Régine Robin,« Une dissonance inquiète », Liberté, no 286, « Littérature 1959-2009 », novembre 2009, 127 pages
À l’automne 2009, la revue Liberté a publié deux numéros spéciaux dédiés à son 50e anniversaire et, dans le second, paraissait le chapitre d’un livre de Régine Robin, Nous autres les autres, promis pour 2011 et qui risque d’intéresser nos lecteurs. Certains des essais qui animent la discussion intéressante présentée dans le dossier « Mythes de chez nous » et l’essai de Régine Robin nous semblent emblématiques d’un discours convenu, quoique bien mal fondé, sur une prétendue propension atavique des Québécois à la xénophobie et à la fermeture. Tares dont témoigneraient leur passé, leur nationalisme, voire des aspects élémentaires de la culture et de la sociologie d’un peuple distinct du fait même de son existence distincte sur ce continent, qu’on transforme de façon perverse en preuve de fermeture.
Le premier de ces numéros comprend le dossier «Mythes de chez nous, 1959-2009». Présenté par Jean-Philippe Warren, il comporte des textes de Pierre Lefebvre, « Maman, c’est toi la plus belle », de Jacques Beauchemin, «L’identité franco-québécoise d’hier à aujourd’hui : la fin des certitudes», de Fernande Roy, «Nègres blancs d’Amérique», et de Pierre Nepveu, «Le racisme au Québec : éléments d’une enquête». Les textes de Lefebvre et de Nepveu ouvrent en quelque sorte la voie au texte de Robin.
Dans son article, Jacques Beauchemin synthétise sa thèse éloquemment exposée dans L’histoire en trop, du fractionnement identitaire contemporain et s’interroge sur les conditions d’avenir de notre démocratie, voire de notre nation tout court, devant cet effritement avancé de nos «raisons communes» au Québec. Plutôt que d’enjoindre les Québécois encore une fois à faire preuve de plus «d’ouverture», quand c’est déjà le cas, il faudrait les inviter à «se reconnaître comme sujets de leur histoire» (p. 32-33). L’analyse et la proposition sont pertinentes : cela invite sans doute à se demander comment y parvenir.
Le texte de Fernande Roy constitue une intervention plutôt rare d’un membre de l’école historique dite moderniste (Paul-André Linteau, Jean-Claude Robert, etc.). Les historiens qui en font partie ont en commun de souligner l’importance du libéralisme avant 1960 et de relativiser l’importance de ce qu’on a appelé le «clérico-nationalisme». Ici, tout en s’attaquant plutôt au mythe du Canadien français colonisé tel que présenté par Pierre Vallières, Fernande Roy rejoint ce thème. Avec une précision toutefois : l’«infériorité économique des Canadiens français n’est pas un mythe», reconnaît-elle, «bien réelle» dans les années 1960, elle est «mesurable» (p. 37). C’est donc plutôt «l’explication» de cette infériorité qui l’intéresse.
D’un côté, on blâmait les autres avec la Conquête et de l’autre, on blâmait la culture canadienne-française. «Vieux débat» qui date des années 1950 et 1960. Or cette autocritique était fondée sur le mythe d’un Québec ultratraditionnel, agriculturiste, délaissant le progrès matériel pour le spirituel (p. 38). Cette vision du Québec d’avant 1960 a été infirmée par les études historiques depuis longtemps, rappelle F. Roy. Bien sûr, les historiens ne sont pas dénués de parti pris, mais, affirme-t-elle judicieusement, «le relativisme absolu ne présente pas d’intérêt pour la recherche» (p. 38). Elle revient alors sur l’exemple des hommes d’affaires de la fin du XIXe siècle étudiés dans Progrès, harmonie, liberté et rappelle même combien on a tort de se représenter bêtement le rêve de reconquête territoriale du curé Labelle comme une utopie réactionnaire.
Pour une importante proportion des Canadiens français, acquis aux idées libérales, «le progrès est lié […] au projet de développement économique, mais aussi à l’idée de modernité» (p. 46).
En conclusion, F. Roy avance que l’époque où un certain traditionalisme se fait sentir au gouvernement à Québec serait plutôt au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. F. Roy laisse en suspens la question de départ : si la cause de l’infériorité économique des Canadiens français n’est pas une idéologie rétrograde, quelle est-elle ? Au final, son essai tendrait à renforcer l’explication par la situation de domination issue de la Conquête – nonobstant le fait qu’il soit simultanément vrai que la comparaison avec les Noirs américains soit exagérée.
Quant à lui, l’essai de Pierre Lefebvre donne le sentiment d’être ficelé autour d’un mythe-prétexte, l’amour de sa mère, à qui on ne veut bien sûr jamais faire de peine. Ce vague cliché est rattaché à la question du manque d’ambition révolutionnaire progressiste qui marquerait l’époque contemporaine (quel sujet ne le serait-il pas ?). Plongeant à deux mains dans une mythologie fossilisée, Lefebvre nous présente les précurseurs de la Révolution tranquille, du temps de la Grande Noirceur, comme des gens qui… eh oui, n’ont pas craint de faire de la peine à leur mère en choquant leurs contemporains, au risque d’en subir les conséquences, tel Paul-Émile Borduas, martyr de la modernité (ne serait-ce pas de la postmodernité ?), héros mythique et sacrificiel du progressisme. Son licenciement fit advenir un monde nouveau…
Le problème serait de taille, car «dès 1966, écrit Lefebvre, l’équipe du tonnerre de Jean Lesage a perdu au profit de l’Union nationale» et «la tranquille mayonnaise contre-révolutionnaire a finalement pris» (p. 13-14). On reste interloqué, puisque la différence, en termes de réformes, entre les gouvernements de Lesage (encore plus en 64-66), Johnson, Bourassa et Lévesque paraît exagérée. Mais surtout, le changement de la sensibilité dominante au Québec depuis 1960, avec la perte on ne peut plus radicale de l’influence conservatrice de l’Église, d’une part, et la force de la gauche culturelle, de l’autre, explique qu’on se frotte les yeux, incrédule, avant de se bidonner à la lecture de ce passage.
Mais tout cela n’est rien en comparaison de ce que nous réserve Pierre Nepveu, dans un texte qui a la prétention de présenter des «éléments d’enquête» sur le racisme québécois. Nepveu s’assigne pour tâche d’éviter la dénégation aussi bien que l’auto-flagellation. La question l’intéresse dans un souci pour «le rapport à l’autre», démarche originale qui l’amène à s’intéresser à certaines des principales «communautés culturelles» du Québec du point de vue littéraire. Il reconnaît d’emblée qu’«à peu près personne aujourd’hui ne se déclare raciste» (p. 54) et que la question peut être difficile à analyser.
Nepveu rejette donc un premier mythe, celui qui voudrait que les Québécois francophones soient plus racistes que les autres, tel que colporté par un Mordechai Richler, par exemple (p. 57). Mais il s’oppose également à un autre, dont l’existence serait peut-être à démontrer : «le peuple canadien-français devenu québécois, ayant été lui-même longtemps colonisé, dominé, méprisé […] ne saurait à son tour dominer, mépriser, ostraciser» (p. 57). Notre présent n’est-il pas plutôt marqué par le contraire ?
Nepveu est en quête d’exemples probants de racisme québécois et affirme que «malgré les dénégations de la police […] le profilage racial est un phénomène répandu à Montréal, bien que difficile à prouver» (p. 60). Un autre problème tout aussi probant se pose à nous, collectivement : «Chose certaine, en deçà du profilage racial, la discrimination systémique, par indifférence, par laisser-faire, existe bel et bien au Québec» (p. 61). Et non, Nepveu n’évoque pas, ici, les programmes officiels de discrimination positive qui existent chez la plupart des employeurs publics, parapublics et souvent parmi les grandes entreprises… Le problème, à ses yeux, tiendrait à l’importance des réseaux (p. 62) : les équipes, au sein de diverses entreprises et organismes, s’appuient sur des réseaux sociaux constitués depuis le collège qui ne compteraient pas assez d’étrangers (ce qui est, on en conviendra, un peu tautologique et ce dont il est tout de même difficile de trouver quelqu’un coupable, qu’il soit étranger ou natif).
La plongée dans l’un des deux mythes que Nepveu prétendait au départ rejeter également est achevée lorsque Nepveu demande «Qu’en est-il de ce racisme historique, d’une sorte d’atavisme canadien-français de l’exclusion, de la xénophobie, de l’antisémitisme ? […] la construction de l’identité canadienne-française […] nous aurait-elle effectivement prédisposés à une forme de racisme ou en tout cas de xénophobie ?» (p. 62). Voilà donc où nous mène «l’enquête» de Nepveu : l’identité québécoise «de souche» serait coupable, dans son essence, de racisme, tare qui serait alors bien québécoise. C’est tout à fait symptomatique de l’approche de nos bien-pensants.
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Dans le second numéro célébrant le cinquantenaire de Liberté, Régine Robin nous offre une dénonciation encore plus poussée de ces vilains atavismes québécois avec l’essai «Une dissonance inquiète», présenté comme extrait d’un ouvrage à paraître (sans doute Nous autres, les autres qui, comme son titre ne l’indique pas, mais en témoigne cet extrait, devrait parler surtout de l’auteure). Étant donné son registre, l’essai ne manquera pas de divertir le lecteur. Ce texte, qui «n’a rien d’une autobiographie» selon Robin, est pourtant une réflexion sur le rapport qu’elle entretient avec le Québec depuis son arrivée.
Régine Robin commence par se demander «pourquoi la greffe n’a pas réussi» depuis 35 ans et ce qu’elle fait ici (au Québec). Sont-ils plusieurs à se poser la même question parmi ses collègues ? En tout cas, à la lecture, le lecteur risque fort de trouver la question pertinente. Et Régine Robin de nous rappeler son plaisir d’étudier les «mégapoles mondiales», la fréquence de ses allers-retours entre Montréal et plusieurs d’entre elles ce qui put la tenir à l’écart du Québec, même si elle «éprouve la plus grande joie de vivre à Montréal une bonne partie de l’année» (p. 59, nous soulignons). Elle n’oublie pas non plus son titre de professeur émérite de l’UQAM. Sa carrière fut donc réussie au Québec, et pourtant, elle a éprouvé «un certain blocage» si bien qu’elle ne s’y est jamais sentie «chez elle» (p. 59). Du coup, tous ses amis «sans exception» sont d’origine étrangère (p. 64). Cela contraste avec les grandes villes du monde : «Mon royaume pour New York» (p. 75) affirme-t-elle, ville où «Je me suis toujours sentie immédiatement chez moi» (p. 69).
Au Québec, quelque chose a cloché. En droite logique, Régine Robin avancera que cela est nécessairement dû à un défaut de la société d’accueil, car il va sans dire que le problème ne pourrait se trouver du côté d’une personnalité reconnue comme professeur émérite, au cosmopolitisme aussi achevé et on comprendra sans difficulté que Robin ne prend pas la peine d’explorer une hypothèse aussi farfelue. Oui, Régine Robin, de façon assez originale, mettra donc en cause l’identité québécoise et le problème identitaire québécois. Voilà le poison qui l’a toujours empêché d’embrasser sa société d’accueil ou de l’être pleinement par celle-ci.
Elle est donc à la recherche «d’un “nous” véritablement habitable» (p. 85) autrement dit déquébécisé, avec l’espoir que le patchwork de Montréal l’apporte enfin: «rien de plus antinationaliste que ces espaces postmodernes» avance-t-elle (p. 83), c’est dans cet espoir qu’elle pose et défend sa «dissonance» terme repris de Jocelyn Létourneau.
Elle rapporte un échange avec Marc Angenot à ce sujet, et nous apprend que «je me plaignais de notre isolement, malgré notre “surface sociale” à l’étranger, notre renom, nos publications, nos prix et nos subventions de recherche» (p. 61). Difficile de comprendre, en effet, que des gens que l’on regarde de haut ne nous manifestent pas plus d’affection… Elle aurait même aimé avoir un ami intime québécois, nous confie-t-elle (p. 85).
Robin se demande «Comment s’intégrer ici et à quoi voulait-on que je m’identifie ?». C’est vrai que, surtout pour un universitaire, il est difficile de distinguer le fait, criant au Québec, que deux collectivités politiques s’y font concurrence pour l’allégeance des citoyens et en particulier des nouveaux citoyens. Cela ne l’empêche pas pourtant de nous rappeler qu’elle fait partie de ceux qui votèrent Non en 1995 (p. 60).
C’est, on doit s’y attendre de la part d’une postmoderne, le principe même d’identité que Robin remet en cause (tout en valorisant le pluralisme porté par l’immigration dans les grandes villes occidentales). Elle remet d’abord en question l’identité francophone ou les équivoques d’une langue commune. Elle s’est donc définie comme une «allophone d’origine française» et avance, un peu à tort et à travers, que la catégorie de «francophone» qu’utilisent les sondeurs renverrait non pas aux gens qui utilisent surtout le français, mais aux de souche.
Justement il n’était pas question, pour elle, de s’intégrer – elle emploie le terme «assimiler». Elle entend incarner un autre principe, l’idée «qu’il y a d’autres façons de vivre ici, non “parfaitement assimilée à l’espace identitaire québécois”», posture identitaire qui serait celle que revendique Nathalie Petrowski (sic) et rejette Robin.
Cela vaut exclusivement pour le Québec bien entendu, car, du côté de la France où elle a grandi, et dont il est à la mode de critiquer le modèle assimilationniste, alors là pour le compte il faut être clair : «ce fut un grand bonheur» que de s’assimiler à la culture française (p. 71). Lorsqu’elle vante les États-Unis, on imagine sans peine que le melting pot soit aussi honorable là-bas. La culture québécoise en revanche mériterait cette posture contrariante. Le lecteur se demandera peut-être comment on peut vouloir une chose et son contraire, c’est-à-dire ne pas s’intégrer, mais être considéré et accueilli comme un des nôtres. Il faut sans doute se départir d’une logique trop cartésienne.
Car les problèmes d’identification de Robin ne sont pas univoques. Ils existent à l’égard du peuple québécois bien plus qu’à l’égard du Canada ou de la reine. Robin nous raconte en effet sa cérémonie de naturalisation canadienne. Elle demanda à prêter serment sur Proust, puis accepta de le faire sur l’Ancien Testament. Quand vint le temps de jurer serment de fidélité à la reine, elle fut d’abord étonnée, mais le fit de bonne grâce. Elle connaissait la reine, en quelque sorte, depuis la transmission télévisée de son couronnement en 1953 qui l’avait émerveillé. «Je restai captivée», nous apprend-elle (p. 63). Elle avait beau avoir amorcé la démarche de naturalisation pour des considérations purement utilitaires, elle en est «sortie émue aux larmes, bouleversée, tenant à la main le précieux certificat […] d’attestation», identifiant désormais le Canada comme son pays (p. 64). C’est pourquoi, pour elle comme pour tous ses amis d’origine étrangère : «Il nous fut infiniment plus facile de nous sentir Canadiens que Québécois» (p. 64). Aux yeux de l’aristocratie autoproclamée des jet-setters cosmopolites, combien est-il aisé de trancher entre les deux ! Cette identité leur apparait plus civique, dépourvue d’une «énorme épaisseur historique» ou d’un «poids de mémoire». Ce pays lui a semblé être fait pour elle qui a toujours voulu postuler un «vide identitaire» (p. 64). Une identité qui ne serait pas vide, mais évidée de cette identité historique pour laisser la place à d’autres éléments, le territoire notamment, précise-t-elle pour être plus claire. Et Robin de nous parler des… Rocheuses qu’elle ne voudrait pas perdre (sic), de son appréciation de Vancouver. En fait, c’est tout le pays qu’elle apprécie, les Maritimes, les Prairies, l’Ontario y compris (à l’exception peut-être du peuple de sa province de résidence, il est vrai), et son multiculturalisme. Elle aurait même des amis à Saskatoon (précision importante sans doute) et admire profondément Trudeau (p. 81).
La culture française, la culture américaine, le monarque britannique sont chargés d’une valeur symbolique séduisante ; l’épaisseur historique d’une petite nation est en revanche rédhibitoire aux yeux d’une cosmopolite postmoderne…
Le Québec fut difficile à saisir et elle fut surprise de constater qu’une mauvaise idée des Français (plus que de la France) y avait cours. Tout cela pour conclure que «la langue n’est pas la culture» (p. 69). Si le Canada la séduit (p. 64), tout comme l’anglais – elle enrage de ne pas pouvoir parler anglais sans accent comme sa petite-fille américaine (p. 76) – et la culture américaine (p. 75), le Québec l’étonne par son étrangeté, puisqu’il est bien nord-américain et non pas français «hexagonal». En somme, la nord-américanité la séduit chez les peuples anglophones autant qu’elle la repousse chez les Québécois.
Il faut ajouter la faiblesse du socialisme au Québec, qui ne fête même pas le 1er mai (p. 70). Sa famille avait été ébranlée par les révélations sur Staline en 1956. «Cela ne m’avait pas empêchée de devenir une militante à mon tour, mais avec recul, nous dit-elle. Je me disais qu’un jour, ces pays socialistes le deviendraient vraiment, qu’il fallait travailler à cela» (p. 74). Qu’importent, en effet, les malheurs et crimes réels qu’inflige ce régime, pourvu que l’idéal ne meure pas…
Mais au fond, c’était bien pire que cela. Quel choc que la rencontre avec le Québec. Son drapeau ? C’était «la France que je détestais» ; «quelle répulsion au départ, quel refus !» (p. 77).
«Pour qu’on s’identifie au passé d’un autre peuple, il faut des conditions exceptionnelles» : elles existaient en France dans son enfance, mais n’y existent plus ; elles ne sont pas présentes au Québec «et ne risquent pas de s’y trouver de sitôt» (p. 78). Mais alors comment cela s’est-il produit pour les Nathalie Petrowski du Québec dont Robin condamne la posture d’assimilés ?
En fait, pour elle, le Québec a le défaut d’être nationaliste, et le nationalisme «réveille des démons» (p. 78). Du coup, Robin affirme avoir «tout de suite senti que je n’embarquerais jamais dans le mouvement nationaliste» (p. 79). Elle pouvait appuyer le nationalisme indépendantiste algérien, car il s’agissait d’une révolution socialiste. Le progressisme du mouvement nationaliste des années 1960-1970 au Québec ne la convint jamais : comment ces gens avaient-ils pu assumer ce passé réac, ces penseurs d’extrême droite qui avaient un temps admiré Mussolini, Salazar ou Franco (p. 80) ? Voilà un passage savoureux quand on le met en parallèle avec son rapport au totalitarisme communiste et aux crimes staliniens évoqués auparavant…
Au lieu de la honte du passé québécois qu’ils devraient porter, elle voyait autour d’elle – horreur ! – «des intellectuels fiers de leur identité québécoise» (p. 80). Ce passé, ils le laissaient exister au lieu de l’expurger. Lionel Groulx la fit «reculer d’horreur», rien de moins, et cette admiratrice de la reine lui reproche de préférer les Français royalistes aux républicains (p. 81). Duplessis : pourquoi ériger sa statue devant le parlement, se demande-t-elle ? Et pourquoi, en contrepartie, ne pas avoir développé un panthéon acceptable, de gauche, «pourquoi avoir laissé Norman Bethune aux Anglais (p. 81)» ? Voilà une comparaison tout aussi savoureuse : Lionel Groulx n’a pas prôné, en définitive, le fascisme, alors que Bethune a appuyé activement un des régimes les plus sanguinaires du XXe siècle, le régime maoiste. En clair, le passé à expurger ne doit pas l’être en fonction de l’appui aux totalitarismes criminels, mais d’un certificat de gauchisme. Voilà qui est probant. Certains extrémistes en France détestent la France depuis 1789 et d’autres celle qui existait avant ; mais depuis la IIIe République au moins, une majorité de Français aime la France qui transcende les siècles et leur école leur donne le goût de cette culture au-delà d’une grille gauche-droite manichéenne. On peut donc s’interroger sur la réelle acceptation de ce principe chez Robin puisqu’émerge très clairement dans son rapport au Québec la prévalence d’une autre grille de lecture, manichéenne.
En effet, le Québec la repousse à cause d’une «prévalence des filiations cléricales et réactionnaires», son sens de la «filiation» était véritablement nationaliste : «on ne parlait pas de nationalisme pour rien» (p. 82). C’est donc parce que le mouvement national québécois des années 1970 valorisait encore la transmission d’une culture, au lieu d’être purement révolutionnaire, qu’il la repoussa dès le départ. Mais n’était-ce pas le cas aussi du modèle républicain français qui l’avait enchanté dans sa jeunesse ? La différence tient-elle à la force plus récente du conservatisme et du catholicisme dans l’héritage québécois ?
La culture québécoise a toujours empêché que Robin y adhère. Ses défauts sont si grands que le lecteur risque de se demander pourquoi Robin ne s’est pas installée dans une «mégapole mondiale» comme New York ou Paris – serait-ce faute de place satisfaisante dans ces métropoles qu’elle est demeurée à Montréal ? Est-ce au contraire cette posture qui l’intéresse ? Car le plus étonnant sans doute, nonobstant ses complaintes sur le défaut de reconnaissance, est la résonnance que ses discours inconséquents et dédaigneux trouvent auprès d’un certain public au Québec.