Mario Polese. Le miracle québécois

Mario Polese
Le miracle québécois
Montréal, Les éditions du Boréal, 2021, 336 pages

Au cours d’une carrière qui s’est étendue sur un demi-siècle, Mario Polèse, un économiste universitaire, s’est fait remarquer par des recherches et des publications touchant notamment les dimensions régionales du développement économique.

Dans un essai intitulé Le Miracle québécois (Boréal, 2021), Polèse s’émerveille du rattrapage économique que le Québec a effectué au cours des dernières décennies. Son point de vue est d’autant plus valable qu’il est en mesure de faire des comparaisons informées entre le Québec et d’autres sociétés. Polèse a en effet passé son enfance aux Pays-Bas puis son adolescence et sa jeunesse à New York et Philadelphie avant de s’installer au Québec dans les années 1960. Il a en outre effectué plusieurs séjours à l’étranger.

Polèse constate que depuis 1960 le Québec a pratiquement comblé son retard par rapport à l’Ontario en matière d’éducation et d’économie et que, pour un grand nombre d’indicateurs, le bien-être des Québécois soutient très bien la comparaison avec le reste de la planète. Ce constat n’est pas vraiment original puisque d’autres, dont Pierre Fortin et le regretté Michel Nadeau, l’ont déjà fait.

Polèse se démarque en essayant de comprendre ce qui peut expliquer ce rattrapage exceptionnel de la part d’un peuple qui semblait abonné à l’échec et à la misère. Cela l’amène à explorer et à interpréter l’histoire du Québec, depuis la Conquête jusqu’à la Révolution tranquille et à l’émergence du Québec Inc., afin d’y trouver les événements et les situations qui ont forgé la personnalité des Québécois et comment celle-ci a pu engendrer ce qu’il qualifie de miracle. Cette quête était d’autant plus audacieuse que Polèse reconnait n’avoir aucune expertise en histoire et que ses intuitions sont surtout inspirées d’un nombre limité d’auteurs dont le géographe français Raoul Blanchard (1877-1955), le sociologue américain Everett C. Hughes (1897-1983) et le penseur politique français Alexis de Tocqueville (1805-1859).

Des 80 années qui ont suivi la Conquête, Polèse retient que ceux qu’on appelait alors les Canadiens ont montré à au moins trois reprises leur sagesse politique. Ils ont d’abord refusé de s’allier aux 13 colonies américaines pour se libérer de la tutelle de Londres. Ils ont ensuite soutenu les forces britanniques contre la jeune république américaine lors de la guerre de 1812-1814. Enfin, ils ont majoritairement refusé de se joindre à la révolte des Patriotes dont le chef, Papineau, envisageait l’annexion aux États-Unis. Polèse juge que, en ces trois occasions, c’était pour garder leur culture française et catholique que les Canadiens ont préféré demeurer sous la protection de la toute-puissante Angleterre, seule force capable de contenir les ambitions des Américains. Quand l’union du Bas et du Haut Canada (1840) les a privés de la majorité démographique, ils s’en sont remis à la protection du clergé. Cette phase a duré 120 ans, soit jusqu’à la Révolution tranquille. Pendant ce très long siècle, le Québec a vécu replié sur lui-même et a pris du retard dans l’industrialisation qui battait alors son plein.

Pendant 200 ans, les Québécois ont dû vivre en deçà de leurs capacités parce que les circonstances leur étaient obstinément défavorables. Ils n’étaient pas moins courageux, débrouillards, travaillants et entreprenants que les autres nations, mais ils devaient faire profil bas parce qu’ils n’avaient pas les ressources démographiques et politiques pour faire autrement. Mais leur potentiel était latent et il a pu enfin s’exprimer à l’occasion de la Révolution tranquille. Selon Polèse, celle-ci s’est effectuée en deux phases complémentaires.

Comme chacun sait, la première phase s’est déroulée dans les années 1960. Elle est caractérisée par la prise en charge par l’État des services de santé et d’éducation assurés jusque-là par les institutions religieuses, et par la mise sur pied d’instruments de développement économique, dont Hydro-Québec et la Caisse de Dépôt et Placement du Québec.

La deuxième phase a consisté en la prise du pouvoir par le Parti Québécois en 1976 et, surtout, en l’adoption de la Charte de la langue française. Cette deuxième révolution a permis aux Québécois de réaliser qu’ils étaient capables d’assurer leur survie en tant que culture distincte. Cela ne s’est pas fait sans turbulence puisque ce réveil des francophones a incité de nombreux anglophones a quitté le Québec. Ces départs politiques, qu’il est estime à environ 200 000, s’ajoutaient à un exode économique amorcé depuis déjà plusieurs années de sorte que c’est quelque 300 000 anglophones au total qui ont déserté le Québec entre 1971 et 1986. Du coup, Montréal a perdu son statut de métropole du Canada et son développement en a été plombé pour une bonne vingtaine d’années.

Polèse juge cette double révolution d’autant plus remarquable qu’elle a effectivement été tranquille. L’Église a cédé sa place de bonne grâce plutôt que de défendre son pouvoir. Et, si l’élite anglophone ne s’est pas davantage accrochée à ses privilèges, c’est parce qu’elle disposait d’une position de repli évidente, soit de déménager ses pénates à Toronto.

Malgré les progrès qu’ils ont accompli au cours du dernier demi-siècle, Polèse constate qu’une bonne partie des Québécois sont toujours obsédés par la peur d’être engloutis par l’océan anglophone qui les entoure. Il juge cette crainte non fondée puisque la Charte de la langue française a complètement changé la donne concernant la langue des immigrants et qu’en conséquence les nouvelles générations de Québécois francophones sont de moins en moins issues des vielles souches généalogiques d’avant 1760.

Depuis les conflits sanglants avec les Iroquois et les Anglais et en passant par différents épisodes d’adversité, les Québécois se sont forgé un solide sens de la solidarité. Polèse note que la morale catholique, moins individualiste que la protestante, a pu aider aussi à développer ce trait national. Celui-ci persisterait aujourd’hui dans la propension des Québécois à s’en remettre à l’État pour régler la plupart des problèmes quitte, en retour, à subir un fardeau fiscal parmi les plus élevés au monde.

Polèse trouve exemplaire qu’au Québec, les francophones, les anglophones et les allophones cohabitent et interagissent sans acrimonie. C’est une cohabitation bien différente de celle observable en Belgique où, dit-il, les Flamands et les Wallons se regardent comme chiens de faïence et limitent leurs contacts au strict nécessaire.

Tout cela est agréable à lire pour un Québécois, mais Polèse serait-il un nouveau Candide ? Tout va-t-il vraiment pour le mieux dans le meilleur des mondes pour les Québécois ?

Polèse a beau écrire que le Québec est la société la plus inclusive qui soit et qu’on n’y trouve très peu, sinon pas du tout, de racisme ou d’antisémitisme, il reste que cela ne semble pas être la perception d’une bonne partie du reste du Canada et de son ambassadeur à l’ONU. Peut-être l’interculturalisme paisible des Québécois devrait-il inspirer les Flamands et les Wallons, mais il reste que le modèle québécois est régulièrement matière à scandale pour les multiculturalistes canadiens.

En outre, il s’en faut de beaucoup pour que bon nombre d’observateurs, incluant des spécialistes des questions linguistiques et démographiques, partagent l’optimisme de Polèse quant à l’avenir du français au Québec.

Enfin, devant l’état lamentable du système de santé et des infrastructures publiques au Québec, force est de constater que le miracle québécois demeure très partiel.

Dans les derniers chapitres de son essai, Polèse martèle l’idée que les Québécois ont bien fait de demeurer dans les régimes britannique puis canadien malgré les appels pressants à s’en libérer qu’ils ont reçus. Ils ont ainsi témoigné de leur bon sens et de leur refus de s’engager dans des voies qui auraient pu s’avérer désastreuses pour leur survie en tant que nation et culture distinctes.

Polèse reconnait que le mouvement indépendantiste était justifié au moment de la Révolution tranquille puisque les Canadiens français n’avaient pas été traités avec équité dans le passé par le Canada anglais. Selon lui, le mouvement souverainiste s’est révélé très utile même s’il a échoué. Il a réussi en effet à assurer la survie et le respect du français et à donner une assurance suffisante aux Québécois pour participer pleinement à l’activité économique et perdre leur complexe d’infériorité face à leurs compatriotes anglophones. Aujourd’hui, l’indépendance du Québec ne se justifierait plus que pour un motif de fierté. Certes, c’est une aspiration normale de toutes les nations, mais, pour Polèse, ce n’est pas une raison suffisante. Séparés, les Québécois et les Canadiens se retrouveraient trop faibles face à l’ogre américain.

Au final, cet essai peut donc être vu comme un plaidoyer en faveur du fédéralisme canadien. Plaidoyer d’autant plus ingénieux qu’il est présenté comme un éloge de la société québécoise. On est loin des discours convenus sur la perte des pensions de vieillesse et de la péréquation en cas d’indépendance nationale. En aucun moment, Polèse ne s’abaisse à des arguments de cet ordre.

Polèse est donc un peu ratoureux, mais il a le grand mérite d’avoir pris la peine d’exprimer de façon éloquente et documentée son attachement au Québec et au Canada. Et même s’il a parfois un peu forcé la note, son admiration pour la société québécoise et pour ce qu’elle a accompli est, à l’évidence, sincère. C’est un témoignage précieux de la part de cet intellectuel qui, plus que la plupart de ses concitoyens, est en mesure de faire des comparaisons en connaissance de cause entre le Québec et d’autres sociétés.

Jean-Claude Cloutier
Économiste-conseil