Mathieu Bock-Côté. Le nouveau régime

Mathieu Bock-Côté
Le nouveau régime. Essais sur les enjeux démocratiques actuels, Boréal, 2017, 320 pages

Le sociologue Mathieu Bock-Côté est un auteur prolifique. Quelques mois après la publication d’un ouvrage salué par la critique, Le multiculturalisme comme religion politique, il récidive en publiant Le nouveau régime. Essais sur les enjeux démocratiques actuels. Rassemblant différents essais parus ces derniers temps, il poursuit le combat de sa vie : la critique du multiculturalisme. Si, comme Bock-Côté l’avance, le multiculturalisme est la religion du XXIe siècle, il n’est pas exagéré de dire que le sociologue est à notre époque ce qu’Arthur Buies a été à la sienne. Les deux sont d’une ténacité et d’une énergie à toute épreuve. Mais le sociologue a réussi là où le « chroniqueur éternel » a échoué, soit à attirer l’attention du milieu intellectuel de la mère patrie.

L’ouvrage est divisé en quatre parties, elles-mêmes divisées en dix-neuf chapitres ; il se termine par un savoureux épilogue au sujet de l’amitié. On le sait, Bock-Côté embrasse large et ses thèmes de prédilection sont complexes. Ses critiques ne se résument cependant pas seulement au multiculturalisme. Il en profite aussi pour évaluer d’autres idées qu’il juge aberrantes, voire dangereuses. Le choix de diviser ce livre en plusieurs parties est donc judicieux, l’ouvrage étant de ce fait plus accessible au lecteur peu familier avec des thèmes du type : « La nouvelle question anthropologique : l’humanité indifférenciée ». Mais la qualité d’un livre tient moins à sa structure qu’à la qualité de la langue de celui qui l’écrit. De ce point de vue, les nombreux lecteurs de Bock‑Côté reconnaîtront sa plume élégante et vigoureuse.

La thèse principale de Mathieu Bock-Côté est qu’un nouveau régime s’est imposé dans la plupart des pays occidentaux. Il est intéressant de constater que ce nouveau régime n’est pas apparu à la faveur d’une évolution des institutions politiques traditionnelles, mais plutôt grâce à une révolution idéologique. C’est pourquoi il s’est imposé lentement, discrètement, comme sur la pointe des pieds. C’est la définition même d’une révolution venue « d’en haut ». Selon Bock-Côté, les fondements de ce nouveau régime sont limpides : « Il s’agirait, pour le dire succinctement, du fondamentalisme des droits de l’homme conjugué au culte de la diversité et à l’économie de marché » (p. 12). On le reconnaît aussi par sa passion destructrice. En effet, il n’a de cesse de « déconstruire tout ce qui rappelle le monde ancien ou témoigne de sa persistance dans le nouveau » (p. 13). Si les fondements du nouveau régime sont clairs, son objectif l’est tout autant : « l’humanité, écrit Bock-Côté, est engagée dans une phase d’émancipation sans précédent. L’homme se délivre de vieilles entraves, il s’affranchit du poids du passé, il peut enfin naître à une liberté pleine et entière grâce à la liquidation de tous les préjugés » (p. 14).

N’est-ce pas formidable ? Ne sommes-nous pas privilégiés de vivre à une époque qui s’apparente à un conte de fées ? L’avènement de ce nouveau régime ne signifie-t-il pas que le paradis sur terre serait enfin à notre portée ? Mathieu Bock-Côté répond que non. Il démontre que derrière de belles et généreuses valeurs, le nouveau régime cache une réalité qui n’est pas aussi merveilleuse que ses adeptes veulent bien le laisser croire. L’auteur n’y va d’ailleurs pas par quatre chemins. Dès l’introduction, il annonce ses couleurs : « Nous sommes devant un nouveau principe de légitimité qui fonde un nouveau régime. Il prétend accomplir la démocratie, mais, en fait, il la trahit. Il faut le décrypter » (p. 15). Sa démonstration se résume à ce présage : la démocratie est en péril.

Cette menace tient à plusieurs éléments. Le premier est la conception singulière de l’homme propagée par le nouveau régime. Pendant des siècles, il était généralement reconnu que l’homme était, de par sa nature, complexe, insaisissable, inconstant, bref, capable du meilleur comme du pire. Le nouveau régime ne croit pas que l’homme soit aussi complexe. En fait, il conteste l’idée même de « nature humaine », car l’attachement au groupe et aux coutumes civilisatrices qui l’invitent à contrôler ses passions ne serait qu’une construction sociale cherchant à le réduire à l’esclavage. Le nouveau régime estime que l’homme est malléable et qu’il lui suffirait d’un peu de bonne volonté pour qu’il accède à la perfection. Et le sociologue de s’interroger :

De ce point de vue, la modernité ne porte-t-elle pas fondamentalement en elle la tentation de l’homme nouveau, dont on connaît le potentiel totalitaire ? L’homme qui ne se pense plus comme limité et comme héritier (ou autrement dit, qui ne reconnaît plus une nature à respecter) ne risque-t-il pas d’être soumis à toutes les manipulations idéologiques, à tous les fantasmes relevant de l’ingénierie sociale, comme si on pouvait fabriquer en laboratoire un homme idéal (p. 83) ?

L’un des objectifs de la démocratie est de permettre les débats civilisés entre différents points de vue. Les adeptes du multiculturalisme, l’une des idées fondatrices du nouveau régime, n’acceptent pas cette définition, car ils ne souffrent aucune remise en question. C’est ce que souligne Bock‑Côté quand il écrit qu’« il n’est pas permis de remettre en question la révélation multiculturaliste et le dogme qui le consigne politiquement. Ceux qui le feront seront considérés comme de dangereux personnages, animés par des sentiments condamnables » (p. 28). Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce type de comportement n’est pas très respectueux de la liberté d’expression, l’un des fondements de la démocratie.

Qui dit démocratie, dit aussi politique. Selon le sociologue, le nouveau régime a usé de son ascendance pour vider la politique de son sens. Traditionnellement, la responsabilité de décider des grandes orientations politiques et sociales incombait aux élus du peuple. Or, depuis quelques années, ces derniers ont abandonné ce rôle. Par exemple, Bock-Côté s’étonne du fait que, lors du débat sur l’euthanasie, nombre de commentateurs et d’élus n’ont pas tant insisté sur la nature très complexe de ce débat que sur le fait qu’il fallait se féliciter qu’il n’y en ait pas eu. En lieu et place d’un débat vigoureux, nous avons eu droit à « un exercice de pédagogie collective, mené par la frange la plus éclairée de notre société à l’intention de sa frange la plus conservatrice, qui n’entendait toutefois pas renverser la tendance, mais seulement, au mieux, freiner ses ardeurs » (p. 137). Avec la complicité active ou tacite des élus, le nouveau régime a étouffé la charge émotive, conflictuelle, voire existentielle de la politique. Or, lorsque les élus admettent leur impuissance face à des forces qu’ils ne peuvent contrôler, c’est la démocratie qui s’affaiblit. C’est du moins ce qu’écrit Bock-Côté dans ce qui est peut-être l’une de ses thèses les plus fulgurantes :

Le politique comme « adaptation » à la mondialisation, à la transformation du marché du travail, à la recomposition de la famille et à la diversification de la société ne prétend plus orienter la société à partir d’un projet : il a seulement pour fonction d’ajuster les règles politiques et administratives aux réalités toujours changeantes de la société civile et du marché (p. 187).

J’ajoute que, aux dires du sociologue, l’avènement du nouveau régime tient moins à son propre génie qu’à l’apathie des peuples occidentaux. Et, de ce point de vue, Bock-Côté se fait le disciple de George Orwell quand il écrit : « C’est peut-être ce qui arrive dans une civilisation qui ne croit plus à la réalité des choses, mais seulement aux discours qu’on tient sur celles-ci, comme si on pouvait se contenter de les imaginer autrement pour les transformer en profondeur » (p. 38). Lisant cela, comment ne pas faire un rapprochement avec le président des États-Unis, Barack Obama, qui, lorsqu’il dénonçait le terrorisme, évitait soigneusement de faire référence au « terrorisme islamique » comme si, en négligeant de la nommer, la réalité allait disparaître. Or, le refus de nommer les choses révèle une régression démocratique qui ne dit pas son nom.

En le lisant, certains seront tentés de penser que Mathieu Bock-Côté exagère et que les idées qu’il dénonce sont à ce point radicales qu’elles ne peuvent qu’être marginales. Je le dis respectueusement : les gens qui pensent ainsi ont tort. Bock-Côté n’invente pas le radicalisme sur lequel se fonde le nouveau régime. Il suffit de prendre l’exemple de la théorie du genre qui s’impose d’ores et déjà dans les médias, et qui va bientôt s’imposer, si ce n’est déjà fait, dans les écoles. Peut-on lui donner tort quand il écrit ceci au sujet des partisans de cette théorie :

Leur perspective ne peut être nuancée : c’est la lutte du bien contre le mal, le bien de l’utopie postsexuelle, le mal de l’histoire sexuée. Pourquoi feraient-ils des compromis avec les défenseurs du vieil ordre sexué, « hétérosexiste » et « patriarcal » qu’ils se sont donné pour mission d’abattre à tout prix afin que naisse enfin ce nouveau monde qui rendra possible un homme nouveau, sans sexe ni préjugés et, ajoutons-le, sans patrie ni histoire, seulement occupé à porter son identité du jour avant d’en changer le lendemain (p. 127-128) ?

La lecture de cet ouvrage est indispensable ne serait-ce que pour saisir ceci : le nouveau régime risque de s’écrouler sous le poids de ses « contradictions internes ». Ne s’est-il pas édifié grâce à l’alliance contre nature entre les partisans du libéralisme mondialisé et ceux du libéralisme social ? Ne promeut-il pas la diversité tout en imposant l’uniformité ? Ne travaille-t-il pas à l’émancipation individuelle, mais n’exige-t-il pas en contrepartie la soumission ? Le nouveau régime célèbre, à la fois, le pluralisme et le conformisme ; il use constamment du mot de « liberté », mais décrète la censure ; il profite de la dépolitisation des grandes questions de notre temps pour mieux politiser les rapports sociaux les plus intimes ; il vomit la chrétienté pour mieux entourer l’islam de sa sollicitude ; il combat les anciens préjugés pour mieux en imposer de nouveaux. Mathieu Bock-Côté a donc raison quand il écrit : « Si le nouveau régime se montre particulièrement autoritaire envers ceux qui le remettent en question, c’est peut-être qu’il se sait fragile – à tout le moins, il voit le peuple comme une bête inquiétante qu’il faut domestiquer, car ses mauvaises pulsions ne seraient jamais complètement endormies » (p. 290). Ce sont probablement ces « mauvaises pulsions » qui sont à l’œuvre en Europe et aux États-Unis…

Je partage l’analyse de Mathieu Bock-Côté, soit que le nouveau régime aime la démocratie à la condition qu’elle lui soit assujettie. Je ne peux toutefois m’empêcher de penser qu’il a su profiter de l’inaptitude des peuples occidentaux à se défendre. Il y a bien eu ici ou là quelques soubresauts, mais de façon générale, le nouveau régime a pu s’installer confortablement sans être réellement contesté. Cette indolence généralisée constitue d’ailleurs l’angle mort de la thèse de Bock-Côté. J’aurais en effet apprécié qu’il affirme sans détour que la contestation du nouveau régime et la défense de la démocratie, des valeurs et de l’histoire occidentales ne relèvent pas uniquement du travail de quelques intellectuels, si valeureux et talentueux soient-ils, mais aussi des citoyens. Je veux bien croire que le nouveau régime s’est imposé en détruisant tout sur son passage, qu’il s’est appuyé sur des idées plus ou moins extravagantes et d’un radicalisme à faire frémir les plus flegmatiques, que ses adeptes ne sont pas aussi attachés à la démocratie et à la liberté qu’ils ne le disent, il demeure que le nouveau régime a réussi à imposer ses idées et à s’implanter aux quatre coins de l’Occident. Le rôle des intellectuels est de remarquer les erreurs et les faiblesses, mais aussi de placer les citoyens face à leurs responsabilités.

Cette apathie des peuples est d’autant plus incompréhensible qu’ils peuvent compter sur la présence d’intellectuels de grands talents. Dans la quatrième partie intitulée « Admirables dissidents », l’auteur dresse justement le portrait de quelques-uns de ces intellectuels qui n’ont pas hésité, malgré les risques personnels et professionnels, à remettre en question les dogmes du nouveau régime. Ce sont pour nous tous de belles leçons de courage, car le nouveau régime est aussi brutal envers ses opposants qu’il est généreux envers ses adeptes. Si la servilité n’est pas héroïque, elle est au moins confortable. Dans son œuvre, Raymond Aron ne faisait pas de différence entre le totalitarisme de droite et de gauche. Ce faisant, il s’est fait beaucoup d’ennemis à une époque où « Les intellectuels de gauche dépensèrent des énergies immenses pour déculpabiliser le marxisme, pour l’innocenter, plutôt que de chercher à comprendre pourquoi les mêmes idées donnaient partout les mêmes résultats » (p. 222). Julien Freund, le « penseur du conflit », a pour sa part dénoncé « un certain progressisme [qui] préfère voir l’Occident se détruire plutôt que d’accepter qu’une civilisation ou une cité n’aient pas une vocation angélique » (p. 235). Un autre « admirable dissident » se nomme Alain Finkielkraut. Ce dernier déplore « le refus qu’exprime notre civilisation de se reconnaître un patrimoine culturel à transmettre » (p. 247). Le romancier Michel Houellebecq, pour sa part, a pris note que : « L’Europe trouve enfin dans sa soumission volontaire à l’islam la délivrance d’elle-même qu’elle avait tant cherchée » (p. 251). Enfin, le dernier de ces « admirables dissidents » est nul autre qu’Éric Zemmour que l’auteur qualifie « d’ennemi public » : « Zemmour parle. C’est déjà grave. On l’écoute, ce l’est encore plus. Le lectorat le plébiscite : les bons esprits sentent venir une révolte contre eux, d’autant qu’elle gronde effectivement, en Europe » (p. 258).

En conclusion, si tous les dissidents du nouveau régime ont en commun une même volonté implacable de liberté, de vigilance et de lucidité, on peut d’ores et déjà ajouter à cette liste le nom de Mathieu Bock-Côté.

Martin Lemay
Ex-député et essayiste