient misérables, mais la relative égalité de ces conditions est loin des inégalités de la métropole.

Derrière ces pratiques, il y a des idéaux qui ne sont pas des idéaux uniquement européens. Peut-on penser que derrière ces pratiques, il y a des idéaux qui pourraient nous parler comme ceux des Patriotes ?

Contrairement aux Patriotes, Jeanne Mance n’a pas échoué. C’est grâce à son leadership que le peuplement a eu lieu à Montréal. Les « habitants » ont pu survivre et fonder une société. Malgré toutes les contraintes ecclésiales, militaires, marchandes, malgré l’analphabétisme et les contraintes de pouvoir, les « habitants » ont construit une société distincte. Si la majorité n’est pas retournée en France, c’est que ces premiers Québécois5 ont trouvé que, malgré les embuscades, il y avait plus de liberté ici qu’ailleurs. Voilà pour la liberté !nbsp;!

Avec Jeanne Mance et ces premiers Québécois montréalais, il y a « une volonté de se gouverner soi-même ». Cette gouvernance est fortement organisée par une femme laïque. Minoritaire au milieu d’hommes et d’ecclésiastiques, elle utilise son « autonomie financière » pour en imposer. Les premiers habitants se mettent à l’agriculture et au développement local. Elle se sert d’un « capital étranger » pour construire des « capitaux locaux », surtout des ressources humaines qui serviront à accueillir d’autres capitaux dans l’histoire de la Ville. On est devant une réelle volonté de se gouverner !nbsp;!

Il n’y a pas d’égalité des droits dans le monde de Jeanne Mance. C’est une invention qui ne fait pas partie des idéologies de son temps. Par contre, le projet de Jeanne Mance est de « créer une nouvelle société chrétienne où cohabiteraient Français et Amérindiens ». Oublions le voile chrétien. Viser la cohabitation des colons avec les Amérindiens n’est pas anodin. Il s’agit de donner naissance à des Québécois. Il faut se rappeler que les Amérindiens sont considérés comme des humains dans cette visée, ce qui n’est pas acquis pour plusieurs Européens. Ils sont souvent vus comme des animaux et, quand on les amène en France, on en fait littéralement des animaux de cirque. Pour Jeanne Mance, les Amérindiens sont des êtres humains. Voilà une reconnaissance importante pour l’époque. Bien plus, ils ont droit à l’éducation6, à la santé, etc. Dans les faits, leur statut d’être humain leur confère les mêmes droits que les autres habitants qui s’intègrent à la communauté de Ville-Marie. Évidemment, il s’agit de « droits » conditionnels à l’adoption de la religion chrétienne. Il en était de même chez les Autochtones, si vous voulez vivre avec eux, vous deviez vous soumettre à leur manière de vivre7.

Il n’y a pas de séparation de l’Église et de l’État au sens que nous l’entendons aujourd’hui. Cependant, en système de chrétienté, il y a toujours eu des formes de séparations entre l’Église et l’État. Ici, il faut se référer à la pratique de la fondation de Montréal. Les ecclésiastiques ne semblent pas jouer un rôle déterminant. Montréal est fondamentalement un projet initié par des laïcs et gouverné par des laïcs et principalement des femmes.

Certains avancent une vision plus large de la démocratie que celle envisagée au XIXe siècle8. C’est une OBSL qui est à l’origine de Montréal et ce sont des membres d’un organisme démocratique qui décident de le faire. Des femmes y participent et on donne des responsabilités majeures à une jeune femme laïque. C’est très moderne comme modèle !nbsp;! La majorité des organismes communautaires au Québec sont gérés par des femmes laïques. Si le mouvement communautaire au Québec a gagné une telle crédibilité, c’est grâce à son mode démocratique et à la présence, très largement majoritaire, des femmes dans leur gestion.

Mes propos pourront apparaître farfelus à plusieurs. Il faut rappeler ici les conclusions de l’historien Fernand Braudel pour qui les religions sont « des incubatrices de civilisations ». Le mot « incubation » est important. Il s’agit d’un temps long qui fait naître quelque chose qu’on ne voit pas. Pour Braudel, le christianisme a permis « la désacralisation moderne, la sécularisation, l’humanisme universaliste, le rationalisme et les droits de l’homme9 ». Rien de moins !nbsp;! Il me semble que derrière les dévotions d’un type de christianisme, on peut constater que dans la fondation de Montréal et dans la pratique de madame Mance, il y a cette incubation d’une société nouvelle.

Jeanne Mance et les premiers habitants de Montréal remplissent ici toutes les conditions de M. Bouchard propres à fonder le devenir d’un peuple : des énoncés très nobles (non à la guerre10, non au mercantilisme, pour le vivre ensemble, pour la promotion de la santé et de l’éducation, etc.), des directions d’action, des héroïnes, des actes sacrificiels (plusieurs habitants sont morts pour garder cette bourgade vivante), ces paris sur l’avenir (Jeanne Mance, la Québécoise, a parié sa vie, toutes ses finances, toutes ses énergies, pour que l’avenir soit possible et viable).

J’ose ici reprendre encore les mots de M. Bouchard pour conclure mon propos.

La fonction des mythes fondateurs, dans toute nation, est d’assigner une direction, une vocation pour la postérité, et de susciter une solidarité en même temps que la fierté, le goût de prendre le relais. De ce point de vue, le modèle de « cette fondation » ne peut pas être plus honorable et digne d’imitation. Ces ancêtres, modestes par leur condition, sont immenses par l’élévation de leurs vues et la foi qui les animait11.


1 Gérard Bouchard, « Mythes fondateurs du Québec : une mémoire orpheline », Le Devoir, 8 janvier 2022, « Mythes fondateurs du Québec : les patriotes », Le Devoir, 15 janvier 2022 et Jean Lamarre, « Un mythe fondateur qui repose sur l’“irréussite” », Le Devoir, 22 janvier 2022.

2 Au sens moderne du mot et non au sens du droit canon.

3 M. Bouchard ne dit-il pas la même chose que Lord Durham en affirmant : « Pour ce qui est des idéaux, notre véritable histoire commence avec l’après-Conquête » ?

4 Fernande Roy, « Une mise en scène de l’histoire : La fondation de Montréal à travers les siècles », Montréal 1642-1992. Revue d’histoire de l’Amérique française, Volume 46, no 1, été 1992, 7–36

5 « Au Québec, cinq personnes d’origine “française” rassemblées dans un appartement, on appelle ça : une famille québécoise ». Publicité du Gouvernement du Québec, 2022.

6 Marguerite Bourgeoys aura la tâche de l’éducation des jeunes filles autochtones.

7 Plusieurs lèveront la main pour dire que les communautés autochtones étaient beaucoup plus flexibles que les communautés européennes. Oui, les communautés d’origines européennes ont des normes beaucoup plus restrictives et elles sont beaucoup plus hiérarchisées.

8 « La vision beaucoup plus large de la démocratie en termes de débat public nous permet aussi de comprendre pourquoi les racines de la démocratie vont bien au-delà des limites étroites de certains récits et chroniques rapportant des pratiques définies et considérées maintenant comme des institutions spécifiquement démocratiques. » Amartya Sen, La démocratie des autres, Payot-Rivage, 2005.

9 Hermel Cyr, « Les civilisations et la mondialisation culturel », Le Devoir, novembre 2021, p. B6

10 Il suffit ici de rappeler que Jeanne Mance ne veut pas la guerre contre les Amérindiens, elle veut des effectifs pour se défendre, pour protéger le village naissant.

11 Gérard Bouchard, « Mythes fondateurs du Québec… », op. cit., 15 janvier 2022.

* Chargé de cours à l’Université du Québec en Outaouais, travail social.