Marc Cassivi. Mauvaise langue

Marc Cassivi
Mauvaise langue, Montréal, Éditions Somme toute, 2016, 101 pages

Marc Cassivi s’invite dans le débat sur la langue. Il en a gros sur le cœur. Dans Mauvaise langue, le livre où tout se bouscule, Cassivi dénonce. Il dénonce quoi ? Il dénonce qui ? Le sait-il lui-même ? Puis il invite les Québécois à revoir leur rapport à la langue anglaise, qui est selon lui « malsain ».

Cassivi n’a pas froid aux yeux. Il s’inscrit en faux contre les « zélotes [qui] dénoncent les dangers du bilinguisme individuel ». C’est là un des combats qu’il mène. Ces « zélotes » sont selon lui si nombreux qu’il se sentait l’obligation de dissimuler son bilinguisme « comme une maladie honteuse » lorsqu’il étudiait à l’Université Laval. Cassivi vole du même coup au secours d’une civilisation. Il dénonce « ceux qui perçoivent dans le savoir, l’éducation et la connaissance une menace à l’identité », ceux qui « souhaitent que l’apprentissage de l’anglais ne soit réservé qu’à une élite ». Le courage de Cassivi est donc sans borne. Il va jusqu’à s’inventer des ennemis farouches pour mieux les combattre. Ces promoteurs de l’« obscurantisme » ont-ils déjà influencé l’élaboration d’une seule politique publique ? Qui sont-ils ? Cassivi est utile. Jusque-là nous avions cru que les défenseurs du français dénonçaient le bilinguisme institutionnel d’un État qui se doit d’être de langue française, et non le bilinguisme individuel.

Ses interlocuteurs, Cassivi les construit à coup d’épithètes sorties d’un récit fantastique. Il en veut aux « chevaliers de l’apocalypse linguistique », aux « monomaniaques du français et de la patrie », aux « “ nationaleux ” anglophobes » et aux « nouveaux curés de la patrie, repliés sur le “ nous ” francophone-blanc-catholique ». Mais qu’a-t-il concrètement à leur reprocher à ces « paranoïaques de la langue » ? Vont-ils trop loin parce qu’ils veulent mettre fin au bilinguisme officieux de l’administration publique québécoise ? Auraient-ils tort de vouloir redonner la priorité à la version française des lois adoptées par l’Assemblée nationale ? Sont-ils trop radicaux lorsqu’ils proposent l’application de la loi 101 aux établissements d’enseignement collégial ? Empiéteraient-ils exagérément sur les fondements d’un certain libéralisme en cherchant à imposer le français dans l’affichage commercial ou en réaffirmant le droit fondamental de travailler en français au Québec ? Cassivi préfère rester cantonné dans sa défense du franglais pour éviter de se prononcer sur ces enjeux cruciaux. Il lui reste de toute façon une collection d’épithètes savoureuses qu’il peut répandre à satiété dans son livre pour dépeindre ses interlocuteurs et divertir son lecteur. Pourquoi surprendre, prendre des risques, lorsqu’il nous reste l’indémodable blague foireuse ?

Car pour mieux convaincre de la pertinence de son propos sur la langue, Cassivi préfère le plus souvent quitter le terrain de la langue. Puis il nous donne des noms. Si Christian Rioux est un hystérique qui n’a rien compris au sujet du chiac de Lisa Leblanc, du franglais de rappeurs montréalais et du joual des personnages de Xavier Dolan, tous les autres sont plutôt des intolérants, des obsédés du multiculturalisme et des islamophobes. C’est ce « nous » ethnique, que lui rappelle le discours de Jacques Parizeau en 1995, le Code de vie d’Hérouxville et la Charte de la laïcité du Parti québécois, cet « instrument populiste fondé sur le repli identitaire et tout ce qu’il comporte de fétide », que Cassivi ramène constamment à l’avant-scène. « Ce “ nous ” ouvertement xénophobe est aujourd’hui distillé jusqu’à plus soif sur les réseaux sociaux », écrit l’auteur. « Il est “ socialement acceptable ”, toléré, et passe même chez certains nationalistes – le sociologue Mathieu Bock-Côté, notamment – pour du franc-parler libéré du joug de la rectitude politique. René Lévesque doit faire des triples saltos arrière dans sa tombe » laisse tomber Cassivi. En conséquence, les Québécois doivent revoir leur rapport à la langue anglaise. Le lien est évident.

Enfin, Cassivi veut nous convaincre qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter pour la langue au Québec. Il argumente d’abord à coup de slogan. L’anglais permet de « transmettre un message universel », de « s’ouvrir au monde ». C’est la langue des échanges internationaux, n’est-ce pas ? Si Cassivi cite aussi quelques statistiques sur la fréquentation scolaire des enfants d’immigrants et la maîtrise du français chez les Anglo-Québécois pour appuyer son propos, il se rabat pour l’essentiel sur son propre parcours, c’est-à-dire son enfance dans l’Ouest-de-l’Île et l’attrait qu’exerçait alors sur lui la langue anglaise, qu’il utilisait pour parler avec ses frères et sœurs et ses amis, pourtant tous francophones. Puisqu’il a retrouvé plus tard sa québécitude après sa rencontre avec l’assimilation linguistique en jeune âge, le problème de la langue est nécessairement exagéré. Puisqu’il parle très bien français malgré qu’il pratique couramment le franglais dans sa vie personnelle, il n’y a certainement pas lieu de s’inquiéter ou même de s’interroger. Car dans cette chronique du « moi je pense que », c’est « ma maman qui m’a dit que » et « mon papa est plus fort que le tien », on doit arrêter de s’inquiéter au sujet de la langue. La question est évidemment une invention des « curés de la langue » et autres « esprits chagrins ». Qui doute encore que l’expérience remplace le savoir ? Manifestement pas Cassivi.

Éric Poirier
Avocat et doctorant en droit