Louis Hamelin. Un lac le matin

Louis Hamelin
Un lac le matin
Montréal, Les éditions du Boréal, 2023, 248 pages

J’ai longtemps eu la piqûre des voyages. Le Québec m’apparaissait banal, insignifiant par rapport aux splendeurs de l’Europe et à l’exotisme de l’Asie. La naissance de mes deux filles et l’achat d’un chalet en Estrie ont eu pour effet de m’ancrer au territoire québécois. Jeune, je n’aurais jamais pu prévoir qu’un jour je serais aussi attaché que je le suis maintenant à mes Appalaches dont la beauté n’est pas sans partager plusieurs ressemblances avec celle de la Nouvelle-Angleterre si bien décrite par Thoreau.

Henry David Thoreau n’a que vingt-huit ans quand il emménage dans sa cabane près du Walden Pond sur les terres du grand écrivain Ralph Waldo Emerson. Emerson, son mentor, qui juge son mode de vie d’une manière un peu hautaine, l’exhorte à avoir plus d’ambitions pour sa vie : « cultiver des bines et bayer aux corneilles » ne l’amènera pas bien loin. Le coloré poète Ellery Channing lui déclare quant à lui lors d’une partie de pêche : « Si tu veux savoir la vérité, je pense que t’as pas ce qu’il faut pour écrire un livre. Si j’étais toi, je chercherais une autre manière de justifier mon séjour ici-bas. »

Les débuts littéraires de Thoreau furent en effet difficiles et son premier livre Sept jours sur le fleuve ne se vendit pas. Sommé par son éditeur de libérer son entrepôt, Thoreau entreposa chez ses parents ses livres invendus et déclara avec humour à un ami : « J’ai maintenant une bibliothèque de près de neuf cents volumes, dont environ sept cents ont été écrits par moi. »

Mais alors que la poésie de son ami Channing est presque totalement oubliée aujourd’hui, son livre Walden ou La Vie dans les bois, paru en 1854, est un classique de la littérature américaine. Il y avait sans doute quelque chose de profondément révolutionnaire dans l’amour de Thoreau pour les choses proches et c’est peut-être là qu’il se distingue de ses amis transcendantalistes.

Emerson vit dans la sphère des grandes idées et doit souvent quitter son domaine pour prononcer des conférences en Europe, tandis que le philosophe Bronson Alcott se lance dans des projets architecturaux mégalomanes. Pendant ce temps, Thoreau lit, médite, marche et approfondit sa connaissance de la nature. Les bouleaux et les érables, les pins et les pruches, comme les solidages et les immortelles de Virginie n’ont aucun secret pour lui.

Sa connaissance de la faune n’est pas en reste. Il vit près des animaux, si ce n’est pas avec les animaux ; il laisse les guêpes faire un nid dans sa cabane plutôt que de s’en débarrasser et, dans une scène saisissante, il charme des petites bêtes au son de son pipeau : « Une souris à pattes blanches ne tarda pas à sortir de sous le plancher de la cabane et à escalader sa jambe. Ensuite, ce fut au tour d’une jeune marmotte et d’un couple d’écureuils d’être convoqués. Une bande de mésanges se mit de la partie, dansant une sarabande dans les buissons et les branches basses autour de la cabane. »

Thomas Blanding, un des grands spécialistes de Thoreau, écrit dans son introduction à Sept jours sur le fleuve que son œuvre « n’offre pas une vue superficielle de la nature et de l’existence, mais un voyage au cœur des choses. » Hamelin observe avec justesse que « l’année même où il déménageait ses pénates au bord du Walden, un journaliste new-yorkais inventait l’expression manifest destiny. » L’existence frugale de Thoreau, qui ne possédait ni terre ni maison, est l’exact opposé de ses contemporains qui souhaitaient conquérir toujours plus de territoire ; alors qu’ils souhaitent dominer la nature, il se contente de la contempler.

Son existence est aussi l’exact opposé de nos vies nord-américaines. Nous vivons pour la plupart éloignés de la nature et nous avons perdu la capacité à nous servir de nos mains. Thoreau a bâti lui-même sa cabane ; pour le reste, il sait pêcher et cultiver les légumes qui assurent sa subsistance et, avouons-le, il est parfois invité à la table fastueuse des Emerson.

Nous sommes aussi des voyageurs impénitents et notre goût des choses lointaines nous fait parfois perdre le goût des choses proches. Nous prenons l’avion ou nous voyageons virtuellement par le biais de nos écrans dans des mondes très éloignés des nôtres, mais nous dédaignons souvent notre coin de pays. Parlez-en à l’ami Pascal Chevrette, professeur de cégep et collaborateur de la revue, dont le projet laurentien a quelque chose de révolutionnaire : alors que les cégeps ont l’habitude d’organiser des voyages internationaux, il fait voyager ses étudiants au Québec ! Je pense que Thoreau aurait approuvé.

Un lac le matin est moins un roman que le portrait d’un homme. Plutôt que de privilégier une narration chronologique, l’auteur se promène habilement entre les différentes époques de la vie de Thoreau. Chaque chapitre du livre est une scène qui, à première vue, peut paraître banale, mais qui en vérité éclaire une facette de la personnalité de Thoreau. On y croise entre autres Alex Therrien, un Canadien français, bûcheron et poseur de clôtures, qui demeure une énigme pour Thoreau. Il est sans doute analphabète ? Non ! Il sait lire. Les amis transcendantalistes de Thoreau sont avides de réformes et pensent qu’il aimerait sans doute changer sa condition et cesser de se faire exploiter, mais à Bronson Alcott qui lui demande : « Le monde autour de toi. Tu ne penses pas qu’il faudrait le changer ? » Il répond : « Non, moi, je l’aime bien comme il est. » Peut-être cet homme éclaire-t-il les intentions de Thoreau qui a voulu donner à ses frères humains un exemple plutôt qu’un sermon et qui avant de changer les êtres et les choses a voulu d’abord les aimer.

Nicolas Bourdon
Professeur de littérature, collège Bois-de-Boulogne

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