Mathieu Thomas. Ceux dont on ne redoute rien

Mathieu Thomas
Ceux dont on ne redoute rien
Montréal, Québec Amérique, 2021, 448 pages

Voilà un roman politique à saveur indépendantiste. Ceux qui cherchent un roman à thèse seront pourtant très déçus et ceux qui répugnent le style y trouveront leur compte. Plusieurs se sont déjà cassé les dents à vouloir écrire des romans indépendantistes qui se terminaient finalement à être un essai qui prenait les habits de la fiction. Ce n’est pas le cas avec Ceux dont on ne redoute rien. Il faut d’ailleurs souligner l’étrangeté de ce titre ainsi que l’aspect hétéroclite, mais franchement réussi, de la page couverture : on comprend rapidement qu’on aura affaire à une drôle de chimère.

Pour son premier roman, Mathieu Thomas nous plonge en 2012 en mettant en scène un personnage aux idées indépendantistes plutôt ambiguës qui, en aidant de loin un ami pour la fondation du parti Option nationale, fait une enquête sur un secret que cacherait l’histoire du Québec. Bien involontairement, Édouard, le personnage principal, tombe sur une lettre qui laisse présager que le grand intellectuel français Alexis de Tocqueville aurait rencontré Louis-Joseph Papineau lors de son passage en 1831 dans ce qu’on appelait à l’époque le Bas-Canada. Le détail qui capte automatiquement l’attention du lecteur est le suivant : aucune archive historique ne témoigne de ce face-à-face.

En même temps que de suivre l’investigation d’Édouard, Mathieu Thomas nous plonge dans la seconde moitié du XIXe siècle, en 1864, où un personnage, Charles, cherche à influencer ses concitoyens afin qu’ils s’opposent à la Confédération. Pour ce faire, il cherchera lui aussi à faire la lumière sur ce nébuleux passage de Tocqueville au Bas-Canada. Peut-être que la rencontre entre Tocqueville et Papineau, si elle a bien eu lieu, est la clé de voûte qui permettra de convaincre ses compatriotes du mal fondé de la Confédération canadienne.

La prémisse est lancée et l’intrigue à peine brossée déclenche bon nombre de questionnements, mais on laissera le lecteur se procurer le bouquin ainsi que le plaisir de trouver toutes les réponses à ses questions dans cet excellent roman. Sans divulgâcher la trame narrative du livre, il est néanmoins possible d’en dire quelques mots supplémentaires.

Le roman de Thomas a assurément une grande portée intellectuelle. Il pousse le lecteur à se questionner sur le Québec d’aujourd’hui comme celui d’hier. La principale référence utilisée par l’auteur pour rédiger son roman est Regards sur le Bas-Canada d’Alexis de Tocqueville. On se doit d’ailleurs de souligner l’immense travail bibliographique réalisé par l’auteur. Près d’une centaine d’ouvrages auraient été consultés en vue de la rédaction de ce livre. Tout ce labeur en aura valu la peine, car le roman est finement ancré dans l’histoire.

Revenons à Tocqueville. Regards sur le Bas-Canada ne figure pas parmi les classiques à lire au Québec, mais l’intérêt qui lui sera porté à la suite de la publication de ce roman augmentera sans aucun doute. Il est bien connu que les Québécois adorent disserter sur leur condition. Cette insatiable passion s’explique peut-être par la conscience de leur fragilité et par une forme de compensation du fait qu’en tant que petite nation, les plus grandes ne leur ont accordé que très peu d’attention.

Les lecteurs seront donc fascinés par le regard que porte une grande figure sur eux. Mathieu Thomas nous présente brièvement les pensées du célèbre philosophe alors qu’il croise au Bas-Canada ce qui ressemble à des Français d’Ancien Régime. Il constate aussi l’état de tutelle sous lequel vivent les Canadiens, qu’on appellerait Québécois aujourd’hui. Lui qui vient de passer un certain temps aux États-Unis, observe aussi la permanence du caractère français dans le peuple qu’il croise et surtout sa différence marquée avec le reste du continent. Ce qui est le plus frappant en lisant les propos de Tocqueville, c’est que l’on comprend que deux siècles paraissent bien courts pour un peuple : plus ça change et plus c’est pareil.

Les pensées de Tocqueville font aussi état du manque de meneurs dans la colonie pour développer les passions nationales afin de libérer les Canadiens du joug anglais. Dans ses écrits, Tocqueville ne mentionne jamais la figure de Papineau qui pourrait justement assurer ce rôle. L’histoire principale se déroule durant la fondation d’Option nationale, le lecteur ne pourra s’empêcher de voir que les membres de ce parti voyaient en Jean-Martin Aussant l’homme providentiel capable de convaincre même les plus réticents au projet indépendantiste. L’histoire sera sans équivoque : ni Papineau ni Aussant n’aura réussi à ce que les Québécois conquièrent pleinement leur nationalité.

On l’aura compris à partir de ce qui précède, la lecture de Ceux dont on ne redoute rien est instructive, mais on rassurera tout de suite le lecteur, le livre n’est pas pour autant didactique. Jamais on ne sent que Thomas souhaite faire l’étalage de ses connaissances ou encore qu’il tente de nous convaincre d’une position. D’ailleurs, l’auteur excelle surtout lorsque ses personnages livrent leurs visions du Québec, visions qui sont parfois contradictoires, parfois complémentaires, mais qui représente toujours l’état d’esprit des protagonistes de l’époque, d’où l’impossibilité de dire que ce roman en est un « à thèse ». Les commentaires de ses protagonistes portent parfois sur des sujets sérieux comme l’histoire du Québec et la Confédération, mais aussi sur des thèmes qui peuvent paraître plus anodins, comme l’histoire du Club de hockey Canadiens, mais qui se révèlent en réalité avoir une grande profondeur.

Au fil de la lecture, le livre fait ce que toute bonne discussion entre indépendantistes se doit de faire, c’est-à-dire nous faire rêver à coups de « Et si ça c’était passé ainsi… ». L’auteur ne tombe jamais dans le piège de laisser son lecteur dans ce monde idyllique, très rapidement il nous ramène sur terre en portant un regard réaliste sur le monde. La capacité de jouer avec ces sentiments opposés démontre toutes les qualités d’écrivain de Mathieu Thomas.

Une fois le livre refermé, les thèmes, du fait de leur profondeur, continuent de nous habiter, mais l’histoire que raconte Thomas est aussi fort palpitante. Elle est truffée de rebondissements, d’intrigues et de trahisons, ce qui crée chez le lecteur un constant désir de savoir ce que révélera la prochaine page. Bref, l’auteur parvient à faire un parfait alliage dans son roman, car l’intrigue ne prend jamais le dessus sur la réflexion sociétale et vice-versa. On ne peut qu’en recommander la lecture.

David Santarossa Enseignant