* L’auteur est ingénieur industriel, professeur retraité de l’Université Polytechnique de Catalogne.
Comment expliquer à des lecteurs étrangers ce qui se passe en Catalogne ? Pour faire comprendre au public québécois les événements qui se sont déroulés en Catalogne ces dernières années, je débuterai par une comparaison que l’ancien président de la Generalitat, Jordi Pujol, utilisait dans le passé. Il assimilait le rapport entre la Catalogne et l’Espagne aux relations entre la Lituanie et la Russie. Si je devais transposer cette relation à celle entre le Québec et le Canada, je devrais toutefois spécifier que l’Espagne a plus d’affinités avec la Russie qu’avec le Canada.
L’Espagne est un État, c’est-à-dire, une structure de pouvoir, qui s’est constituée au Moyen Âge et qui n’a pas beaucoup évolué. Même si cela peut paraître étonnant on comprend mieux l’Espagne si on pense à un État féodal plutôt qu’à un État démocratique. Ce pays est dominé par des intérêts de castes incapables de créer de la richesse, mais qui ont un incessant besoin de ressources financières pour réaliser des dépenses somptuaires afin de soutenir un statut d’hidalgo, mot qui signifie : fils de quelqu’un. Cet argent a été extorqué successivement aux Arabes, aux Juifs et ensuite à l’Amérique latine. Aujourd’hui, il ne reste à l’Espagne que la Catalogne à exploiter qui avec 8 % du territoire et 15 % de la population, représente le 20 % du PIB et entre 25 et 30 % des exportations. Pour cette raison, la Catalogne est la poule aux œufs d’or de l’Espagne, ce qui explique qu’elle doit assumer un déficit fiscal qui varie entre 8 et 12 % de son PIB annuel.
Naturellement, dans un pays comme l’Espagne, la démocratie n’a rien d’essentiel comme le disait Giròn de Velasco, l’un des ministres sous le règne de Franco, qui affirmait que la démocratie était une « manie étrangère ». Il faut aborder brièvement la question du franquisme qui ne fut pas un accident de l’histoire. Le régime de Franco représentait l’Espagne à l’état pur ; une Espagne qui a profité du contexte historique favorable, pour se montrer sans aucune retenue telle qu’elle était, soit une société et un État autoritaire et répressif. À la mort du dictateur, alors que le contexte international avait changé, elle a effectué un ravalement démocratique de façade. Il faut reconnaître qu’après quarante ans d’un régime de démocratie formelle, la culture démocratique n’est pas enracinée profondément dans la société espagnole et qu’elle est déficiente dans les couches dirigeantes au pouvoir.
Un élément essentiel pour comprendre l’Espagne, c’est la carte géographique. Quand un Espagnol regarde la carte de la péninsule, il voit une étendue de terre ayant des proportions régulières, entourée par la mer de tous les côtés, à l’exception d’un petit morceau délimité par les Pyrénées. Le peuple né au centre de ce territoire a reçu une mission divine qui est de réaliser l’unité politique, nationale et religieuse. Le territoire pour les Espagnols possède une fonction symbolique et est constitutif de l’identité nationale. Malheureusement, dans « cette peau de taureau », il y a la Catalogne et le Pays basque qui contreviennent au plan de Dieu et qui refusent de se soumettre à la nation espagnole qui les associe en conséquence au diable. Cette logique identitaire se transforme en catalanophobie, en racisme et en incompréhension profonde entre les Espagnols et les autres nations.
À cette tradition absolutiste et autoritaire s’oppose l’identité catalane qui, elle, se veut pacifiste et politiquement confédérale. Cette tradition pacifiste et négociatrice caractéristique d’un pays de commerçants n’est pas compatible avec une tradition autoritaire et guerrière qui caractérise l’Espagne. Ainsi, dans la culture et la langue espagnoles, faire une contre-proposition est considéré comme un gros mot, une insulte méprisante qui signifie qu’on n’a pas de principes. On interprète la volonté de négocier comme un aveu de faiblesse qu’il est facile de contraindre par la violence.
Les intellectuels espagnols justifient les violations des droits démocratiques et la répression des indépendantistes catalans en invoquant un argument historique, soit la prétendue existence de l’Espagne depuis trois mille ans. Au nom de l’unité de l’Espagne, on est donc prêt à commettre toutes les atrocités juridiques contre les indépendantistes catalans.
Ceci nous amène à aborder la conception espagnole de la justice parce que celle-ci est très éloignée de la conception britannique de la common law ou encore de la conception française de la codification des lois conçue comme facteur de cohésion sociale. La loi, dans la conception espagnole, s’apparente à la conception catholique du droit. Dieu a fixé les lois et les a transmises à Moïse qui les applique. Le droit étant d’origine divine, nul ne peut le contester et encore moins le changer. La loi est ce que le roi dit. Naturellement, ce point de vue qui date du Moyen Âge a évolué et aujourd’hui, son application est une question de pouvoir : si j’ai plus de pouvoir que toi, je vais imposer ma loi qui me favorise, et si je ne suis pas favorisé, je ne vais pas l’appliquer. La Catalogne est traitée en ennemi par les juges et dans tous les procès, politiques comme judiciaires, on a condamné non seulement les membres du gouvernement et du parlement, mais aussi environ huit cents maires et une longue liste de citoyens : mécaniciens, journalistes, acteurs, chanteurs de rap, clowns…
Cette conception de la loi implique que lorsque les Espagnols disent que la Catalogne ne peut pas être indépendante parce que la Constitution ne le permet pas, ils pensent dire une vérité irréfutable et ils sont vraiment étonnés lorsque quelqu’un met en doute cette logique. Un jugement comme celui de la Cour suprême du Canada qui reconnaît que si la majorité des Québécois et Québécoises votent pour l’indépendance, les dirigeants canadiens seront obligés de négocier est impensable et incompréhensible en Espagne.
L’Espagne traite la Catalogne comme une colonie, comme une terre conquise qui résiste à son assimilation. La Catalogne est une des régions les plus prospères de l’Europe alors que l’Espagne est un pays ruiné qui vit une crise économique aussi grave que celle qui a entraîné l’effondrement de l’URSS.
L’Espagne a besoin de la Catalogne qu’elle exploite comme une vache à lait.
L’Espagne aime bien en découdre avec les Catalans. Récemment, un militaire à la retraite réclamait une opération militaire contre les Catalans. Certains parlementaires comme le ministre de la Défense du gouvernement Rajoy n’hésitent pas à laisser planer cette menace. C’est l’Union européenne qui les empêche pour l’instant de passer à l’action. On ne peut pas appliquer la recette traditionnelle parce que, à la différence du Pays basque, le mouvement indépendantiste catalan n’est pas violent. Pour l’instant, ils ont adopté une stratégie de provocation en déployant une forte présence policière et en adoptant des mesures fiscales punitives afin de susciter des réactions violentes qui justifieraient des actions plus musclées.
Maintenant, je voudrais vous raconter une histoire hypothétique. La police sait qu’un groupe de personnes se prépare à commettre un délit à une date précise. Elle met donc en place un dispositif de prévention, mais comme les effectifs locaux ne sont pas suffisants, elle envoie des renforts provenant de l’Espagne. La police se prépare à empêcher le délit et à arrêter les coupables, mais des complices des délinquants empêchent la police de procéder aux arrestations ce qui l’oblige à employer la violence pour remplir sa mission.
Qu’y a-t-il de bizarre ou d’antidémocratique dans cette histoire ? En principe, rien, si ce n’est que ce qui s’est passé le 1er octobre 2017 est raconté du point de vue espagnol et qu’on a déformé le sens des mots pour considérer que voter est un acte délictueux dans un État apparemment démocratique où organiser une votation est assimilé à une rébellion. Cette logique est bien illustrée par Mme Sánchez Camacho, une dirigeante du Parti populaire en Catalogne, qui a fait une déclaration aux accents orwelliens : « Nous avons empêché que les gens votent. La démocratie a gagné ».
Voilà pourquoi aujourd’hui, des leaders indépendantistes provenant tant des partis politiques que de la société civile sont en prison ou en exil et attendent depuis 16 mois un procès qui est déjà entaché d’une série d’irrégularités et de contrevérités qui scandalisent tout le monde – et surtout les juristes qui ont un esprit minimalement démocratique. De leur côté, les dirigeants de l’Union européenne`n’ont pas voulu intervenir dans les affaires internes de l’Espagne en espérant que la crise se résolve à l’interne parce qu’ils n’ont aucun intérêt à ce que la Catalogne devienne indépendante. Jusqu’au 1er octobre 2017, l’Europe regardait le problème catalan avec indifférence : elle faisait confiance à l’Espagne pour le résoudre. Mais les images de la violence, et surtout, l’incapacité du gouvernement Rajoy à gérer la crise a sonné l’alarme.
Après le référendum, le gouvernement Rajoy convoqua une élection rapide en assurant les autorités européennes qu’il les gagnerait. En dépit d’irrégularités et de conditions de vote anormales, les partisans de l’Espagne ont perdu cette élection. Les indépendantistes ont obtenu une majorité absolue en sièges, mais pas en votes. Les unionistes se sont réjouis en prétextant que les indépendantistes n’avaient obtenu que 47,7 % des votes et qu’ils n’étaient pas majoritaires. Ils se gardent bien de mentionner que les partis unionistes quant à eux n’ont obtenu que 43,9 % des votes. En se prétendant majoritaires, ils accaparent indument les 8,4 % des électeurs restant qui ont voté pour des partis qui étaient neutres et qui ont obtenu huit sièges au parlement. Les partisans de l’Espagne se sont approprié sans vergogne ces électeurs neutres.
Cette défaite électorale a entrainé en premier lieu le remplacement de Rajoy par Sánchez, un remplacement qui correspond à la logique du blanc bonnet, bonnet blanc. Il y a plus de 70 ans, l’écrivain Josep Pla disait que ce qui ressemble le plus à un Espagnol de droite est un Espagnol de gauche. Dans cette affaire, la différence principale entre le PP et le PSOE, c’est que ces derniers ont une façon d’agir moins antipathique. Pendant ce temps, la Catalogne continue à être un des quatre moteurs économiques de l’Europe, l’Espagne croule sous les dettes, la dette espagnole se rapprochant de 100 % de son PIB, niveau qui la rend incapable de rembourser les intérêts.
Quel est l’avenir ? Il est très risqué de faire des prédictions, mais nous pouvons avoir quelques certitudes. D’abord, le jugement des prisonniers et prisonnières politiques qui aura lieu le 12 février. Ce qui est certain, c’est que ce jugement ne sera pas traditionnel. Il faut rappeler ici qui sont les accusés : le vice-président Oriol Junqueras, les ministres : Joaquim Forn, Jordi Turull, Raúl Romeva, Dorlors Bassa, Josep Rull, et les ministres Meritxell Borràs, Carles Mundó et Santi Vila (qui sont en liberté provisoire), la présidente du Parlement de la Catalogne Carme Forcadell, le président d’Òmnium Cultural, Jordi Cuixart et Jordi Sánchez (leader de l’Assamblée Nacional Catalane, l’ANC). Accusés de rébellion, sédition et détournement de fonds, de désobéissance. L’accusation demande des peines de prison entre 7 et 25 ans.
Le reste du gouvernement, le président Carles Puigdemont et les ministres Toni Comín, Josep Maria Puig, Meritxell Serret et Clara Ponsantí, sont officiellement considérés « fugitifs de la justice », les quatre premiers sont à Bruxelles, la ministre Posantí quant à elle est à Edimbourg et la justice de ce deux pays a refusé l’extradition. Il faut ajouter d’autres procès qui ont été jugés par la Cour supérieure de la Catalogne et qui impliquent un ex-président de la Generalitat et trois ex-ministres condamnés par des sentences de prison ferme et des amendes se chiffrant en millions d’euros. Enfin, il y a des maires qui sont accusés d’avoir organisé une consultation non autorisée. Tel est le niveau de la démocratie espagnole qui refuse même la présence d’observateurs internationaux sous prétexte que le système judiciaire espagnol offre toutes les garanties de respect des droits fondamentaux.
Dans un pays démocratique normal où la justice suit des règles claires, les prévenus devraient être acquittés faute de délit et en raison des irrégularités qui ont été commises lors de l’instruction des procès. Certains parlent de réduire les accusations, ce qui réduirait les peines encourues de sorte que les prisonniers politiques pourraient être libérés au cours de l’été prochain. Mais une telle éventualité sera perçue comme une trahison par les jusqu’auboutistes qui sont à la tête de l’Espagne. L’état d’esprit des dirigeants espagnols est de ne faire aucun compromis. Négocier n’est pas une solution. L’Espagne perd ou gagne. Ceux qui veulent négocier sont considérés comme des lâches et des traîtres.
Aujourd’hui, le climat politique en Catalogne est étrange. La mobilisation continue avec autant d’intensité alors que Madrid espérait un essoufflement du mouvement indépendantiste. Le gouvernement espagnol, même si le parti au pouvoir a été remplacé, n’a pas changé de politique. Par ailleurs, le parti Esquerra Republicana per Catalunya (ERC) se comporte comme si tout allait bien, adopte une attitude conciliatrice et fait semblant de suivre les directives de Madrid. De l’autre côté, le Parti démocrate européen catalan (le PDCat) dont proviennent la majorité des accusés, le parti de la majorité, est en chute libre, même avec le changement de nom du parti et de sa direction après le scandale financier impliquant son fondateur Jordi Pujol qui a été pendant 30 ans au pouvoir. C’est peut-être pour cette raison que le président Puigdemont a créé un nouveau parti, la Crida Nacional per la Republica, (L’Appel), le 27 janvier 2019. Il y a un troisième parti qui s’oppose à cette stratégie de conciliation, la Candidatura d’Unitat Popular (CUP), une organisation d’extrême gauche, anti-système, dont les positions sont imprévisibles. Ces trois forces se combattent pour obtenir des votes. Cette situation affaiblit l’efficacité du mouvement indépendantiste.
Le président du gouvernement de la Generalitat Joaquim Torra n’a jamais caché qu’il était le relais de Carles Puigdemont. Le résultat de cette dépendance, c’est un gouvernement qui se prétend efficace, mais qui en définitive gère au jour le jour les affaires courantes. Le gouvernement prétend qu’il ne peut dévoiler ses positions sur les grands enjeux pour ne pas donner de munitions à ses ennemis espagnols. Cet argument est émoussé parce que personne ne le prend au sérieux. En définitive le peuple est paralysé faute d’indications claires. En conséquence, l’Assemblée nationale catalane (ANC), qui avait toujours donné un soutien inconditionnel aux partis et à leurs leaders, commence à s’en éloigner après les résultats décevants de l’action gouvernementale. On se retrouve dans une situation de confusion où aucun parti ne réussit à se démarquer.
Au mois de mai, il y aura lieu les élections municipales et européennes qui pourraient être l’occasion d’une clarification du paysage politique. Les indépendantistes pourraient gagner s’ils recherchent l’unité étant entendu que leurs adversaires le seront. Mais les appels qu’ils font à l’unité des indépendantistes sont de moins en moins crédibles parce qu’ils sont artificiels, chacun essayant de tirer la couverture de son côté.
Le philosophe Jordi Graupera s’est offert comme médiateur pour favoriser cette unité indispensable et il a obtenu l’appui de l’ANC, mais tous les partis se sont récusés en invoquant différents prétextes.
Graupera est maintenant le leader d’une liste pour Barcelone et il y a douzaines de listes dans d’autres municipalités. Sera-t-il l’alternative qui refera l’unité dans les faits ou bien une option de plus qui accentuera les divisions ? Le temps nous le dira. Pour l’instant, il est attaqué par tous les partis – signe évident qu’ils ont peur de lui. En somme, tout peut sembler décourageant sauf pour les démocrates qui ont la conviction profonde que le peuple finit par triompher.
Il paraît très clair que l’Europe devra intervenir de façon directe et non pas camouflée comme elle l’a fait jusqu’à présent. Les Catalans estiment qu’en raison de la faillite de l’État espagnol, ils seront probablement obligés « d’acheter » leur indépendance : même si cela nuisait à leurs finances à court terme. Mais au moins, ils auront la garantie d’un retour sur leur investissement et le contrôle de leurs affaires.
En tout cas, il s’agit d’une situation intenable : n’importe quand, pour n’importe quoi, peut naître une étincelle qui changera l’équilibre que nous avons connu depuis plusieurs mois. Peut-être que ce sera le jugement, les élections municipales ou européennes du mois de mai ou pour n’importe quelle raison imprévue. En fait, si ce n’est pas encore arrivé, c’est sûrement parce que la Catalogne est une société riche, moderne et avancée où il n’y a presque pas de sans-culottes qui n’ont rien à perdre s’ils échouent dans la tentative de prendre la Bastille.
** Traduction Consol Perarnau.