Éditorial des Cahiers de lecture Automne 2023
L’effet de surprise ne faiblit pas. L’engouement et l’intérêt pour l’intelligence artificielle n’en finissent plus de nourrir la frénésie médiatique. Les compétences réelles et la masse critique de chercheurs ont fait de Montréal un centre « de calibre mondial » comme aiment à le répéter les conférenciers de chambres de commerce. L’arrivée de ChapGpt, à la fois formidable coup de marketing et sidérante émergence dans l’espace public d’une nouvelle génération d’outils numériques a manifestement marqué les imaginations. Semant tantôt l’effroi, tantôt l’enthousiasme et la fascination, les produits de l’intelligence artificielle se multiplient aussi rapidement que fusent les prophéties à propos des vertus et vices que tout un chacun lui prête.
Comme c’est souvent le cas avec les émerveillements technophiles, il est difficile de faire la part des choses dans ce qui est désigné sous ce terme générique. Il y a pourtant « des » intelligences artificielles, nous disent les concepteurs et artisans des théories et technologies réunies sous cette bannière. Le pluriel qui s’impose renvoie à autant de domaines d’application que d’enjeux où s’enchevêtrent et se bousculent considérations commerciales, réflexions éthiques, considérations sur la nature de l’outil et du rôle qu’il joue dans la définition du travail humain. Il faudra encore du temps pour bien cerner les paramètres de ce que d’aucuns nomment d’ores et déjà une technologie de rupture, le commencement d’une nouvelle ère.
Par-delà les débats – et les procès ! – qui forment déjà une incroyable nébuleuse d’affrontements de toutes sortes, le rôle des mégapuissances financières et technologiques qui mènent le bal ne peut être tenu à l’écart des préoccupations sociétales concernant l’avenir de la démocratie et la place que les espaces virtuels assignent à l’individu, au citoyen. Il faut donc reconnaître au monde de l’enseignement une responsabilité particulière dans l’usage de ces technologies et de la place qu’elles doivent tenir dans la formation. Puisqu’elles mettent en cause des processus d’apprentissage qui, eux-mêmes, s’articulent et véhiculent des conceptions de la connaissance renvoyant aux fondements des notions d’authenticité et de liberté, les thèses qui s’élaborent à propos de l’intelligence artificielle portent nécessairement les germes des modèles qui feront – qui font déjà – la trame des évolutions sociales. Car la technologie n’est jamais neutre, l’outil porte toujours un dessein.
Avant de leur faire une place hégémonique dans les apprentissages, les outils numériques doivent être remis en question et évalués à l’aune des finalités que doit poursuivre l’école. C’est dans l’école et ce qu’elle assume comme contenu et mode de transmission que doit se faire la plus riche réflexion sur les conditions d’accueil des diverses réalisations de ce qui est présenté comme des « produits d’intelligence ». Le monde du travail et de la production, on le sait, ne réfléchira que dans les catégories induites et promues par les puissances de l’argent. C’est à l’école que peut s’expliciter et s’incarner ce que ces « produits d’intelligence » peuvent faire à la dignité, à l’aspiration à la liberté. Les enseignantes et les enseignants forment la première ligne, la ligne de front devant un immense dispositif technique et commercial qui cherche à s’emparer de la capacité de connaître.
À cet égard, il ne peut être que réconfortant de voir s’intensifier les travaux et réflexions sur tous les aspects de la transmission, fonction essentielle et centrale du parcours de vie. Les machines, les logiciels, les algorithmes construisent autant qu’ils traduisent des rapports humains et, de ce fait, ne peuvent être réduits à leurs fonctions matérielles. Les avancées récentes de l’intelligence générative laissent deviner un paysage pour le moins inquiétant à cet égard.
En effet, l’actualité récente nous apprenait que la production entièrement artificielle de livres entiers est désormais chose faite – pastiches quasi indétectables, faux auteurs, textes pillés et agrégés, mise en page confondante, les ventes en ligne suivent pour consacrer fraude et artifice. Le point de bascule vient de toute évidence d’être franchi. Ce sont désormais toutes les médiations sociales de la lecture qui sont en passe d’être pulvérisées. Auteurs, lecteurs, bibliothécaires, éditeurs, tout l’écosystème de la transmission culturelle déployé depuis l’apparition du livre et de l’imprimerie est désormais aspiré dans le vortex du faux, du doute et du frelaté. On prend encore mal la mesure de ce que cela signifie comme condition d’érosion des certitudes de base et des conditions de confiance essentielles à la construction des rapports entre les êtres, à celle des fondements de la connaissance, à celles des institutions et, plus globalement de la conduite de la vie, personnelle et sociale.
Les réalités virtuelles et leurs capacités à fabriquer du virtuel toxique par le brouillage des repères et l’érosion des critères sont certes porteuses d’une nouvelle ère, celle du simulacre. Elles rendent « fluides » toutes les perceptions et les acquis de connaissance ou d’expérience en jeu dans le rapport à soi et aux autres. Et elles le font par la médiation de très puissantes machines et organisations dont les visées et les intérêts peuvent façonner une sociabilité complètement étrangère aux héritages, aux appartenances et aux aspirations à la liberté. Cette voie est celle de l’atomisation et de l’aliénation. Celle du nihilisme fantasmatique et de l’idolâtrie marchande.
Heureusement, comme il en va pour tous les outils, les usages peuvent en être détournés, redéfinis, transformés. C’est dans les choix exercés dans la transmission, dans ce qui est au cœur de l’apprentissage, à l’école comme ailleurs, que ces usages peuvent être porteurs d’alternatives au service du bien commun et de la convivialité authentique. Le rapport à la lecture est fondateur dans cette exigence morale. Et son pendant, le rapport à l’écriture s’y trouve également en jeu dans ce qu’il convient d’y rechercher comme fondement de la vérité sur laquelle la vie peut s’organiser, dans laquelle les rapports entre les êtres peuvent se définir.
Les enseignants ont à trouver une nouvelle place à l’écriture et à la lecture dans l’apprentissage en les inscrivant comme pratiques d’autonomie et non pas comme seules techniques de traitement de l’information. Les outils numériques comme les autres ne peuvent servir l’émancipation que s’ils trouvent place, à l’école et ailleurs, dans un cadre de connaissance et d’apprentissage centré sur l’expérience du réel. Le contact intime avec la nature et ses éléments, avec la vie dans ses manifestations tangibles devrait en constituer le centre de gravité, la matrice de décodage des caractères du virtuel. Les compétences pourraient, par exemple, devoir s’inscrire dans un cadre relationnel direct (en présence), dans la matérialité du corps (écriture cursive) dans un contexte social marqué (exposé, groupe de discussion, entrevues, etc.) ou encore dans la fréquentation directe des œuvres et la plus large expérience possible de la fréquentation des œuvres et de leurs auteurs.
En brouillant les repères du vrai, en sabotant les perceptions de l’authentique, la puissance maléfique peut ainsi être vue comme une exigence de réinventer la vie. Les manifestations de détournement de la créativité, d’asservissement de l’apprentissage ne sont peut-être que des occasions de presser le pas pour faire les réformes que les crises qui se multiplient nous imposent. Ce qui arrive au monde du livre n’est peut-être au fond qu’une injonction de plus à se donner des moyens de reconstruire les bases de l’authenticité et de la dignité, à apprendre à lire à l’ère du simulacre.
Robert Laplante
Directeur des Cahiers de lecture
Cahiers de lecture – Automne 2023
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