Martin Lavallée
Denis-Benjamin Viger : un patriote face au Canada-Uni
VLB éditeur, 2017, 195 pages
L’historien Martin Lavallée a eu la bonne idée d’extraire Denis-Benjamin Viger des oubliettes. Grâce à lui, nul ne pourra dorénavant plaider l’ignorance. Le portrait qu’il en fait est à ce point captivant que je ne peux résister à l’envie d’en proposer un résumé.
Viger est né le 19 août 1774. Il a pour cousins Jacques Viger, premier maire de Montréal, Louis-Michel Viger, fondateur de la Banque du peuple, Bonaventure Viger, Louis-Joseph Papineau, Côme-Séraphin Cherrier, patriotes de leur état, de même que Mgr Jean-Jacques Lartigue, premier évêque de Montréal. Mais notre homme ne s’est pas contenté d’être bien né. Après des études chez les Sulpiciens, il entreprend des études de droit. Il fera sa cléricature chez Joseph Bédard, frère de Pierre-Stanislas, député et juge, de même que chez Joseph-Antoine Panet, premier orateur de l’Assemblée. L’écriture l’intéressait. Il a rédigé de nombreux textes d’analyses politiques. Ce serait d’ailleurs bien qu’un historien en publie une édition critique. Viger pensait que la presse avait un rôle important à jouer dans la société. Il a donc soutenu financièrement nombre de journaux. Ce n’est pas tout. « En 1803, écrit Lavallée, il est nommé lieutenant des milices de Montréal et il est capitaine au troisième bataillon pendant la guerre de 1812 contre les Américains » (p. 14).
Plus tard, Viger se fera diplomate. Accompagné par son secrétaire François-Xavier Garneau, il sera dépêché à Londres pour défendre les intérêts de l’Assemblée. Il aimait les livres. Sa bibliothèque en comptait plus de 3000. Il sera aussi « le deuxième propriétaire foncier en importance à Montréal, derrière Pierre Berthelet, mais devant Sa Majesté elle-même et John Molson père » (p. 15). Sachant tout cela, Viger ne pouvait qu’être happé par la passion de la politique. Il sera député, conseiller législatif – il goûtera même de la prison – puis député à nouveau sous le régime de l’Union. Sa vie privée sera moins mouvementée. En 1808, il épouse Marie-Amable Foretier qui s’impliquera dans différentes organisations charitables, dont celle d’Émilie Gamelin. Le couple n’aura qu’un enfant qui mourra en bas âge. Après une vie bien remplie, Viger décède le 13 février 1861.
Denis-Benjamin Viger a donc été un homme au destin singulier. Cela dit, cette biographie, tirée d’un mémoire de maîtrise, n’en est pas une au sens où nous l’entendons habituellement. C’est plutôt une biographie intellectuelle et politique. D’abord, à la page 21, Martin Lavallée fait ce constat : « En somme, la première décennie de l’Union des Canadas n’est connue, du côté canadien-français et aux points de vue idéologiques et politiques, que sous l’angle des réformistes et des rouges. » De là son objectif : « Il semble donc évident qu’une étude spécifique sur Denis-Benjamin Viger s’avère nécessaire afin de mieux comprendre et circonscrire le personnage durant l’Union. » Pour l’essentiel, le livre se divise en deux parties. Dans le premier chapitre, Lavallée analyse les idées de Viger. Dans les chapitres suivants, il tente de nous expliquer comment elles ont influencé ses décisions. J’ai usé du verbe « tenter » à dessein. Si la première partie de cet ouvrage est réussie, la seconde, elle, l’est beaucoup moins.
La pensée de Viger divergeait sensiblement de celle de nombreux patriotes. Cette démonstration est d’ailleurs fascinante. Lecteur d’Edmund Burke et de Joseph de Maistre « Viger est animé d’une pensée nationaliste, conservatrice, qui conjugue une critique du libéralisme marchand et du progressisme libéral issu des Lumières » (p. 23). Plus précisément, Viger « utilise donc les thèses de Burke, qui défendait la société anglaise contre les idéaux de la Révolution française, en les appliquant à la société canadienne contre l’impérialisme de l’oligarchie britannique » (p. 29). Son nationalisme se distingue également de celui des Patriotes. Selon Lavallée, c’est un nationalisme culturel qu’il définit ainsi : « si l’universalisme des Lumières tend, à terme, à l’uniformisation des cultures et des individus, le nationalisme culturel issu du romantisme européen tient plutôt à la préservation de la diversité humaine à travers les cultures nationales » (p. 35).
Autre distinction, Viger ne cache pas « son admiration de la constitution mixte britannique, qui permet aux composantes d’une société de se compléter et de s’équilibrer dans un ordre parfait » (p. 37). Donc, « Viger, contrairement à son cousin Papineau et à une certaine frange du Parti patriote, ne revendique jamais la république ni la rupture du lien colonial avec l’Angleterre » (p. 54-55). C’est ainsi que « le 23 novembre 1837, Viger signe une adresse Aux habitants du district de Montréal avec treize autres magistrats, dans laquelle il invite ses concitoyens non seulement à s’abstenir de toute démarche violente, mais encore à rentrer paisiblement dans [leurs] foyers » (p. 57).
Pour illustrer son propos, Lavallée donne l’exemple de la conception de Viger du régime seigneurial : « Depuis la Nouvelle-France, toute l’organisation “économico-sociale” des Canadiens repose sur le régime seigneurial et c’est cette organisation et le système de propriété qui lui est inhérent que Viger cherche à préserver. » Et Lavallée d’ajouter : « De même, les institutions seigneuriales représentent un bon moyen de contrer le capitalisme des spéculateurs reposant sur la propriété individuelle à l’anglaise » (p. 51). Selon l’historien, Viger ne défend pas ce régime par intérêt personnel : « Pour lui, bien qu’il soit imparfait, le régime seigneurial est celui de la population canadienne-française et c’est à elle seule qu’il revient de le réformer ou de le perfectionner, si elle le juge nécessaire » (p. 84).
La seconde partie du livre a pour objectif de démontrer la cohérence entre la pensée de Viger et ses décisions dans le cadre du Canada-Uni. Malheureusement, le récit de Lavallée s’embourbe principalement parce que son but est moins de comprendre et d’expliquer ces décisions que de les défendre. À l’évidence, notre historien est plus à l’aise avec l’exposé des idées politiques de son héros que de faire un récit structuré de ses luttes.
L’objectif politique de Viger consistait essentiellement à lutter pour le rappel de l’Acte d’Union. Sur ce point, la démonstration de Lavallée est éloquente. Toutefois, elle l’est beaucoup moins en regard de la stratégie choisie par Viger. Par exemple, pour combattre l’Union, Viger proposait la doctrine de la « double majorité », comme indiqué à la page 94. Or, il nous faut attendre la page 131 pour en avoir une définition détaillée. Dans un autre ordre d’idée, en 1843, LaFontaine démissionne et Viger accepte d’entrer au gouvernement à l’invitation du gouverneur Metcalfe. Aux élections de 1844, le peuple désavoue cette décision. Lavallée va même jusqu’à avancer que ces élections constituent pour lui « un revers personnel et politique ». Malgré tout, l’historien ajoute que Viger aurait réussi « à faire adhérer une partie importante des Canadiens français à sa doctrine de la double majorité et à faire douter de la valeur de l’alliance avec les réformistes du Haut-Canada » (p. 126). Voilà une analyse quelque peu contradictoire… La doctrine de la « double majorité » était peut-être aussi séduisante que celle du « gouvernement responsable » portée par LaFontaine et les réformistes, mais Lavallée ne parvient pas à nous convaincre. Je le répète : entre expliquer les décisions d’un homme et les défendre, il y a un monde de différence.
La confusion est aussi due au fait que le style de Lavallée manque de fluidité. À ce jour, je n’ai pas encore saisi ce qu’il veut dire quand il écrit ceci :
Au lendemain de la crise ministérielle, Viger n’est donc pas complètement isolé, même si ses appuis, à l’exception de L’Aurore et de Barthe, sont plus ou moins neutres, sympathiques à l’homme et à ses vues, mais non partisans. D’ailleurs, certains de ces appuis, dont le clergé, sont motivés par leurs propres intérêts qui les feront changer de camp dans les années qui suivent (p. 118).
Par ailleurs, si cet ouvrage est fort bien documenté, il reste que les sources utilisées par Lavallée posent un problème. D’abord, il écrit qu’« à partir de 1840 et pendant la majeure partie de la décennie, Viger utilise le journal qu’il finance, L’Aurore des Canadas ». Puis, il avoue que « C’est donc principalement à partir de ce journal et des écrits de Viger que nous allons analyser les lumières qui sont les siennes » (p 64). Ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler une source neutre et indépendante. Peut-être suis-je un peu trop rigide, mais, s’il est légitime que cette source puisse servir à mieux comprendre la pensée de Viger, je ne pense pas qu’elle puisse aussi servir à défendre ses choix politiques. Qui plus est, Lavallée n’a pas jugé opportun d’expliquer ce choix méthodologique ni d’avertir le lecteur des limites et des inconvénients liés à ce choix.
À propos de Viger, Lionel Groulx écrit ceci : « Quel fait singulier, à tout prendre, que la conduite de Denis-Benjamin Viger, et celle des deux Papineau et de quelques autres, après 1840 ! »
Malgré une excellente introduction, un premier chapitre prometteur et une bibliographie exhaustive, je ne crois pas que Martin Lavallée parviendra à dissiper les doutes de Groulx et de combien d’autres historiens à l’égard des choix politiques de Viger. Mais l’auteur aura tout de même réussi à nous persuader, et ce n’est pas rien, qu’on « ne peut remettre en question les convictions civiques de Viger et son sentiment de devoir envers la patrie, sentiment qui l’anime dès le début de sa carrière publique » (p. 110).
C’est ce sentiment « de devoir envers la patrie » qui a dû inspirer cette réflexion de Viger à propos du projet d’union de 1822 qu’il voit comme « un acte d’iniquité politique » ourdi par « les habiles combinaisons d’un petit nombre d’hommes restés étrangers au milieu de nous, qui n’étaient pas satisfaits de s’y trouver placés au premier rang et d’y jouir à peu près de tous les avantages attachés à une caste privilégiée » (p. 42-43). Je ne peux que m’incliner devant la lucidité de cette analyse. Ils seraient nombreux à se braquer si j’osais prétendre qu’il y a une certaine ressemblance entre la mentalité des anglophones de 1822 et celle de notre « caste privilégiée » contemporaine. Comme au cinéma, on me dirait sûrement que toute ressemblance avec la situation actuelle ne saurait être que fortuite…
Martin Lemay
Essayiste