Les historiens québécois et l’Union de 1840

Historienne. Coordonnatrice du colloque «L’Acte d’union de 1840: 175 ans de provincialisation»

À priori, je tiens à préciser que je ne parlerai ici que des historiens québécois à partir de Lionel Groulx qui ont écrit spécifiquement sur l’Union de 1840. Ainsi, l’espace restreint ne me permettra pas de m’attarder aux historiens Brian Young, John Dickinson, Yvan Lamonde, Louis-Georges Harvey, Donald Fyson qui se sont intéressés à la période pré et post-union, mais davantage sous l’angle de l’histoire sociale ou encore qui n’ont pas abordé spécifiquement l’Union de 1840 dans leurs ouvrages respectifs. Malheureusement, je ne pourrai traiter ici des politologues et sociologues qui se sont penchés sur la question de l’Union. Je pense ici entre autres à Fernand Dumont, Jacques Beauchemin et Stéphane Kelly qui ont écrit sur le sujet.

Lionel Groulx

Si on débute avec Lionel Groulx, chez lui, l’Union de 1840 est vue comme un affront fait au peuple canadien-français du Bas-Canada qui n’a pas été consulté sur cette dernière. Bien entendu, comme tous les historiens de sa génération, il constate que cette constitution a mis en minorité les Canadiens français au sein du Canada-Uni et de la nouvelle chambre d’assemblée. À ce sujet, il écrira :

[…] du point de vue politique, notre pays était contraint d’abdiquer sa personnalité pour former avec le Haut-Canada, une seule province dans un État unitaire […] L’intention du législateur n’est pas difficile à saisir : le Haut-Canada élira quarante-deux députés de langue anglaise ; la minorité britannique du Bas-Canada en élira quelques-uns. Dans le futur parlement, le groupe de langue anglaise détiendra, sans doute possible, une large majorité1 .

Groulx dénonce également le fait que la langue française sera proscrite avec l’article 41 de la constitution qui décrète que la langue anglaise sera la seule langue officielle et aussi que le Bas-Canada héritera de la moitié de la dette du Haut-Canada évaluée à 1 200 000 louis.

Toutefois, s’il dénonce les visées de l’Acte d’Union à ses débuts, il se réjouit rapidement de voir que l’alliance des réformistes du Haut et du Bas-Canada assortie de l’élection du gouvernement de La Fontaine-Baldwin en 1842 et de l’obtention du gouvernement responsable en 1848 sont venues contrecarrer les visées assimilatrices de Durham. Pour Groulx, 1842 et 1848 représentent à coup sûr des victoires pour le peuple canadien-français. Si 1842 représente l’émancipation politique et nationale de son peuple opprimé, 1848 est « une année mémorable qui apporta au pays l’autonomie politique : triomphe définitif du gouvernement responsable, lien d’importance tranché avec le siège de l’empire2 ». À ses yeux, ces victoires nous les devons aux chefs clairvoyants de la nation qui « ont hâté, dans l’histoire de notre pays, cette maîtresse étape de son évolution politique ; et ce sont eux qui ont arraché à la servitude et peut-être à la mort leur nationalité3 ». Et le principal chef, pour le chanoine, est évidemment La Fontaine qui le définit comme un homme de droiture, de justesse d’esprit, de hauteur de la conscience qui commande la confiance et le respect.

À l’instar de ses collègues de Québec dont Thomas Chapais, Groulx ne voit pas du tout que le gouvernement responsable de 1848 a été octroyé à la majorité anglaise de la Chambre d’assemblée et non à la députation de la nation canadienne-française toujours en minorité au plan politique et démographique. Cet aveuglement fera dire à Groulx que les Canadiens français sont devenus en droits les égaux politiques des Canadiens anglais au sein du Canada-Uni.

Maurice Séguin

Il faudra attendre la nouvelle interprétation de l’historien Maurice Séguin pour voir ce mythe de l’égalité politique des deux nations battu en brèche. Et force est d’admettre que Séguin ne mettra pas de gants blancs pour dénoncer cette « illusion progressiste » entretenue par les fédéralistes-optimistes qui consiste « à croire que l’Union n’a fait que juxtaposer deux colonies qui, par la conquête en commun du self-government, demeurent libres de s’administrer chacune dans sa zone4 », d’où leur croyance à une égalité politique des deux nations. À leur égard, Séguin sera particulièrement cinglant, mais tout à fait lucide. En parlant, de La Fontaine et de ses collègues, il écrira :

Cette seule solution (L’Union), que personne ne pouvait refuser, La Fontaine et ses successeurs l’accepteront très facilement. Ils l’accepteront avec un certain enthousiasme même, puisqu’ils y trouvent l’application du principe fédéraliste qui, pour eux, ne comporte pas d’inconvénients majeurs. La capitulation de Vaudreuil avait mené infailliblement à la capitulation inconsciente de La Fontaine, capitulation nécessaire, explicable même, mais qui n’en demeure pas moins une capitulation. Tout un peuple est forcé de vivre et accepte de vivre en minorité, sous une majorité étrangère, sans pouvoir mesurer la gravité de la situation5.

Il poursuit ainsi :

L’union de 1840 confirmait, dans une infériorité politique d’abord, et économique ensuite, le résidu minoritaire d’une colonisation française manquée. Elle est commandée par les intérêts supérieurs de la colonisation anglaise. Elle n’est pas un caprice, un châtiment pour une faute temporaire de déloyauté […] Elle est la seule solution logique imposée par la force des choses. Le Canada anglais ne pouvait s’édifier, se développer, sans ruiner, sans provincialiser le Canada français6.

Cette interprétation séguiniste sur l’Union de 1840 deviendra l’interprétation néonationaliste endossée par toute une génération d’intellectuels y compris par les historiens Guy Frégault et Michel Brunet, collègues de Séguin à l’Université de Montréal. Cette interprétation sera également reprise par plusieurs de ses anciens étudiants.

Les historiens de l’École de Québec

Les historiens de l’Université Laval (Marcel Trudel, Jean Hamelin et Fernand Ouellet) n’endosseront pas du tout l’interprétation de leur collègue de Montréal.

Marcel Trudel, même s’il admet la mise en minorité des Canadiens français en 1840, parle rapidement de « pseudo-union » des deux Canadas puisque chaque partie du Canada-Uni a sa propre structure ministérielle, avec à sa tête un ministre qui représente son groupe ethnique majoritaire et qui remplit la fonction de premier ministre comme dans le cas du gouvernement Baldwin-La Fontaine en 1842. Par ailleurs, chaque section a un secrétaire provincial et un procureur général et plusieurs postes administratifs en double. Ce qui fera dire à Trudel que « dès 1841, ce n’est ni une fusion ni une union, c’est une simple fédération de deux provinces… dans laquelle le Québec conserve son identité propre7 ». Pour Trudel, 1840 et les années subséquentes représentent un progrès pour la démocratie qui culminera en 1848 avec l’obtention de la responsabilité ministérielle et la reconnaissance officielle de la langue française au Parlement. Il s’agit aussi d’un progrès au niveau économique et culturel avec notamment le développement du système municipal et de l’instruction publique pour les francophones. Enfin, pour Trudel et ses collègues, l’après 1840 représente le couronnement de l’institution ecclésiastique, une ascension qu’elle n’avait jamais connue auparavant.

Quant à Jean Hamelin, il reconnaît qu’il y avait plusieurs clauses vexatoires dans la constitution de 1840 dont l’égalité de représentation pour les deux sections du Canada-Uni dans la nouvelle chambre d’assemblée qui selon lui est « un accroc au principe démocratique », sans compter les dépenses de l’administration de 75 000 livres par année qui échappe complètement au contrôle des députés. Toutefois, à l’instar de Trudel, Hamelin soutient que le péril pour les Canadiens français fut de courte durée, notamment grâce à Louis-Hyppolyte La Fontaine qui, à ses yeux, « se révèle l’homme de la situation […] qui peut le mieux assumer le leadership politique de la population francophone8 ». À son sujet, il écrira : « en homme politique pragmatique », La Fontaine invite ses compatriotes « à accepter l’union comme un fait accompli tout en dénonçant les injustices qu’elle comportait et à s’allier aux réformistes du Haut-Canada pour revendiquer l’autonomie en politique intérieure, autonomie par laquelle ils pourraient préserver leur originalité culturelle9 ». Enfin, pour Hamelin, cette collaboration entre réformistes a aussi permis de moderniser l’économie du Canada-Uni et de réformer les institutions de l’ancien Bas-Canada longtemps victimes de blocage de la société d’avant 1840.

Pour sa part, Fernand Ouellet soutient que « l’Union a non seulement pour but de réunir ce qui avait été artificiellement séparé en 1791, mais de briser la résistance des Canadiens français aux réformes économiques et institutionnelles ». Pour lui, « l’Union a davantage son fondement dans les considérations économiques que dans les motivations d’ordre culturel […] elle reflète les vues de la bourgeoisie marchande anglophone qui voit les deux Canadas en fonction d’un espace économique unifié par le St-Laurent10 ». L’homme de la situation pour Ouellet est également La Fontaine qu’il représente comme un modéré et un réaliste. Homme de pouvoir et de compromis, « son acceptation de l’union suppose un rejet de la pensée indépendantiste ou, tout au moins, se fonde sur le sentiment d’impuissance dans les circonstances11 ». Il est également intéressant de constater que pour Ouellet, il n’est pas question d’égalité politique entre les deux nations, mais de partage de pouvoir à l’échelle d’un territoire plus vaste.

Chez la génération suivante d’historiens québécois, il n’y aura pas vraiment de successeurs pour souscrire à l’interprétation historique de l’école de Québec en ce qui a trait à 1840. On peut dire que les historiens de cette génération s’intéresseront davantage à l’histoire sociale et au XXe siècle québécois. Ainsi, ils délaisseront de leurs recherches pour la très grande majorité le passé bas-canadien et l’après 1840. Il y a néanmoins une exception et il s’agit de l’historien Jocelyn Létourneau qui s’est penché sur l’Union de 1840 dans certains écrits. On peut dire qu’à certains égards, il y a une certaine parenté d’interprétation avec celle de l’école de Québec. Pour Létourneau, la période post-union représente une étape où les réformistes feront preuve d’audace en adoptant une « stratégie du beau risque » et en y allant de compromis et d’alliances pour construire une nouvelle « canadianité modérée » afin de « permettre aux Canadiens de poursuivre leur évolution comme nationalité interdépendante et non en tant que nation indépendante ou simple communauté dépendante12 ». Par conséquent, pour Létourneau, 1840 n’est aucunement une tragédie pour les Canadiens français, puisque grâce au réformisme de La Fontaine, ces derniers ont pu consolider et moderniser leur identité distincte et leur désir de citoyenneté égalitaire.

Les historiens successeurs de Séguin

L’école de Montréal aura, quant à elle, ses successeurs pour transmettre la pensée de Séguin sur l’Union 1840. Toutefois, plusieurs d’entre eux ne publieront pas de monographies sur cette question au cours de leur carrière universitaire, je pense ici aux historiens Pierre Tousignant, André Lefebvre et Robert Comeau. Toutefois, à l’image de Séguin, ils profiteront de leur enseignement à l’université pour éveiller la jeune génération à l’interprétation néonationaliste.

Par ailleurs, quatre anciens étudiants de Séguin publieront des ouvrages sur la période bas-canadienne et l’Union. Il s’agit bien entendu de Denis Vaugeois, Jean-Pierre Wallot, Jean-Paul Bernard et Noël Vallerand.

Il revient à Denis Vaugeois d’avoir publié un livre sur L’union des deux Canadas, nouvelle conquête. Dans cet ouvrage de 1962, on peut sentir toute l’influence de la pensée de Séguin sur l’auteur. Dès la première page, Vaugeois écrira qu’il souhaite avec cette étude faire un peu de lumière sur la période 1791-1840 et aussi répondre à l’appel lancé dernièrement par le Dr Maurice Séguin de :

[…] dénoncer l’aliénation fondamentale essentielle dont souffre le Canada français. De démasquer l’imposture de la tradition La Fontaine-Étienne Parent, ce bon vieux mythe d’une égalité possible entre les deux nationalités ou mieux de la possibilité pour les Canadiens français d’être maîtres dans un Québec qui demeurerait à l’intérieur de la Confédération13 .

Tout au long de l’étude, Vaugeois tentera de démontrer que les marchands britanniques sont très conscients que seule l’Union des deux Canadas permettra d’asseoir leur majorité en tant que nation au Canada. Solution, qu’ils envisageront sérieusement dès 1810 voyant clairement que les Canadiens français souhaitent s’ériger en nation indépendante au Bas-Canada. Vaugeois illustre très bien que les Canadiens français ne vont pas mesurer l’importance de leur mise en minorité en 1840 et la perte de la majorité législative en 1841 et que l’obtention du gouvernement responsable sera donnée non pas à eux, mais à la majorité anglaise en 1848. Vaugeois, à l’instar de Séguin déplore que les Canadiens français de l’époque refusent de constater leur subordination politique en s’illusionnant être les égaux en droits des Canadiens anglais au niveau politique.

Quant à l’historien Jean-Pierre Wallot, « unir, c’est éliminer la menace des Canadiens, les réduire à l’état de minorité d’abord artificielle, puis bientôt réelle ; c’est assurer aux Anglais la maîtrise de la vallée du Saint-Laurent et ainsi leur permettre d’accéder sans danger au self-government14 ». Avec l’Union 1840, les dirigeants britanniques comprirent qu’il serait plus réalisable de subordonner et de provincialiser les Canadiens que de les assimiler. Par la même occasion, ils décidèrent d’utiliser le particularisme canadien-français comme rempart contre l’influence américaine. Wallot est aussi conscient que le gouvernement responsable de 1848 échoua dans les mains de la majorité britannique et non dans celles de la minorité canadienne-française.

Pour Jean-Paul Bernard, spécialiste des Patriotes qui publia un ouvrage sur les Rouges, « la nature même de l’Union, l’intention même des recommandations de Durham, n’était-elle pas, en faisant des Canadiens français une minorité, de rendre impossible après 1840 la coïncidence peuple-nation ? Avant 1840, le combat pour le peuple du Bas-Canada ou pour la majorité est en même temps affirmation du Canada français. Après 1840, peuple ou majorité, et nation canadienne-française ne peuvent coïncider dans la colonie majoritairement britannique15 ». Plus précisément, ce que Jean-Paul Bernard veut dire c’est qu’après 1840, il n’est plus possible pour le peuple canadien-français d’aspirer à un état national qui serait dirigé intégralement par eux-mêmes dans le cadre fédéral. Ils se contenteront d’administrer les affaires internes de la colonie avec la majorité anglophone, sans même s’apercevoir de leur perte de pouvoir politique. Et à l’image de Séguin, Bernard ne peut que constater l’inconscience des réformistes à cet égard.

Enfin, l’historien Noël Vallerand, qui publia un ouvrage sur l’Histoire de l’Amérique du Nord britannique, reprend principalement l’interprétation séguiniste à savoir que

[…] l’obtention de la responsabilité ministérielle revêtait, pour les Canadiens français, une signification différente de celle que se plurent à voir la majorité d’entre eux […] les leaders canadiens-français se glorifièrent volontiers d’être des partenaires égaux des Anglo-saxons ; ils étaient plutôt les collaborateurs de leaders anglo-saxons qui consentiraient à respecter les traits fondamentaux de la collectivité française pourvu qu’elle ne cherche plus à contrecarrer les objectifs politiques et économiques de la majorité anglaise16.

La nouvelle génération d’historiens et l’Union

Mais passons, maintenant, à l’autre génération d’historiens née aux cours des années 1960 et 1970. À l’instar de la génération précédente, peu d’historiens en histoire politique consacreront leurs recherches au XIXe siècle pré et post-union. Il y a cependant des exceptions, je pense ici aux historiens Gilles Laporte et Éric Bédard qui sont véritablement passionnés par cette période de notre histoire. Il faut maintenant ajouter à cette liste François Deschamps qui vient tout juste de publier son livre sur le Montreal Herald dans lequel il soutient que, pour les tories, 1840 n’est « rien de moins qu’une seconde conquête », soit « la refondation par les armes des institutions politiques canadiennes dont le premier article consistait dans l’englobement de la communauté nationale canadienne par la communauté britannique en gestation17 ».

En ce qui a trait à Gilles Laporte, on peut noter chez lui une similitude avec l’interprétation néonationaliste. Dans son récent livre sur les Patriotes, il reconnaît la subordination politique des Canadiens français après 1840 au Parlement et constate que le peuple est « incapable désormais de prendre la mesure de son asservissement national et renonce progressivement à la voie politique pour incarner son destin collectif et va s’en remettre à l’Église catholique afin d’assurer son unité et sa cohésion nationale18 ». Pour Gilles Laporte, bien que l’octroi du gouvernement responsable en 1848 puisse paraître comme un gain qui « répond aussi en partie aux revendications historiques des patriotes en permettant à des francophones d’entrer au gouvernement, [il] relègue aux oubliettes le rêve de voir naître une république patrie des Canadiens français19 ». De plus, il note qu’après 1848 l’alliance des réformistes « perd du coup son principal cheval de bataille et va vite se dissoudre », maintenant que les anglophones sont majoritaires au gouvernement.

L’historien Éric Bédard, dans ses Réformistes, soutient que même si l’Union de 1840 a mis les Canadiens français dans un état de minorité, les réformistes tels La Fontaine et Étienne Parent ont su tirer leur épingle du jeu malgré tout pour « sauver la nationalité du gouffre » et la « prémunir contre d’éventuels reculs politiques, voire sa disparition […] Si l’horizon n’est plus l’indépendance ou la république – visées jugées utopiques en ces temps difficiles –, mais la préservation et la conservation de la nationalité – les seules vraies finalités du politique20 ». Ainsi, dans cette optique réformiste, la primauté est donnée à la cause nationale qui, par conséquent, transcende tout le reste y compris le régime politique. Par ailleurs, un peu à l’image de l’interprétation groulxiste, l’historien Éric Bédard considère l’obtention du gouvernement responsable en 1848 comme un acquis « […] ce droit à la représentation politique constituait, pour la classe politique canadienne-française […] un acquis incontestable […] qui reconnaissait aux Canadiens français des droits équivalents à ceux des autres nationalités de l’Empire britannique21 ».

Dans son ouvrage, Bédard ne fait malheureusement pas la critique du nationalisme-fédéraliste des réformistes et ne mentionne jamais que le gouvernement responsable fut octroyé à la colonie par Londres lorsque la minorité canadienne-française n’était plus une menace pour la majorité anglophone au sein du gouvernement. Par ailleurs, il ne critique jamais le fait que les réformistes croient de bonne foi que le contrôle interne des affaires de la colonie est suffisant dans les circonstances, étant donné que l’essentiel a été préservé dans la tourmente post-union, c’est-à-dire la langue, la foi et les lois civiles françaises. Devant cette interprétation de 1840 et de 1848, on est forcé d’admettre qu’Éric Bédard se rapproche davantage de la pensée groulxiste que de celle de Maurice Séguin où l’État-nation doit absolument détenir son autonomie interne et externe pour être libre comme peuple.

Enfin, il ne faudrait pas oublier l’historien Charles-Philippe Courtois qui a publié récemment un article fort intéressant dans lequel il analyse la période post-union. Aux yeux de Courtois, cette période représente la marginalisation de l’indépendantisme, et ce tant du côté de Papineau qui choisira comme option l’annexion aux États-Unis que de celui de La Fontaine qui propose en définitive la survivance avec la préservation de la langue, de la culture et des traditions. Courtois tente d’expliquer cette marginalisation de l’indépendance en montrant qu’après 1840, à la suite du traumatisme de l’échec de 1837, les Canadiens français intègrent facilement dans leur schème de pensée la perspective du minoritaire où le rêve d’indépendance devient impossible à leurs yeux. À partir de ce moment-là, « ils intègrent le jeu politique national à la recherche de gains limités en même temps que leur réussite individuelle s’y trouve rattachée22 ». Pour Courtois, il est clair que « la conscience minoritaire des Canadiens français intègre les préférences de la majorité anglophone et on craint les mesures qui pourraient la mécontenter. On veut se montrer bon élève en repoussant toute idée de contestation23 ». Enfin, pour ces Canadiens français, 1848 et 1867 représenteraient « le couronnement des luttes politiques canadiennes-françaises du passé. Le combat ⦋politique⦌ serait donc terminé24 ». Bref, Courtois, tout en reconnaissant les gains politiques des Canadiens français en 1848, est tout à fait conscient que le Parlement du Canada-Uni et son gouvernement vont travailler avant tout à l’avancement politique et économique des Canadiens anglais comme on pourra le voir avec la piètre présence des Canadiens français dans le développement économique du Canada et leur exode aux États-Unis pour un bon nombre d’entre eux.

En guise de conclusion, nous pouvons dire que depuis une vingtaine d’années, l’historiographie québécoise autour de l’Union de 1840 s’est seulement partiellement renouvelée, car on est bien forcé d’admettre que la nouvelle génération d’historiens demeure toujours imprégnée par les interprétations des historiens Lionel Groulx et Maurice Séguin sur cette question et qu’ils demeurent peu nombreux à s’y intéresser.

 

 

 


 

1 Lionel Groulx, L’idée d’indépendance du Canada, L’Action nationale, 1949, p. 100 et 102.

2 Ibid ; p. 135.

3 Ibid ;p. 127

4 Maurice Séguin, L’idée d’indépendance au Québec, Genèse historique, Boréal express, 1968, p. 38.

5 Ibid ; p. 35-36.

6 Ibid ; p. 34 et 37.

7 Marcel Trudel, Mythes et réalités dans l’histoire du Québec, Hurtubise, 2009, p. 96-97.

8 Jean Hamelin, Brève histoire du Québec, Boréal, 1997, p. 58 et Histoire du Québec, p. 352.

9 Ibid ; p. 352.

10 Fernand Ouellet, Le Bas-Canada, 1791-1840 : changements structuraux et crise, 1976, p. 514.

11 Ibid ; p. 515.

12 Jocelyn Létourneau, Que veulent vraiment les Québécois ?, Boréal, 2006, p. 48.

13 Denis Vaugeois, L’Union des deux Canadas. Nouvelle conquête, Édition du Bien public, 1962, p. XVI

14 Jean-Pierre Wallot, Le Bas-Canada sous l’administration de Craig, 1807-1811, doctorat histoire, Université de Montréal, 1965, p. 510.

15 Jean-Paul Bernard, Les Rouges, Presses de l’université du Québec, 1971, p. 40.

16 Noël Vallerand, 1760-1867, L’Amérique du Nord Britannique, HMH, 1980, p. 230.

17 François Deschamps, La Rébellion de 1837 à travers le prisme du Montreal Herald, PUL, 2015, p. 243.

18 Gilles Laporte, Brève histoire des Patriotes, Septentrion, 2015, p. 313-314.

19 Ibid ; p. 312.

20 Éric Bédard, Les Réformistes, Une génération canadienne-française au milieu du XIXe siècle, Boréal, 2009, p. 95.

21 Ibid ; p. 24.

22 Charles-Philippe Courtois, « L’histoire hésitante de l’indépendantisme québécois », dans Indépendance, les conditions du renouveau, VLB éditeur, 2014, p. 169.

23 Ibid ; p. 170-171.

24 Ibid ; p. 172.