Les fleurdelisés bâtards

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Un documentaire intitulé Fleurdelisé a été diffusé sur les ondes d’Historia le 21 janvier dernier à l’occasion du 75e anniversaire du drapeau du Québec. Animée de façon dynamique par un humoriste (ils sont vraiment partout !), l’émission nous amène dans divers lieux, dans une salle de classe où l’animateur se fait donner un cours par un de ses anciens professeurs, à Saint-Jude où l’abbé Filiatrault a créé un fleurdelisé en 1902, sur le site de la fête nationale où on rencontre « des Québécoises et des Québécois de toutes provenances pour comprendre ce que le drapeau signifie pour eux », chez un fabricant de drapeaux « fournisseur officiel du gouvernement du Québec », à l’Hôtel du Parlement, etc. C’est très intéressant.

En tant qu’observateur assidu et quasi obsessionnel du pavoisement depuis plusieurs années, mon attention a cependant été attirée par un « détail » qui a sûrement échappé à la majorité des téléspectateurs : de nombreux drapeaux présentés dans le documentaire (auquel a collaboré le ministère de la Culture et des Communications) ne respectent pas les normes fixées par la loi, dont le drapeau miniature que l’animateur présente à ses interlocuteurs pour avoir leur opinion et celui qu’il offre à son professeur après avoir contribué à le confectionner chez le fabricant visité.

L’article 1 de la Loi sur le drapeau et les emblèmes du Québec (L.R.Q., chapitre D-12.1) adoptée en 1999 définit le format du fleurdelisé : « La largeur et la longueur du drapeau sont de proportion de deux sur trois » (2 :3). Les rédacteurs de la loi de 1999 ont sciemment inscrit cette proportion dans la loi afin qu’elle soit plus officielle et durable que dans un simple règlement. On arbore donc des drapeaux qui ont, par exemple, 60 cm sur 90 cm, 120 cm sur 180 cm, etc. Autrement dit, la hauteur d’un fleurdelisé conforme à la loi est égale aux deux tiers de sa longueur, tandis que la hauteur d’un unifolié est égale à la moitié de sa longueur (1 :2) ; si on plie ce dernier en deux, on obtient un carré, ce qui n’est pas le cas du vrai fleurdelisé.

Les dimensions du drapeau établies par la norme de BNQ 7192-175.

Par ailleurs, le Règlement sur le drapeau du Québec (c. D -12.1, r. 2.1) décrète que le fleurdelisé « doit être déployé de façon officielle par une institution publique ou un établissement relevant de l’Administration gouvernementale afin d’identifier son appartenance à cette dernière ». Il doit donc être déployé sur ou devant les édifices des ministères et des organismes gouvernementaux, des commissions scolaires, des cégeps et des universités, des organismes du secteur de la santé et des services sociaux, les édifices où siègent les tribunaux relevant de la compétence du Québec et les conseils municipaux, les bibliothèques municipales « et en tout lieu où une municipalité déploie sa bannière ». Ce règlement précise que « tout drapeau déployé doit être conforme aux normes du Bureau de normalisation du Québec » qui définit précisément les modalités de fabrication du fleurdelisé et, naturellement, son format légal (Norme BNQ 7192-175 – Drapeau du Québec). Il est important de noter que deux fabricants de drapeaux faisaient partie du comité qui a préparé cette réglementation.

Au fil des ans, mes promenades dans les rues de Québec ou de Montréal m’ont permis de constater que plusieurs organismes publics et parapublics arboraient des « fleurdelisés bâtards » : ces drapeaux ont un contenu correct dans un mauvais contenant (1 :2 au lieu de 2 :3). Il s’agit d’observer les fleurs de lis : sur un drapeau normal, chaque fleur de lis occupe à peu près le tiers de son canton alors qu’elles semblent perdues sur un fleurdelisé qu’on a étiré pour lui donner le format « canadien ». Certaines infractions ont été signalées à l’institution elle-même ou au ministère de la Justice (responsable de l’application de la loi) : la Bibliothèque nationale à Montréal, l’Université Laval, l’édifice Andrée P.-Boucher (ville de Québec), entre autres. En 2019, une photo publiée dans Le Devoir montrait que la délégation du Québec à Londres (oui, du Québec) arborait un drapeau de mauvais format ; une amie qui y travaillait m’a dit ultérieurement que c’était corrigé. L’édifice d’Investissement-Québec, sur Grande Allée, l’Hôtel-Dieu et le CHUL ont eu ou ont encore ce genre de drapeau.

Le drapeau de la délégation à Londres en 2019 (Le Devoir 31-03-2019.

« Il y a deux formats officiels », m’a-t-on répondu dans deux municipalités. C’est aussi la réponse que m’a donnée l’entreprise dont on peut voir l’atelier dans le documentaire. C’est d’ailleurs un « fleurdelisé bâtard » qui était en montre dans les bureaux de cette entreprise lors de ma visite il y a une douzaine d’années. « Il faut en avoir, m’a-t-on précisé, pour répondre à des demandes venant de certains organismes publics ».

Certains organismes (écoles, hôpitaux, universités, municipalités) qui pavoisent simultanément (Dieu sait pourquoi !) aux couleurs du Québec et du Canada achètent et utilisent effectivement des « fleurdelisés bâtards » parce qu’ils veulent « harmoniser » les drapeaux, ce qui n’est pas facile. En effet, le fleurdelisé et l’unifolié sont foncièrement incompatibles. Un fleurdelisé normal de même longueur qu’un unifolié, disons six pieds, aurait quatre pieds de haut (24 p2) contre trois pour le drapeau canadien (18 p2). On ne peut les rendre égaux sans les déformer.

Drapeau du Canada

Pour que l’harmonisation soit « parfaite », l’un des deux doit « souffrir » des modifications et c’est presque toujours le fleurdelisé qu’on trafique pour accommoder le drapeau canadien, au mépris de la Loi sur le drapeau, alors qu’il serait pourtant plus logique, et surtout respectueux envers l’État dont ces organismes relèvent juridiquement, de faire l’inverse (mettre l’unifolié au format 2:3) : la présence du drapeau canadien devant un édifice municipal, par exemple, n’a aucune justification juridique, pourquoi faut-il en plus que le drapeau du Québec soit déformé pour l’accommoder ?

Des drapeaux du Québec aux mauvaises dimensions (1 ; 2) devant l’édifice Andrée-P. Boucher ancien hôtel de Ville de Ste-Foy (changé depuis)

et celui de la Grande Bibliothèque en 2018.

Aux Halles de Sainte-Foy : une exception, c’est le drapeau du Canada qui a pris les dimensions (2 ; 3) de celui du Québec !

Quant aux organismes qui arborent seulement le fleurdelisé, pourquoi le choisissent-ils du mauvais format ? Ce serait une ignorance étonnante de la part d’un organisme comme la Bibliothèque nationale qui avait un tel drapeau en 2018 ; certains peuvent être influencés par le fournisseur qui affiche un « fleurdelisé bâtard » en première place sur son site Internet ; c’est même un des « meilleurs vendeurs »…

(https://etendard.com/produits/drapeaux-universels/canada-et-provinces-canadiennes/drapeau-du-quebec)

Drapeau « bâtard » en vitrine sur le site internet de L’Étendard.

Sur un site consacré au fleurdelisé, le gouvernement rappelle que :

[…] le Québec a décidé de donner à son drapeau un format international courant, soit une largeur et une longueur dans un rapport de deux sur trois et non de une sur deux, comme c’est le cas pour les drapeaux d’inspiration britannique, dont celui du Canada. Citoyens et administrations publiques doivent demeurer vigilants à cet égard et n’utiliser que des drapeaux de format légal.

(https://www.quebec.ca/gouvernement/portrait-quebec/drapeau-symboles-nationaux/drapeau/format-legal-dimensions).

Le citoyen peut effectivement signaler les anomalies à la personne responsable du dossier au ministère de la Justice (s’il peut la trouver) et il arrive que la situation soit corrigée. À la longue, on pourrait théoriquement amener un par un les administrateurs publics à respecter les lois et les règlements qui les gouvernent en matière de pavoisement, mais ce serait plus simple et plus efficace si le ministre chargé de l’application de la Loi sur le drapeau prenait ses responsabilités et adressait un ferme rappel, diffusé publiquement, à ses collègues du cabinet et aux organismes qui relèvent de leur compétence. De plus, le ministre devrait exiger des fabricants qu’ils inscrivent « Format légal du fleurdelisé » sur les emballages des drapeaux qui respectent les dispositions de la loi et les normes du Bureau de normalisation ainsi que dans toute publicité sur le drapeau du Québec.

* Historien.

Un documentaire intitulé Fleurdelisé a été diffusé sur les ondes d’Historia le 21 janvier dernier à l’occasion du 75e anniversaire du drapeau du Québec. Animée de façon dynamique par un humoriste (ils sont vraiment partout !), l’émission nous amène dans divers lieux, dans une salle de classe où l’animateur se fait donner un cours par un de ses anciens professeurs, à Saint-Jude où l’abbé Filiatrault a créé un fleurdelisé en 1902, sur le site de la fête nationale où on rencontre « des Québécoises et des Québécois de toutes provenances pour comprendre ce que le drapeau signifie pour eux », chez un fabricant de drapeaux « fournisseur officiel du gouvernement du Québec », à l’Hôtel du Parlement, etc. C’est très intéressant.

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