Maurice Godelier. Quand l’Occident s’empare du monde

Maurice Godelier
Quand l’Occident s’empare du monde (XVe-XXIe siècle). Peut-on alors se moderniser sans s’occidentaliser ?
Paris, CNRS Éditions, bibliographie, cartes, index des noms, index des notions, 2023, 502 pages

L’histoire de l’anthropologie sociale est ancrée dans un passé problématique. La discipline collaborait à l’ordre colonial européen. Au cours du XXe siècle, elle s’est dégagée de ces liens pour s’autonomiser, ce qui veut dire se doter de moyens méthodologiques pour se constituer en science et construire un regard historico-critique sur le monde. En se dotant de bases comparatives qu’ils renouvellent, les anthropologues mettent leurs recherches en jeu pour comprendre les sociétés et leurs fondements.

Dans ce livre, l’anthropologue Maurice Godelier1 pose quelques questions, certaines en apparence banales, mais qui valent le détour : « Qu’implique coloniser et être colonisé ? » est un exemple. Dans le chapitre 5 (p. 153-186), il traite séparément de l’extension dans le monde des empires coloniaux britannique et français, sans négliger les guerres qu’ils se sont faites. Ainsi la guerre de Sept Ans qui, en Inde et en Amérique du Nord-Est, par « la prise de Québec et de Montréal », a signifié la fin de l’empire français dans ces régions.

« Être colonisés c’est, pour les peuples, les tribus, les États, perdre du jour au lendemain la souveraineté qu’ils exerçaient sur eux-mêmes ». Ceci veut dire que « leur avenir ne dépend plus de décisions prises par eux-mêmes ni de leurs interactions […] avec les sociétés qui les entourent ». Ces sociétés vont être encadrées « par des structures politiques et administratives créées à cette fin », et mises au service du pouvoir colonial.

Il pose une autre question : « Comment les colonies ont-elles été créées ? Partout la violence fut fondatrice. » Même s’il s’agit d’initiatives privées, telles des compagnies, les militaires sont impliqués. « Il ne suffit pas de conquérir pour coloniser, il faut ensuite pouvoir durer ». Malgré les « formes de résistance » des colonisés, les colonisateurs doivent « continuer à les soumettre », quitte à « démoraliser les populations » assujetties. Celles-ci doivent « reconnaître la domination de la puissance coloniale ».

Si l’industrialisation accompagne la colonisation, ce n’est pas pour l’installer dans les pays conquis. Ceux-ci doivent alimenter la machine industrielle des monopoles. L’esclavage est un des moyens. L’émigration de colons en est un autre. De plus, cette émigration va servir une autre fin. Quand les émigrés sont suffisamment nombreux, un régime politique est exporté pour contrôler l’économie et l’idéologie. Sous l’Empire britannique, on fait des dominions avec les ex-colonies, en conservant les ficelles de la souveraineté, l’imperium.

Deux autres facteurs sont observables : les pays coloniaux se font la guerre entre eux (ce qui va se produire dans des jeux d’alliance changeants) et les populations métropolitaines s’opposent peu aux pratiques coloniales. Tout en relatant l’histoire des colonisations depuis les débuts de la mondialisation européenne, l’auteur insiste sur les liens avec la modernité. Or, elle n’est pas distribuée systématiquement ou équitablement auprès des sociétés colonisées.

Quoiqu’il en soit, ces sociétés sont transformées irrémédiablement. Prenant l’exemple britannique, Godelier pose que « le pouvoir n’est pas vraiment synonyme d’État » : un ordre social précède la colonisation. Ce qui importe à l’empire est « la fragmentation du pouvoir politique […]qui rend vulnérable à la volonté » coloniale. Le succès de leur politique impériale serait « le produit d’un mélange de pragmatisme et de brutalité », fait d’un alliage entre le capital industriel et commercial, le politique et le militaire.

Les premiers chapitres du livre sont illustratifs et portent sur l’exemple des Baruya, une société colonisée par l’Australie (l’anthropologue y revient souvent dans ses écrits)2 (p. 29-51) et sur l’exemple japonais du refus de colonisation (p. 55-72). L’auteur a examiné, au fil quatre décennies, la transformation des Baruya sous le choc de la modernité : l’émergence d’homo economicus bouleverse leur système relationnel. L’auteur synthétise les transformations dans un tableau qualitatif (p. 50-51).

Le cas japonais se présente différemment. Leur branchement sur la Chine, tôt dans leur histoire, les immunise et leur apprend à résister aux avances euroaméricaines et même russes. En choisissant comment s’industrialiser et se moderniser, les Japonais ont fixé des limites à l’occidentalisation. Ils ont préservé et défendu « une forte tradition ancestrale ». Ils servent d’exemple à des sociétés qui cherchent dans leur passé « un modèle à faire renaître pour se construire un nouvel avenir ».

Le chapitre 3 porte sur les sources des empires occidentaux (p. 73-113) et le chapitre 4 sur les fondements de leur puissance (p. 115-151). La colonisation du monde par les pays européens a fait que le « capitalisme en tant que système économique se substitua à toutes les formes de production ou d’échange » qui l’ont précédé. En Europe, le capitalisme industriel a dominé. Alliant modernisation et occidentalisation, il a renversé les régimes seigneuriaux. Puis, il s’est étendu dans le monde, bouleversant les sociétés.

Si des sociétés ont voulu se moderniser ou être modernisées, pour d’autres, « coloniser a signifié occidentaliser avec, parfois, une modernisation forcée ». Ainsi, les États-Unis, dernier-né des empires coloniaux, entendent « répandre la démocratie ». Cette « destinée manifeste » résiste mal à la critique de même que leur « anticolonialisme affiché comme doctrine ». Il n’en demeure pas moins qu’en dépit des États-Unis, les révolutions britannique (1689) et française (1789) ont été des exemples pour « changer la société », la moderniser.

Le chapitre 6 (p. 187-217) traite de cas en marge : les empires russe et ottoman jouxtent l’Europe, entrent en relation et en conflit avec des pays européens. Ils sont des cas de modernisation forcée, sans céder sur la logique autocratique qui caractérise leurs États. La lecture de leurs histoires respectives jusqu’au XIXe siècle peut faire comprendre leur organisation du pouvoir, de même que les répressions et soumissions des populations vivant sous des gouvernements marqués par leur conservatisme.

Dans les deux cas, des élites se familiarisent avec l’Occident et des experts occidentaux sont invités à proposer des réformes. L’expansion de l’empire russe se fait au prix de guerres incessantes, tous azimuts. Quant aux succès de l’Islam contre le monde chrétien, ils lui donnent les assises pour maintenir les formes d’inégalités qui lui sont propres et garantir les limites à l’intérieur desquelles il emprunte des moyens occidentaux, même si la « sécularisation de l’État et de la société » pose problème.

Le bref chapitre 7 (p. 219-227) clôt la première partie du livre ; elle porte sur la mainmise de l’Occident sur le monde avant le XXe siècle. Les empires sont « des assemblages de peuples réunis, souvent de force, sous le pouvoir d’un souverain qui leur était parfois étranger ». Le capitalisme industriel est ancré dans les empires européens et transforme des économies à dominance agraire et artisanale. La double clé de cette transformation est l’industrialisation et la militarisation qui maintiennent les peuples sous l’empire.

Quand le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » émerge, il puise ses sources dans les deux révolutions. Cette « force sociale immatérielle » contribue à la formation de « nationalités qui aspirent à sortir d’un empire pour devenir des nations », dont la souveraineté n’est plus royale, mais « partagée, au moins symboliquement, par le plus grand nombre ». Au début du XXe siècle, des empires disparaissent et « la formule de l’État-nation » progresse.

La deuxième partie du livre porte sur le XXe siècle. Le chapitre 8 (p. 231-248) ouvre sur les mises en cause de l’Occident, par un régime communiste (Russie, puis URSS), et par des régimes antidémocratiques et anticommunistes (Allemagne, Italie, Japon, Espagne). Le chapitre 9 (p. 249-274) illustre deux cas de modernisation sous des régimes autoritaires (Turquie, Iran). Dans ce « théâtre des extrêmes », le chapitre 10 (p. 275-284) présente la Deuxième Guerre mondiale comme un « point de bascule » dans l’ordre occidental.

Suite aux traités scellant la fin de la guerre, nombre de pays passent sous l’influence soviétique. Le chapitre 11 (p. 285-296) montre la progression du communisme (URSS, Chine) alors que dans le chapitre 12 (p. 297-337) il est question de la « décolonisation du monde ». Après avoir exposé les grandes lignes du processus de décolonisation, il expose les cas. Il distingue entre les formations impériales britannique, française, portugaise et néerlandaise. Il est aussi question de néocolonialisme, par exemple en Israël.

Il pose d’emblée que la décolonisation a été « un processus mondial », touchant tous les empires pendant approximativement 40 ans après la Deuxième Guerre mondiale. Si la déclaration d’indépendance est la visée des pays qui s’émancipent des empires, il leur « faut ensuite se transformer en nations et choisir une stratégie de développement ». Si certains pays se modernisent rapidement (Inde, Indonésie), d’autres n’ont ni les moyens financiers ni les capacités humaines. Ils font face à des formes de néocolonialisme3.

Les « causes » des « mouvements anticoloniaux » sont à trouver dans la « pacification forcée », l’« exploitation économique », les « échanges inégaux », le « racisme des colons » et le refus du dialogue avec les colonisés. « Le cœur de la revendication » décoloniale a été l’indépendance, autrement dit « l’abolition d’une sujétion subie » et le retour à la liberté. Le développement d’une « fonction publique indigène » a impliqué la formation de diplômés en Occident qui vont retourner contre l’Occident ses « principes libéraux ».

Les empires sont intervenus dans le processus de décolonisation en posant des conditions et en proposant des étapes. Ainsi, l’Empire britannique en Afrique. Les dirigeants devaient répudier le communisme, respecter un multiculturalisme et adhérer au Commonwealth (dans certains cas). La pratique de l’Indirect Rule a préparé les élites à assumer « la gestion de la chose publique ». L’indépendance est advenue dans des colonies britanniques en « dépassant les clivages ethniques et religieux » pour confronter la puissance coloniale.

Il y a eu quelques cas de décolonisation pacifique. D’autres non. Il y a eu des cas où des minorités (blanches) ont décolonisé sans « remise de pouvoir » aux populations locales. L’apartheid est issu d’un tel processus. Il a fallu des décennies de lutte pour le démanteler. Nombre de décolonisations ont modernisé sans démocratiser. L’opposition à l’Occident pouvait soutenir la dynamique au sein du processus qui s’avérait complexe et à propos duquel toute généralisation est périlleuse. Chaque cas doit être étudié.

Pour comprendre le monde à venir, dans la dernière partie du livre, Godelier divise son propos en trois chapitres pour ensuite conclure. Dans le chapitre 13 (p. 341-392), il dresse le portrait du monde musulman et ses victoires contre l’Occident. Le chapitre 14 (p. 393-416) porte sur la disparition du mode de production socialiste (dont il dit qu’il est un mode sans racines, imposé par dictatures, qui ne libère pas, mais soumet et exploite) alors que le chapitre 15 (p. 417-450) traite de la mondialisation du mode capitaliste.

Ce dernier chapitre place la crise 2008-2010 au cœur de sa réflexion en énonçant qu’elle est la première crise du nouveau capitalisme mondialisé. Le « champ de l’histoire à venir » préoccupe l’auteur qui conserve le point focal adopté depuis le début de ce livre, à savoir « les rapports de force entre l’Occident et le reste du monde ». La fin d’une hégémonie occidentale est prévisible alors qu’un nouvel ordre économique mondial, dont les critères politiques demeurent sous forme de question, émerge.

Quoiqu’il en soit, le mode de production capitaliste mondialisé (« réglé et déréglé ») va continuer de se déployer pendant que l’Occident va probablement décliner. Des limites à l’occidentalisation sont posées par la Chine modernisée et autoritaire, la Russie qui tente de reconquérir son emprise, le monde musulman à qui la modernité pose problème et les flux migratoires qui investissent les pays occidentaux. À quelques lignes de conclure, il pose la question : que peuvent les sociétés face aux « nouveaux engrenages mondiaux » ?

Sa conclusion (p. 431-462) énonce un certain nombre de points connus. Le monde devient multipolaire. Aucune société ne peut se développer en autarcie. Les réseaux économiques sont liés, encore plus depuis la crise de 2008. Plusieurs sociétés continuent de s’occidentaliser en posant leurs conditions, soit en islamisant la modernité, soit en la sinisant. Des régimes autoritaires s’imposent et rejettent la démocratie dont le mode de souveraineté et de citoyenneté menace les logiques selon lesquelles ils gouvernent.

Dans les dernières pages (458-462), Godelier renvoie au devoir de mémoire qui consiste à ne pas oublier l’histoire de la mondialisation-colonisation conduite par l’Occident depuis 500 ans. Il revient sur « la charte idéale de la démocratie ». Il souligne qu’elle ne s’exporte pas plus qu’elle ne s’impose aux autres. Il voit pourtant dans la démocratie « un impératif catégorique pour que naisse un nouvel ordre mondial » moins conflictuel : « une démocratie, on la garde et on l’enrichit », elle ne doit pas être compromise de l’intérieur.

Au fond, il rappelle qu’il ne faut pas perdre de vue le politique ou tenter de le vider de sa substance. Implicitement, il invite les anthropologues à faire l’« histoire du présent » des sociétés étudiées, comme il fait pour les Baruya, et à travailler dans le champ ouvert de l’« histoire à venir ». Il prolonge la perspective historico-critique mise en œuvre au fil des dernières décennies, et rejoint l’anthropologie du contemporain qui se penche sur le passé récent et le proche avenir.

Vers la fin du XXe siècle, des historiens britanniques, Paul Kennedy dans les années 19804, Éric J. Hobsbawm dans les années 19905, ont pris le monde à bras-le-corps pour tenter de comprendre ce qui allait émerger, ce que l’État-nation devenait. Le propos de Maurice Godelier s’adresse aussi à la question de la lecture du monde. Il la problématise du point de vue de sociétés confrontées aux régimes politiques, aux logiques économiques et aux effets de culture. Qu’apportent de telles recherches ?

Même si les sociétés humaines sont entrées dans une histoire commune, elles ont leur histoire respective. S’autogouverner dans le monde actuel, autrement dit dans le monde qui advient, n’est pas donné et chaque société peut déployer des moyens qui lui sont propres en développant ses recherches et sa lecture du monde à même la langue qu’elle parle. Considérant la complexité de la mutation en cours, les paramètres à considérer sont nombreux et les repères demandent une attention suivie.

André Campeau
Anthropologue


1 Au cours des 20 dernières années, il a publié entre autres : (2004) Métamorphoses de la parenté, (2007) Au fondement des sociétés humaines, (2013) Lévi-Strauss, (2019) Fondamentaux de la vie sociale.

2 Entre 1967 et 1988, il passe sept années chez les Baruya en Papouasie–Nouvelle-Guinée. Depuis, il les visite périodiquement.

3 Différentes perspectives ont été élaborées à propos des (dé)colonisations, en histoire et en anthropologie. Le néocolonialisme demeure relativement peu étudié alors que le mot décolonial prolifère sans véritable support théorique.

4 Paul Kennedy, 1991, Naissance et déclin des grandes puissances. Transformations économiques et conflits militaires entre 1500 et 2000, Payot (édition originale en 1988).

5 Éric J. Hobsbawm, 1999, L’Âge des extrêmes. Le Court Vingtième Siècle 1914-1991, Éditions complexe (édition originale en 1994).