Claire Aubin est artiste sculptrice, fidèle amie de Louky Bersianik et admiratrice de son œuvre. Elle rend hommage par son art à des créatrices au Québec qui sont pour elle une source d’inspiration. Résidente de Montréal, elle travaille à son atelier dans Lanaudière.
Un après-midi de printemps sur sa petite terrasse, à l’heure qu’elle disait « exquise » en raison de la douceur de la lumière filtrée par le vitrail de la fenêtre, j’ai confié à Louky Bersianik mon désir de réaliser un grand bas-relief en céramique sur le thème d’Alice au pays des merveilles. Comme ce conte avait été et était encore très cher à l’auteure de L’Euguélionne, elle me proposa de consulter ses notes personnelles sur les liens qu’elle avait établis jadis, entre certains passages de l’œuvre célèbre de Lewis Carroll (un féministe, disait-elle) et la condition des femmes. Ces liens, on les retrouve en partie dans son œuvre maîtresse, L’Euguélionne.
En fait, des 83 « passages » que Louky Bersianik avait repérés dans Alice au pays des merveilles, et qui mettaient en relief selon elle, les obstacles à l’émancipation des femmes, elle n’en a retenu que dix (10) dans L’Euguélionne. On les retrouve dans la Collection des Anti-Merveilles, d’Alysse Opéhi-Revenue-des-Merveilles[1].
Alysse dit qu’on l’appelle « Revenue-des-Merveilles » parce qu’elle a brisé le Miroir du Cercle Magique. Il ne suffit pas de le traverser, dit-elle, car on n’y voit ainsi que « l’envers des choses ». Alysse Opéhi a déjà essayé cette traversée et en a été déçue : elle n’y a rien de trouvé de NOUVEAU. Je reconnais bien là l’auteure de L’Euguélionne : une révolutionnaire, dans le vrai sens du terme.
Les Anti-Merveilles sont ces freins et ces obstacles rencontrés par les femmes qui veulent parvenir au Jardin merveilleux de l’émancipation, notamment dans une vie active, professionnelle pour y circuler en toute liberté et déployer toute leur créativité.
Lors de la Marche mondiale des femmes 2010 à laquelle elle n’avait pu participer en personne pour des raisons de santé, Louky Bersianik m’écrivait ceci pour m’accompagner en pensée durant la marche :
[…] Nous voici hors d’atteinte mains en attente d’une meilleure pitance…
Nous voici en état de marche comme en état de grâce
Et nous vaincrons
Nous marchons pour que soit bannie à jamais l’immonde pauvreté entretenue depuis des siècles par la curaille.
Et par tous les gouvernements du globe, passés et futurs.Présents
Nous ne descendrons pas du train en marche. Nous irons jusqu’au bout de notre croisière mondiale.
Nous, les Femmes d’ici et d’ailleurs
Nous, les Femmes[2]
J’ai proposé ce texte aux participantes de la Marche à Montréal, ce qui a soulevé leur enthousiasme : nous avons en chœur scandé ce texte au cours de la marche.
Par ailleurs, il était clair pour Louky Bersianik que la progression de l’émancipation des femmes au Québec est intimement liée à l’émancipation nationale. Car cette émancipation-là, Louky Bersianik y croyait ferme. Lors de la Marche organisée par Cap sur l’indépendance fin octobre 2011, regrettant encore une fois de ne pouvoir faire le trajet, elle m’écrivait :
Je regrette de ne pas t’accompagner car j’aurais voulu crier avec d’autres voix mon dur désir d’avoir un pays.
Ce désir déchirant comme « le dur désir de durer » du poète Éluard.
Et parfois j’enrage à la pensée que je serai apatride jusqu’à ma mort.
Et que je ne verrai pas notre Indépendance de mon vivant…[3]
Le jardin merveilleux
La collection des Anti-Merveilles dans L’Euguélionne propose une série de « scènes » qui mettent en relief la condition des femmes et les obstacles et les freins à leur émancipation : ces obstacles émanent principalement du système patriarcal dans lequel nous vivons. Je me propose, dans le présent texte, de transposer ces obstacles à l’émancipation nationale du Québec. On pourrait sans doute extrapoler la même analyse à tout système de domination.
Louky et moi, durant mes visites régulières de 2010 jusqu’à la fin de 2011, avons beaucoup échangé sur l’actualité, la politique, le féminisme, la cuisine, le vieillissement dans la dignité, les bons plats, nos marques favorites, les livres et encore les livres… et nous échangions des courriels sur l’extraordinaire amitié qui nous unissait, comme une dernière grâce du destin.
Je suis certaine qu’elle aurait approuvé l’extrapolation que je m’apprête à écrire ici. Je suis certaine qu’elle l’aurait enrichie avec joie de ses remarques percutantes, sagaces et souvent humoristiques. À défaut de son inspiration, je me lance :
Scènes : Les cartes, les adjectifs et les verbes, les places usurpées
- Dans L’Euguélionne, la section intitulée LES CARTES présente une situation dans laquelle Alysse est amenée à constater que, vues de dos, toutes les cartes se ressemblent. Par contre, le côté face permet de différencier une carte d’une autre.
- Dans la section intitulée LES ADJECTIFS et les VERBES, l’Euguélionne associe le rôle des femmes au rôle des adjectifs dans le langage. Les adjectifs sont interchangeables tandis que les hommes sont associés aux verbes. Humty Dumpty, dans le Alice aux pays des merveilles de Lewis Carroll, dit :
Certains ont du caractère notamment les verbes. Ce sont les plus fiers, avec les adjectifs on peut faire ce qu’on veut[4]
- Dans L’Euguélionne, la section « Les places usurpées » souligne qu’il n’y a pas de place pour les femmes dans certains lieux par exemple, les conseils d’administration, les comités de direction et si on condescend à nous accepter c’est à condition d’agir et de penser de la même façon que les hommes. Cette section fait référence à celle intitulée « Les places libres » dans le livre de Lewis Carroll :
La table était une grande table, mais tous trois se trouvaient entassés à l’un des coins. Pas de place ! Pas de place ! Crièrent-ils en voyant Alice arriver[5].
Voilà, en langage métaphorique, trois scènes révélatrices de notre difficulté comme femmes à vivre dans un monde d’hommes, à nous adapter pour parvenir à une vie professionnelle ou active épanouie. Pourquoi ? Nous faisons partie d’une catégorie sexuelle et ne sommes pas perçues comme des individues différenciées[6]. Parce qu’on nous a attribué de tout temps un rôle « passif » malgré nos « faits d’armes historiques » ! Aussi parce que les hommes ne nous font pas volontiers de place dans leur lieu d’exercice du pouvoir (conseils d’administration, comité de direction…)
Transposons en reprenant les mêmes scènes.
Nous faisons partie de la grande Amérique du Nord, du grand pays le Canada, dans lequel nous sommes « distincts » pour la forme, mais quand il s’agit de reconnaître notre langue, nos valeurs et notre culture, cette différenciation s’estompe. Nous avons perdu la bataille, on nous a attribué un rôle infantilisant au sein de la Confédération. Les places à l’ONU, à l’UNESCO ou autres tribunes où se prennent les grandes décisions sur l’environnement, l’économie, etc. sont prises par le Fédéral. Parfois nous avons droit à une petite place d’apparat mais on n’a pas le droit de parler. Genre potiche ou plante verte… Nous les femmes, connaissons bien ce sentiment d’être des intruses.
Scènes : Vivre au fond d’un puits de mélasse, notre nom
- Alysse Opéhi témoigne des conditions de vie des femmes à travers le temps, un obstacle majeur au développement de notre capacité créative dans des domaines traditionnellement masculins tels que les arts. Par ailleurs, de tout temps, les femmes ont dû et doivent encore, dans de nombreux pays, abandonner leur nom en se mariant. C’est ainsi qu’on en vient à être reconnue, non pas pour soi, mais à travers quelqu’un d’autre.
– Je suppose que vous n’avez pas envie de perdre votre nom ?
– Sûrement pas, dit Alice, inquiète[7].
Comment produire des chefs d’œuvre quand on manque de tous les outils et moyens, quand on ne possède que 0,01 % de toutes les richesses de la planète, quand on nous a interdit pendant des siècles l’accès à la connaissance par les études et les livres ? Par ailleurs, pour nous identifier, de tout temps, nous ne disposons que d’un prénom, souvent Marie et pourquoi pas « Yvette » ( !) C’est traditionnellement par son association avec le nom d’un homme qu’une femme peut être « considérée » socialement, c’est le mari ou le conjoint que l’on voit à travers elle. Difficile dans cette « transparence », de se développer une identité propre et de s’affirmer !
Transposons de nouveau.
J’entends encore couramment des gens dire : « Oui mais, avez-vous vraiment les moyens économiques de faire votre indépendance ? » Ou encore de la bouche de nos propres dirigeants au Québec : « Le Québec n’a pas les gens compétents pour faire tel ou tel projet, donc on doit aller chercher ailleurs » ; et il arrive que ces bolés qu’on va chercher ailleurs soient unilingues anglais en plus ! Que voulez-vous ? On commence à peine à montrer notre créativité avec le fameux Cirque, la motoneige et Céline, on ne peut prétendre avoir la maturité nécessaire pour se gouverner tout seul, voyons !
Ai-je besoin de parler de notre langue comme outil de différentiation ? Notre langue c’est le pendant collectif de notre signature individuelle, c’est le pendant de son nom pour une femme. On doit se battre quotidiennement pour conserver notre différence, non pas parce qu’on la trouve nécessairement supérieure, mais parce que c’est le reflet de notre identité. Pourtant, tant de jeunes et de gens d’affaires n’y tiennent pas tant que ça… C’est triste de ne pas avoir de nom à soi. Verriez-vous un Harper prendre le nom de sa femme et adopter l’espagnol comme langue quotidienne ?
Scènes : La poussière, une lutte sans fin
- Elles ont essayé pendant des siècles, dit Alysse Opéhi. Se relayant de génération en génération, elles ont essayé. Elles étaient des milliers d’équipes se relayant le jour et la nuit… La poussière engendre la poussière. Cette lutte est sans fin. Cet univers est clos[8].
- Si sept femmes de chambre, armées de sept balais, balayaient cela pendant une demi-année, supposes-tu, s’enquit naïvement le Morse, qu’elles viendraient à bout d’un tel tas de poussière[9] ?
Ah quel sujet ! Nous ne sommes pas sitôt entrées abruptement dans une maison, que la « maîtresse » des lieux dit : « faites pas attention à la poussière ! » C’est à croire que nous sommes nées avec un balai dans les mains ! Depuis des générations, nous les femmes tentons de venir à bout de cette tâche « assignée », sans succès. Les réclames ne cessent de nous montrer des femmes armées de toutes sortes de produits et d’instruments, tous aussi prodigieux les uns que les autres pour éliminer la poussière. Ces réclames s’adressent toujours à nous les femmes. Nous y croyons à ces produits, à ces outils (bizarre comme on ne manque pas d’imagination pour nous fournir en produits de nettoyage !), nous les achetons, nous frottons. Comme si c’était la seule chose que nous pouvions conquérir : la poussière !
Transposons encore.
Quel est le parallèle pour le Québec ? Récupérer d’année en année, nos impôts envoyés inlassablement à Ottawa, de manière à pouvoir agir sur nos priorités en santé et en éducation plutôt qu’en armement ou en pétrole. C’est comme l’énergie perdue dans tous les doublons et transferts administratifs du Québec à Ottawa : deux taxes, deux impôts, deux rapports, deux bureaux, deux signatures, deux responsables, deux de tout, à refaire sans cesse. Opérations stériles et répétitives qui n’aboutissent qu’à l’abêtissement graduel et à la démobilisation. Plus on est occupé, moins on chiale.
Scènes : La bonne direction, les casseroles et le bébé, la course
La bonne direction[10] : Alysse Opéhi résiste aux stéréotypes sur la fragilité des filles et sur le manque de soutien à leur désir d’exploration. Alice, elle, demande des directions et n’obtient que des réponses absurdes décourageantes ou bêtes qui rendent encore plus difficile l’exploration[11]
- La scène « Les casseroles et le bébé » témoigne du ras le bol souvent éprouvé par les femmes qui doivent conjuguer les multiples activités que leur impose l’exercice de plusieurs rôles à la fois :
[…] la cuisinière se mit à lancer tous les ustensiles[12]
- Dans « La course », Alysse Opéhi se rend compte de l’inégalité des chances entre hommes et femmes lorsqu’il s’agit d’avancement professionnel. Alice de son côté dit :
Ici, voyez-vous, il faut courir de toutes ses forces pour rester à la même place[13].
La majorité des femmes sur la Terre ont une route toute tracée d’avance et si d’aventure, nous nous risquons vers d’autres sentiers, il n’est pas certain que nous trouverons facilement des guides ; au contraire, on nous montrera plutôt comment réintégrer le rang. La vie familiale et la vie professionnelle nous accaparent et nous essoufflent au point où on a parfois le goût de tout balancer. On court on court et on avance peu ou pas. Globalement, les femmes travaillent souvent davantage que les hommes et retirent moins en compensations : une injustice qui sape la motivation à la longue. Alysse dit :
Il faudrait faire nous-mêmes nos propres lois, Il faudrait inventer nos propres règles du jeu. Et alors, nous aussi nous aurions des chances de gagner[14].
Transposons.
Les dernières élections fédérales démontrent bien que la population du Québec est prête à aller dans toute direction, du moment que ça change. Changer quoi ? Le mal de place ? Des lois sont adoptées à Ottawa sans égard à nos valeurs. Au fédéral, nos impôts sont consacrés à des dépenses militaires alors que l’on voudrait investir dans l’éducation ou la santé. Sur le plan national, il faudrait aussi suivre la réflexion d’Alysse et faire nos propres lois. Pour cela il faut s’émanciper comme peuple.
Je termine ici mon tour des anti-merveilles. Je les trouve toujours d’actualité au regard de la condition des femmes, au Québec et dans le monde et je crois que les obstacles à la liberté, à l’émancipation des femmes et à leur créativité, sont de même nature que les obstacles à la libération du Québec. Elles sont le résultat non seulement d’un système patriarcal, mais foncièrement d’un système de domination dont les oppressions se manifestent à travers la condition des femmes, lesquelles composent plus de la moitié de la population de l’humanité et la moitié de la population travaillante au Québec, de même qu’à travers les conditions de vie de toutes les minorités.
Travailler à contourner ces obstacles, à libérer ces freins ne devrait-il pas être notre priorité ? Cependant une libération ne va pas sans l’autre :
Faudra-t-il attendre d’en avoir fini avec la question nationale, la question des inégalités sociales, la question amérindienne, la question raciste, pour se pencher enfin sur la première question de toutes, celle que nous vivons tous et toutes dès notre premier souffle : la question des rapports de domination hommes/femmes ?[15]
Fille ou garçon
Fleur ou fruit
Peu importe l’habit
Pourvu qu’en naissant
Je sois l’océan[16]
[1] Bersianik, Louky. L’Euguélionne, Éd hachette littérature. 1979. P 27
[2] Louky Bersianik, 29 septembre 2010, correspondance inédite.
[3] Louky Bersianik, correspondance inédite.
[4] Carroll, Lewis, Alice au pays des merveilles, Bibliothèque Marabout, Éd. Gerard, 1963, p. 246,
[5] Ibid, p. 238,
[6] Texte féminisé. Je rappelle que Louky Bersianik est une des principales pionnières de la féminisation du langage,
[7]Op. cit., p. 202.
[8] Bersianik, Louky, L’Euguélionne, Éd hachette littérature, 1979. p. 32.
[9] Carroll, Lewis, Op. cit., p. 112
[10]Bersianik, Louky, op. cit., p. 32.
[11] Carroll, Lewis, op. cit., p. 195.
[12] Carroll, Lewis, op. cit., p. 76-77.
[13] Carroll, Lewis, op. cit., p. 190.
[14] Bersianik, Louky, op. cit., p. 33.
[15] Élaine Audet in site Sisyphe « Des poètes québécoises et la question nationale » 23 janvier 2012.
[16] Louky Bersianik, Maternative, Montréal, VLB, 1980.