Mémoire, deuil et nation dans Maria Chapdelaine. Une légende funèbre

Et nous nous sommes maintenus, peut-être afin que dans plusieurs siècles encore le monde se tourne vers nous et dise : ces gens sont d’une race qui ne sait pas mourir… Nous sommes un témoignage1.

Le plus récent film de Sébastien Pilote, Maria Chapdelaine, adaptation du roman de Louis Hémon (1880-1913), nous rappelle une fois de plus l’importance de ce personnage qui, avec le temps, est devenu une légende, un mythe. Le film de Pilote s’ajoute aux versions proposées par les cinéastes Julien Duvivier (1934), Marc Allégret (1950) et Gilles Carle (1983).

Publié une première fois en feuilleton en 1914 dans le quotidien Le Temps, le roman est devenu célèbre, non seulement au Québec, mais en France et ailleurs considérant que, vendu ensuite à quelques millions d’exemplaires, il fut un véritable succès de librairie, traduit de surcroît en plus d’une vingtaine de langues, dont le chinois et le japonais. Le roman fut ainsi, dans la première moitié du XXe siècle à tout le moins, associé bien souvent à l’image du Canada français en France et à l’étranger. Pour un certain lectorat français, Maria Chapdelaine évoquait en particulier une admirable fidélité à la langue et à l’idéal moral du christianisme traditionnel. Dans la foulée du roman, le fort succès de la chanson de Line Renaud (1928 –), « Ma cabane au Canada » (1947), aura sans doute contribué à fixer une certaine image idéalisée de la vie du colon dans la forêt canadienne. Au Canada français, le roman devint pour plusieurs le miroir édifiant de notre survivance dès lors que celle-ci reposait sur notre vocation agricole et notre salutaire enracinement dans la famille, la langue et le catholicisme. Le roman de Louis Hémon fut d’ailleurs considéré bien souvent comme le modèle à suivre par des partisans du roman du terroir qui y voyaient le genre le plus authentique pour relater, voire célébrer, notre existence nationale.

Ces divers discours de légitimité, de reconnaissance, entourant l’œuvre auront permis de lui donner un fort capital symbolique, favorisant en cela sa diffusion et sa pérennité. Au fil du temps, les nombreuses éditions du roman, dont plusieurs illustrées par des artistes reconnus – tels Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté (1869-1937) Clarence Gagnon (1881-1942) et Jean-Paul Lemieux (1904-1990) – auront également contribué au prestige, à la renommée de l’œuvre. Le roman aura ainsi pénétré notre imaginaire national non seulement par l’entremise de ses nombreuses éditions et de ses diverses adaptations au cinéma, au théâtre et à la radio, mais aussi par des œuvres où les auteurs ont voulu prolonger celle de Hémon, comme Alma Rose (1925) de Sylva Clapin (1853-1928) et, surtout, le célèbre Menaud maître-draveur (1937) de Félix-Antoine Savard (1896-1982). Outre cette large diffusion de l’œuvre, mentionnons que l’on peut, depuis 1986, visiter à Péribonka au Lac Saint-Jean, le Musée Louis-Hémon, lequel propose notamment une exposition permanente intitulée « Maria Chapdelaine, vérités et mensonges ».

La renommée, la postérité de Maria Chapdelaine est plutôt assurée, bien que, depuis la Révolution tranquille, le roman ait plutôt été dénoncé comme un témoignage affligeant de l’aliénation, de la soumission du Canadien français à la mystique de la survivance, au discours clérico-nationaliste et donc, à l’Église2. Maria Chapdelaine n’était plus alors l’héroïne de la survivance, mais l’icône de la mortifère résignation du Canadien français à sa condition de vaincu, de colonisé. Quant à François Paradis, il a pu alors être identifié au nouvel idéal d’une certaine modernité où le nomade s’oppose au sédentaire, sa proximité avec l’Amérindien, son mode de vie, étant de surcroît signe manifeste de son métissage, de son ouverture à l’autre (selon le cliché), de son américanité3.

Or, par-delà les discours fort opposés de la célébration et du rejet, le roman ne nous parle-t-il pas encore dès lors que l’on peut le rattacher à une plus large réflexion sur notre rapport particulier à la mémoire, à la nation et à la mort ?

L’arbre-squelette, la forêt-cimetière

Maria Chapdelaine relate l’existence d’une famille de colon-défricheur autour de 1910 dans la région de Péribonka. De prime abord, on retient surtout du roman que Maria, suite à la mort du coureur des bois François Paradis, fait face à un douloureux dilemme en ce qu’elle doit choisir de prendre pour époux, ou Lorenzo Surprenant, celui qui lui promet un doux exil dans une ville américaine, ou Eutrope Gagnon, son voisin, le colon qui incarne la continuité, la fidélité au Canada français. Alors qu’elle veille sa mère qui vient de mourir, Maria entend des voix, dont l’une lui rappelle de demeurer fidèle au pays de ses ancêtres. En refusant alors de prendre le chemin de l’exil avec Lorenzo, et probablement celui de l’anglicisation à plus ou moins long terme, Maria choisit d’épouser Eutrope, contribuant ainsi à la pérennité du Canada français.

Sur ce plan, l’intrigue structurante du roman – le qui, le pourquoi et le comment – est manifeste, peu importe le jugement que le lecteur peut ensuite porter sur le dénouement proposé. Mais cette intrigue n’est cependant qu’un aspect d’une mise en récit qui repose aussi sur la description du paysage (en particulier, de la forêt), de la vie du colon-défricheur et d’une certaine expérience de la mort et de la nécessité de la symboliser par un travail de ritualisation funéraire.

On constate d’abord que la description du paysage est loin d’être anecdotique ou platement décorative ; elle permet, au contraire, d’évoquer un climat, une vision, une expérience, de mettre en place un discours. Tout au long du roman, la forêt se révèle non seulement un espace hostile et menaçant, mais un lieu de désolation et de mort. Dès le début, alors que Maria et son père, Samuel, sont en route au bord de la rivière Péribonka à la fin de l’hiver, la voix narrative décrit ainsi la forêt :

Même l’éternel vert foncé des sapins, des épinettes et des cyprès se faisait rare ; les quelques jeunes arbres vivants se perdaient parmi les innombrables squelettes couchés à terre et recouverts de neige, ou ces autres squelettes encore debout, décharnés et noircis.(MC, 15)

La forêt, a fortiori l’hiver, apparaît comme un lieu macabre alors que l’arbre – ordinairement symbole de vie – est associé à la mort4. L’arbre-squelette, en particulier celui qui se tient encore debout, suggère une image équivoque en ce qu’il apparaît à la fois mort et vivant, n’étant pas encore abattu, ni étendu comme un gisant en voie de se décomposer et de se confondre à la terre, terme ultime de son parcours vers la mort. Il en résulte une image inquiétante, l’arbre-squelette étant à sa façon un fantôme qui hante ce lieu de mort dont il s’avère aussi le témoin, le gardien, la sentinelle.

On trouve, au fil des pages, de nombreuses descriptions qui évoquent les « arbres morts » (MC, 44), où la forêt est un « immense socle noir » (MC, 61), sinon une « colonnade des troncs dépouillés et noircis » (MC, 69). Les brefs chapitres 7 et 8 (p. 83-92), situés au centre du roman, présentent une sombre méditation sur l’automne qui « […] sur le sol canadien [est] plus mélancolique et plus émouvant qu’ailleurs, et pareil à la mort d’un être humain que les dieux rappellent trop tôt, sans lui donner sa juste part de vie. »(MC, 85) La voix narrative décrit en ce pays une saison cruelle et injuste – sous la gouverne de dieux païens – en ce qu’elle tue celui qui n’est pas encore parvenu au terme de son âge, comme ce sera d’ailleurs le cas pour le jeune François Paradis5.

La description est en cela annonciatrice du malheur qui sera relaté deux chapitres plus loin. C’est d’ailleurs ce que l’on peut lire aussi en filigrane lorsque Maria, dans l’attente de retrouver au printemps François Paradis, se laisse aller à cette rêverie :

Parfois il était, ce monde, d’une beauté curieuse, glacée et comme immobile, faite d’un ciel très bleu et d’un soleil éclatant sous lequel scintillait la neige ; mais la pureté égale du bleu et du blanc était également cruelle et laissait deviner le froid meurtrier (MC, 91).

Le monde est un espace équivoque, ambivalent, en ce que s’y rejoignent la beauté et la mort. Un peu plus loin, lorsque Maria récite ses mille Ave à la Vierge Marie dans l’espoir de revoir son fiancé à Noël, la forêt apparaît comme un lieu non seulement solennel, mais plutôt inquiétant :

Les pieux de clôture faisaient des barres noires sur le sol baigné de pâle lumière ; les troncs des bouleaux qui se détachaient sur la lisière du bois sombre semblaient les squelettes de créatures vivantes que le froid de la terre aurait pénétrées et frappées de mort ; mais la nuit glacée était plus solennelle que terrible (MC, 98).

Faut-il voir dans ces « barres noires » comme le rappel d’un sentiment d’enfermement lié à l’hiver, à l’isolement dont ils sont prisonniers ? Les troncs-squelettes, dans ce cas, évoquent des « créatures vivantes » mortes sous la violence du froid. L’image suggère cette fois un déplacement puisque ce n’est pas seulement l’arbre, mais le vivant – l’homme compris – qui apparaît possiblement frappé par le froid meurtrier, transformant la lisière du bois en un lieu morbide, peuplé de squelettes de toutes sortes. L’hiver n’est donc pas simplement associé à l’endormissement de la nature selon un cycle des saisons où la vie ne manque pas de revenir, de se réveiller. La mort est ici de l’ordre d’un visible inquiétant, spectral, dès lors qu’elle n’est pas inscrite dans un rituel funéraire qui permet d’appréhender la disparition et la perte, autant dire de mettre les morts à leur place, en un tombeau6.

En cette nuit de Noël, la forêt évoque ainsi davantage la mort que la naissance de l’Enfant, Rédempteur du monde. La prière, le vœu de Maria ne sera pas exaucé puisque François Paradis est alors en chemin en cette funeste forêt où il trouvera la mort. Quelque temps après avoir appris la mort de son fiancé, Maria regarde cette forêt qui n’est plus dès lors « solennelle », mais « terrible » :

Maria frissonna tout à coup et songea aux secrets sinistres que cache la forêt verte et blanche […] Toute l’inimitié menaçante du dehors, le froid, la neige profonde, la solitude semblèrent entrer soudain dans la maison et s’asseoir autour du poêle comme un essaim de mauvaises fées, avec des ricanements prophétiques de malchance ou des silences plus terribles encore. « Te souviens-tu des beaux garçons aimés que nous avons tués et cachés dans le bois, ma sœur ? Leurs âmes ont pu nous échapper ; mais leurs corps, leurs corps, leurs corps… personne ne nous les reprendra jamais… » (MC, 138)

La mort – le dehors, le froid meurtrier, le fantôme de François Paradis – qui n’est pas contenue par un rituel, une sépulture, envahit l’espace du vivant, de la maison, de l’âme. Maria porte ainsi cette mort en elle comme un deuil inaccompli. En évoquant ces mauvaises fées païennes – tueuses de beaux garçons aimés dont elles conservent les corps –, Maria condamne la violence meurtrière subie par son fiancé, tout en épargnant le Dieu chrétien (et sa Providence) du malheur et de l’endeuillement qui l’accable. La forêt apparaît ainsi comme un lieu maléfique et païen dans lequel sont cachés, « secrets sinistres », des morts, des fiancés aimés. La forêt devient de la sorte un vaste cimetière, comme Maria se l’imagine un peu plus tard, tourmentée encore par son deuil :

Le norouâ meurtrier qui avait enseveli François Paradis sous la neige, au pied de quelque cyprès mélancolique, avait fait sentir à Maria du même coup toute la tristesse et la dureté du pays qu’elle habitait et lui avait inspiré la haine des hivers du Nord, du froid, du sol blanc, de la solitude, des grandes forêts inhumaines où tous les arbres ont l’aspect des arbres de cimetière (MC, 155).

Il s’agit en effet d’un cimetière que l’on peut dire inhumain dans la mesure où il n’est pas sacré et délimité par un rituel – opposé en cela au profane –, mais un lieu soumis à la violence meurtrière des mauvaises fées7. La forêt est donc un cimetière paradoxal en ce qu’il est un espace sans rituel ni tombeau, là où, par conséquent, les morts sont introuvables, étant à la fois partout et nulle part. Cette forêt-cimetière est peuplée de morts en mal de sépultures, de fantômes errants qui hantent les vivants qui, faute de rituel, ne peuvent accomplir leur deuil. La forêt s’avère ainsi un lieu de hantise, provoquant non seulement l’inquiétude, l’angoisse, la terreur, mais la haine. N’ayant pas encore trouvé une issue à son deuil, Maria rejette alors la « tristesse et la dureté du pays ». La forêt-cimetière – où l’on marche parmi les morts sans sépultures – suggère un rapport douloureux au territoire, au pays.

Mort de François Paradis et de Laura Chapdelaine

Une semaine avant Noël, François Paradis décide de quitter son camp de bûcherons à La Tuque pour aller rejoindre Maria à Péribonka. Bien que plusieurs de ses amis bûcherons ont voulu le dissuader d’entreprendre seul un tel périple, ce coureur des bois expérimenté décide néanmoins de partir ; surpris par la tempête, il va s’égarer en forêt et périr. Le récit n’explicite pas les raisons de cette folle témérité, mais l’on devine que son amour pour Maria l’aura probablement conduit à sa perte. Eutrope Gagnon, l’un des soupirants de Maria, est celui qui, en ce jour de l’An, annonce cette mort à la famille Chapdelaine :

Il s’est écarté… Tous se redressèrent, avec des soupirs ; l’histoire était terminée et en vérité il ne restait plus rien à dire. Le sort de François Paradis était aussi lugubrement certain que s’il avait été enterré dans le cimetière de Saint-Michel-de-Mistassini, au milieu des chants, avec la bénédiction des prêtres. (MC, 113)

On peut certes considérer que sa mort est de l’ordre du probable. Toutefois, sans le cadavre, il ne saurait y avoir de certitude, en dépit de ce que déclare la voix narrative. En fait, François Paradis est bien davantage en la circonstance un disparu. De ce point de vue, il peut toujours réapparaître, revenir parmi les vivants. Qu’il soit un disparu a pour conséquence d’entraver le travail de deuil, alors que l’endeuillé, incapable de répondre à la question de savoir si le disparu est mort ou vivant, peut encore et pour longtemps espérer son retour8. Et même si on le considère ici comme mort, on constate qu’il n’a pas eu pour autant les hommages d’un rituel funéraire – dont, la confession, l’extrême-onction, l’inhumation en cimetière chrétien – par lequel il serait à la fois séparé et intégré aux vivants par l’accomplissement de leur deuil. À l’annonce de sa mort, les Chapdelaine prient pour le « […] repos de ceux qui ont eu de la malchance dans le bois… »(MC, 116), tout en donnant l’assurance que l’on célèbrera quelques messes en sa mémoire. Mais cette prière, cette messe, ne sauraient remplacer le rituel funéraire par lequel on dispose du corps du défunt. D’une façon ou d’une autre – disparu ou mort sans sépulture –, François Paradis demeure pour les vivants un fantôme ; il ne repose pas en paix et erre à son tour dans la forêt-cimetière.

Constatons que le roman ne fait pas état du fait que l’on pourrait partir à sa recherche – qu’il soit vivant ou mort – au printemps. Ce qui est tout de même étonnant puisque l’on semble l’abandonner, s’il est mort, à l’outrage d’être exposé, notamment, à la dévoration. Au fond, il n’est personne – il est manifestement sans famille – pour souhaiter retrouver le corps afin de lui donner la dignité d’un enterrement. Ce qui le condamne à devenir le fantôme qui hante non seulement Maria, mais ceux qui l’ont connu en ce coin de pays.

C’est à travers le regard de Maria que la voix narrative donne à voir la mort de François Paradis. Maria se sent envahie d’abord par cette forêt où règne la mort : « […] et la lisière lointaine du bois se rapprocha soudain, sombre façade derrière laquelle cent secrets tragiques, enfouis, appelaient et se lamentaient comme des voix » (MC, 116). Cette lamentation des voix suggère non seulement la souffrance associée à la mort, mais la douleur des morts sans tombeaux. Maria imagine ensuite les souffrances de son fiancé égaré en cette forêt (MC, 117) et déplore qu’il n’ait pas obtenu l’aide du Ciel pour qu’il soit sauvé (MC, 118).

Commence alors pour Maria un long processus par lequel elle cherchera à faire son deuil. Une première étape semble franchie avec le discours du prêtre qui lui ordonne d’arrêter de se « […] tourmenter de même, parce que c’est un tourment profane et peu convenable, vu que ce garçon ne t’était rien. Et le bon Dieu sait ce qui est bon pour nous ; il ne faut pas se révolter ni se plaindre… »(MC, 126) Bref, le fidèle n’a pas à juger ou à se plaindre de ce que la divine Providence – qui ordonne le devenir, les manifestations du bien et du mal — a imposé à chacun. Le prêtre lui rappelle également que son devoir est d’aider ses parents, puis de se marier pour « fonder une famille chrétienne »(MC, 126). Maria se soumet alors à l’autorité du prêtre. Mentionnons enfin que le prêtre considère que prier et dire des messes en la mémoire de François Paradis vaut mieux que se lamenter « […] puisque ça diminuera d’autant ses années de purgatoire » (MC, 126). Cela suppose que de s’enfermer dans le deuil est aussi une façon d’accabler le mort, de ne pas le laisser cheminer vers son salut éternel9.

Au récit de la mort-disparition de François Paradis – fantôme errant qui hante les vivants – s’oppose le récit de l’agonie et de la mort de Laura Chapdelaine, mère de Maria (chapitre 14). Laura agonise et meurt en effet dans sa maison et devant sa famille d’une maladie indéterminée quelque mois après la mort (présumée) de François (chapitre 10). Après plusieurs jours de souffrances, elle rend l’âme en présence du prêtre qui officie le rituel du Saint-Sacrement (l’Eucharistie). Ce qui a pour effet de rassurer Maria, et toute la famille :

Mais devant la mort inévitable et prochaine, ce qui restait à faire était simple et prévu depuis des siècles par des lois infaillibles (MC, 177). Oh !nbsp;! La certitude !nbsp;! Le contentement d’une promesse auguste qui dissipe le brouillard redoutable de la mort !nbsp;! […] [les Chapdelaine étant] presque consolés, exempts de doute et d’inquiétude, sûrs que ce qui se passait là était un pacte conclu avec la divinité, qui faisait du Paradis bleu semé d’étoiles d’or un bien légitime (MC, 178-179).

Contrairement à François, la mort de Laura est pour eux de l’ordre de la certitude sur le plan factuel. De plus, Laura bénéficie d’un rituel funéraire dûment officié par un personnage légitime de l’Église. Elle pourra ainsi reposer en paix. Comme le rappelle le remmancheur Tit’Sèbe, cet ultime rituel permet de ne pas « mourir comme un païen » (MC, 176), mais (à propos du cas qu’il donne alors en exemple) « en monsieur » (MC, 177). Le Saint-Sacrement porté par le prêtre lui permet d’ailleurs de surmonter les tempêtes et autres périls de la nature afin de se rendre au chevet des agonisants (MC, 177). On peut conclure de ce discours que, faute du rituel du Saint-Sacrement, François Paradis est mort en païen, déshonneur qui s’ajoute au malheur de sa mort sans sépulture. On constate enfin que le prêtre, protégé par le Saint-Sacrement, parvient à traverser sain et sauf cette forêt qui peut s’avérer meurtrière. Avec la mort de Laura, l’ordre chrétien est ainsi réaffirmé comme institution dominante et protectrice.

Le récit du père, les voix de Maria

Après la mort de Laura, le rituel funéraire prend la forme de la veillée funèbre (chapitre 15). Le père, Samuel Chapdelaine, prononce un éloge funèbre où il vante son épouse qui l’aura soutenu avec un courage indéfectible dans son entreprise de colon-défricheur. Son discours est une étape de plus dans le rituel funéraire et, par conséquent, dans le travail du deuil. Cet éloge révèle également la part sombre du récit identitaire de Samuel, sinon de la famille Chapdelaine. Samuel évoque à ce moment son irrépressible désir, sitôt son lopin de terre défriché, de se lancer à répétition dans un ardu et pénible travail de défrichement, au lieu de s’y établir paisiblement. Il refuse ainsi de vivre dans la proximité d’un village, d’une paroisse ou d’une communauté, préférant s’exiler à la lisière de la forêt, sur le front pionnier. Laura accepte avec bienveillance cette « folie » de l’époux :

Mais au lieu de me dire que je n’étais qu’un vieux simple et un fou de vouloir m’en aller, comme bien des femmes auraient fait, et de me chercher des chicanes pour ma folie, elle ne faisait rien que soupirer un peu, en songeant à la misère qui allait recommencer dans les bois […] (MC, 190).

Il s’agit bien d’une « folie » qui prend la forme d’un recommencement infini de « […] la dure besogne du commencement » (MC, 190), laquelle a nécessairement pour effet une existence périlleuse, épuisante et précaire, voire misérable. La folie du père Chapdelaine – ce continuel recommencement – a somme toute quelque chose de mortifère dès lors qu’il semble se tuer à l’ouvrage tout en refusant de jouir pleinement de son bien, de prendre racine, lui et sa famille, sur sa terre.

Considérant le discours qui précède sur la forêt-cimetière, cette folie peut aussi s’entendre comme un symptôme : celui d’une haine envers cette forêt meurtrière peuplée de morts sans sépulture. Le défrichement incessant n’est-il pas une façon de repousser, sinon d’effacer ce lieu maudit ? N’est-ce pas une façon de vouloir en finir avec ce monde morbide dominé par les arbres-squelettes, les mauvaises fées et les morts-fantômes ? On peut même se demander si, à force de défrichement, il ne butera pas un jour sur le corps de François Paradis ou de quelques autres qui, au fil du temps, ont péri en ce lieu.

Sur le plan de la symbolique nationale – le Canada français étant un peuple vaincu, en mal d’un acte de fondation politique qui le ferait pleinement souverain sur la scène de l’Histoire et de la reconnaissance –, la folie de Samuel Chapdelaine, « cette dure besogne du commencement » suggère quelque chose de non advenu, d’inachevé, d’inaccompli, puisque ce travail du commencement n’est jamais l’amorce d’un enracinement véritable, d’une pleine appropriation du lieu. En somme, cet acte du continuel commencement en est un qui ne fonde rien. De ce point de vue, il n’est pas sans avoir une résonance avec le ratage de la fondation nationale qui, en effet, n’a pas eu lieu comme acte de pleine assomption symbolique10. La folie du père Chapdelaine manifeste en cela un autre symptôme en ce qu’il s’acharne, avec véhémence, sinon impuissance, à retrouver l’événement par lequel l’acte de fondation serait enfin effectif. Derrière cette folie apparemment anecdotique se manifeste un rapport malheureux au pays, bien qu’à un certain niveau de lecture on fasse de lui un authentique héros de la colonisation.

Il n’est pas anecdotique non plus que ce soit le récit du père qui ouvre la voie à la prise de conscience de Maria : « Ce qu’elle venait d’entendre l’avait émue et troublée ; elle avait l’intuition confuse que ce récit d’une vie dure, bravement vécue, avait pour elle un sens profond et opportun, et qu’il contenait une leçon […] »(MC, 190) Maria entend en cette veillée funèbre – devant la dépouille de sa mère – trois voix qui vont la réconcilier avec le pays. La première voix « vint lui rappeler en chuchotant les cent douceurs méconnues du pays qu’elle voulait fuir »(MC, 193). Le dur hiver, la forêt meurtrière semblent s’effacer à son souvenir devant le printemps et l’été qui reviennent. La seconde voix lui rappelle que l’exil en quelque ville américaine suppose un renoncement à sa langue au profit de l’anglais, un oubli des noms de lieux « […] familiers et fraternels, donnant chaque fois une sensation chaude de parenté » (MC, 196). Ces noms, donnés par les ancêtres, évoquent la lente et difficile appropriation du pays, le chez-soi. La révélation du destin de Maria culmine dans la troisième voix, « la voix du pays de Québec » qui est « […] à moitié un chant de femme et à moitié un sermon de prêtre » (MC, 197). Cette voix déclare d’abord que le culte catholique, la langue française, les vertus et les faiblesses de ce peuple « […] deviennent des choses sacrées, intangibles et qui devront demeurer jusqu’à la fin »(MC, 198). La voix évoque ensuite la Conquête anglaise de 1760, c’est-à-dire la perte d’un certain pouvoir à la fois politique et économique. Malgré cela, le pays de Québec aura su persister, se maintenir :

Et nous nous sommes maintenus, peut-être afin que dans plusieurs siècles encore le monde se tourne vers nous et dise : Ces gens sont d’une race qui ne sait pas mourir… Nous sommes un témoignage. C’est pourquoi il faut rester dans la province où nos pères sont restés, et vivre comme ils ont vécu, pour obéir au commandement inexprimé qui s’est formé dans leurs cœurs, qui a passé dans les nôtres et que nous devons transmettre à notre tour à de nombreux enfants : Au pays de Québec, rien ne doit mourir et rien ne doit changer… (MC, 198)

Maria, nouvelle Jeanne d’Arc, entend les voix qui la guident pour que le pays, menacé dans sa pérennité, puisse perdurer, ne serait-ce que sur le mode de la survivance et non sur celui du combat contre l’Anglais envahisseur11. Elle choisit donc d’être fidèle à son père, à sa mère et aux ancêtres pour que se maintienne le Canada français. Malgré l’adversité subie, le Canada français est un témoignage en ce qu’il a fait preuve d’un magnifique courage. Or, en obéissant à ces voix – puis, en épousant Eutrope Gagnon qui incarne cette fidélité aux valeurs du pays –, Maria assume non seulement d’œuvrer modestement à perpétuer le Canada français, mais se trouve aussi à faire son deuil de François Paradis. Du moins, est-ce la solution, si ce n’est la voie du compromis, de la sublimation, proposée par le roman.

Mais la question demeure : Maria n’est-elle pas encore et malgré tout endeuillée, considérant que François est un disparu, un mort sans tombeau ? En un sens, Maria ne peut faire le deuil de son fiancé, comme elle peut le faire de sa mère qui, par contraste, rappelle sur ce plan les exigences du rituel funéraire. La fidélité de Maria au pays, son mariage avec Eutrope, s’avèrent ainsi plus équivoques et ambivalents qu’il n’y paraît puisqu’elle demeure, ce faisant, en lisière de cette forêt-cimetière, plus ou moins proche en cela du lieu où a disparu, sinon gît, François Paradis. De ce point de vue, Maria reste fidèle d’une certaine façon à son fiancé dont on peut dire que fantasmatiquement ou inconsciemment elle attend le retour. Son mariage étant plutôt un mariage de raison visant à honorer la mémoire de ses parents, des ancêtres, contribuant ainsi à la survivance nationale, il en résulte une existence tronquée, altérée, puisque la vie – devenue survie – s’en trouve marquée par un deuil inaccompli et une attente mortifère. La survivance désigne bien cet état ambigu où se mêlent la vie et la mort. Or, le compromis-sublimation qu’est la survivance incarnée par Maria ne concerne pas que son destin individuel ou familial puisqu’elle est présentée comme étant indissociable de la survivance de la nation (« Et nous nous sommes maintenus… car ces gens sont d’une race qui ne sait pas mourir »). Maria, icône de la survivance sur le mode de la vie endeuillée, n’incarne-t-elle pas aussi la part oubliée, refoulée, de la condition nationale du Canada français ?

La nation, la mort

On se souvient que François-Xavier Garneau (1809-1866) fut poète avant que d’être historien. Dans l’un de ses plus célèbres poèmes, « Au Canada, pourquoi mon âme est-elle triste ? » (1837), Garneau évoque ainsi la possible disparition de son peuple :

Mais, hélas ! ! le destin sur ces hommes naissants / A jeté son courroux et maudit leurs enfants. / Il veut qu’en leurs vallons, chassés comme la poudre, / Il ne reste rien d’eux qu’un tombeau dont la foudre / Aura brisé le nom que l’avenir, en vain, / Voudra lire en passant sur le bord du chemin. / De nous, de nos aïeux la cendre profanée / Servira d’aliment au souffle de Borée ; / Nos noms seront perdus et nos chants en oubli, / Abîme où tout sera bientôt enseveli. / […] Peuple, pas un seul nom n’a surgi de ta cendre ; / Pas un, pour conserver tes souvenirs, tes chants, / Ni même pour nous apprendre / S’il existait depuis des siècles ou des ans. / Non !nbsp;! tout dort avec lui : langue, exploits, nom, histoire ; / Ses sages, ses héros, ses bardes, sa mémoire, / Tout est enseveli dans ces riches vallons / Où l’on voit se courber, se dresser les moissons. / Rien n’atteste au passant même son existence ; / S’il fut, l’oubli le sait et garde le silence12.

Garneau n’évoque pas simplement la mort et la douleur qu’elle provoque, mais la totale disparition des ancêtres, de la nation, dès lors que le tombeau – signe et gardien de la mémoire du défunt – n’est pas repérable à la surface du monde, mais reste enseveli dans l’oubli, un oubli qui est d’une certaine façon une seconde mort, celle-là absolue, sans lien aucun avec les vivants. Le Monument aux Morts glorieux de la Patrie risque de ne jamais advenir comme lieu de fondation et de transmission de cette mémoire. La mort sans sépulture menace ainsi la vie de la nation, du peuple canadien-français13. En rédigeant son Histoire du Canada (1845-48), l’historien Garneau posera à sa façon une pierre à ce monument national en devenir, réfutant de surcroît les allégations de Lord Durham (1792-1840) qui, dans son célèbre Rapport, affirmaient que les Canadiens français étaient un peuple « sans histoire et sans littérature14. »

Ce rapport particulier à la mort, on le retrouve aussi chez Octave Crémazie (1827-1879), considéré de son vivant comme le chantre de la Patrie, auteur notamment du célèbre poème « Le drapeau de Carillon » (1858) en lequel il exalte le sentiment patriotique des Canadiens. Dans ce poème, la mort du soldat est sublimée dans l’héroïsme, les Canadiens français étant appelés à conserver sa glorieuse mémoire, à poursuivre dans cette voie leur combat pour la Patrie : « Puisse des souvenirs la tradition sainte, / En régnant dans leur cœur, garder de toute atteinte / Et leur langue et leur Foi15 ». Crémazie a cependant laissé un long poème inachevé, particulièrement morbide, « Promenade de trois morts » (1862), publié au moment où il décide de s’exiler en France pour fuir la justice à la suite d’une faillite, d’un endettement. Il y restera jusqu’à sa mort, vivant dès lors surtout dans la solitude et de manière fort précaire. Or, ce poème inachevé n’a rien de patriotique ; il évoque plutôt la mort comme une lente et impitoyable dévoration. Le poème propose ainsi un étrange dialogue entre un mort et un ver, le Ver-Roi :

LE VER : Ta bière est mon empire et ton corps mon trône ; / Je suis ton maître et ton tourment. / Des fibres de ton cœur je fais une couronne / Plus brillante qu’un diamant. LE MORT : Oh !nbsp;! si je pouvais fuir cette demeure horrible !nbsp;! / Si je criais ? peut-être une main invisible / Me viendrait ouvrir le tombeau !nbsp;! / On dirait que là-haut on marche sur la terre. / Au secours !nbsp;! sauvez-moi !nbsp;! … Le cri de ma misère / Ne trouve pas même un écho. […] Le VER : Dans ce sombre royaume / Dont moi seul suis le roi, / Cette chair qui fut l’homme est tout entière à moi. / […] L’homme toujours oublie / L’inexorable loi / Qui veut, après la vie / Que le Ver soit son Roi16.

La mort est présentée dans ce poème comme étant avant tout une douloureuse dévoration, une lugubre vision dominée par le pourrissement, la détresse de l’abandon. Or, le rituel funéraire permet justement de refouler cet irreprésentable : le cadavre. Il permet de sublimer le corps mort en le rattachant à un discours respectueux, sinon élogieux, lequel a pour ainsi dire un effet momifiant qui le protège pour les vivants de l’inévitable dégradation. Le rituel funéraire accomplit une séparation avec le corps putrescible tout en l’intégrant à la mémoire des vivants sur le mode d’une présence que l’on souhaite bienveillante. Le tombeau, dominé par le Ver-Roi, n’est plus le lieu cependant de cet échange symbolique primordial entre le mort et le vivant. Le mort, tourmenté, supplicié par le Ver-Roi, ne repose pas en paix. Crémazie avait imaginé une suite, une fin à son poème où il retrouvait le chemin de la sublimation funéraire : « Un vieux ver, qui a dévoré bien des cadavres, leur dit [aux vers] de ne pas se faire d’illusions, que tous les corps dont les âmes pardonnées monteront ce soir au ciel, deviendront pour eux des objets sacrés qu’il ne leur sera plus permis de toucher17 ». Mais le poème est demeuré inachevé. Le poète l’aura plutôt traîné avec lui jusqu’à sa mort, pendant les dix-sept années de son exil en France, incapable de retrouver le chemin de cette sublimation. Il semble d’ailleurs s’être enfermé vivant dans ce poème-tombeau, dans un tête-à-tête lugubre et fatal avec le Ver-Roi.

Quel profond contraste entre la mort glorieuse évoquée dans le Drapeau de Carillon et cette vision macabre de la Promenade de trois morts !nbsp;! Contraste qui ne traduit pas qu’une impasse personnelle, mais suggère que la Conquête de 1760 n’a pas qu’ouvert la voie à l’idéalisation des ancêtres glorieux et aux récits compensatoires de la survivance (messianisme, vocation agricole). Le discours de la survivance aura aussi refoulé autant que faire se peut la part mortifère de la condition du vaincu, du colonisé. Ce poème inachevé s’entend en cela comme un retour du refoulé, donnant voix à l’impasse symbolique qui hante le Canada français. À la lecture des poèmes de Garneau et de Crémazie, on entend d’une toute autre façon cette voix qui parle à Maria : « Ces gens sont d’une race qui ne sait pas mourir. »

Certes, cela se comprend d’abord comme une valeureuse résistance à la mort, comme un « témoignage » édifiant. Mais cela peut s’entendre aussi d’une autre manière : ne pas être lié à la mort telle que l’exige la symbolisation funéraire – en l’occurrence, la monumentalisation pleinement fondatrice du Canada français sur la scène de l’Histoire – par laquelle les ancêtres reposent véritablement en paix dans la mémoire des (sur) vivants. Sinon, la nation s’enlise dans l’endeuillement, lequel se traduit parfois dans un imaginaire morbide, sépulcral et spectral. François Paradis – le disparu, le mort sans sépulture – n’est-il pas dans cette perspective l’emblème de cette impasse symbolique, de cet endeuillement pesant lourdement sur la mémoire du Canada français ? N’est-il pas celui qui revient de ce lieu refoulé de l’Histoire pour rappeler, tel un spectre, le devoir d’une sépulture monumentalisée de la mémoire nationale ? Le roman de Louis Hémon se révèle de la sorte comme celui non pas seulement de l’éloge de la survivance, mais de l’endeuillement, de cette impasse symbolique qui hante les (sur) vivants, la nation.

Constatons cependant que, paradoxalement, le roman est aussi à sa manière un chant de deuil – une déploration, une complainte – par lequel se trouve transmise la mémoire, la légende funèbre de François Paradis, le sauvant ainsi de l’oubli, de la complète et définitive disparition. En un sens, le roman est son cénotaphe, le tombeau sans corps par lequel s’amorce malgré tout un rituel funéraire, un deuil, renouant ainsi avec le nécessaire travail de symbolisation érigé contre l’oubli, l’effacement.

Rituel suite à la mort d’un bûcheron

Dans son film Maria Chapdelaine de 1983, Gilles Carle (1928-2009), conformément au roman, n’évoque pas la disparition de François Paradis, mais bien sa mort. Néanmoins, contrairement au roman, il fait dire à Maria que « les Indiens, au printemps, vont le ramasser pour ne pas qu’il soit dévoré par les loups ». Il y a là une préoccupation évidente pour ce mort sans sépulture menacé par l’outrage. Et cela est encore plus manifeste dans La mort d’un bûcheron (1973), ce film remarquable qui, entremêlant musique western et musique concrète, comédie et drame, s’avère à la fois une quête identitaire et l’accomplissement d’un deuil18.

L’action se déroule au début des années 1970. Marie Chapdelaine (Carole Laure) est descendue de son Chibougamau natal à Montréal à la recherche de son père Trancrède Chapdelaine. Marie ne l’a jamais vu, et elle ne sait pas s’il est vivant ou bien mort. Elle croise alors François Paradis (Daniel Pilon), jeune journaliste qui devient son amant ; par arrivisme, il l’exploite cependant en la faisant s’exhiber devant un voyeur, grand patron de presse. Dans sa quête, Marie en vient à rencontrer Armand St-Amour (Willie Lamothe), propriétaire d’un bar western (où elle devient chanteuse topless sous le nom de Mary Lasso) et Blanche Bellefeuille (Denise Filliatrault), ex-maîtresse de son père Tancrède. Marie, Armand, Blanche et Charlotte Juillet (Pauline Julien), la voisine et amie de Maria, entreprennent alors un voyage vers le camp de bûcherons où a travaillé Tancrède Chapdelaine, question de savoir ce qui a pu lui arriver. Au camp Charlebois, il n’y a plus que Ti-Noir Lespérance (Marcel Sabourin), l’époux de Blanche. C’est lui qui, encore traumatisé dix ans après les faits, révélera ce qui est advenu de Tancrède : pour venger Baptiste Coulombe, tué et dépecé à la scie à chaîne parce qu’il s’était opposé aux propriétaires anglophones de l’exploitation forestière, Tancrède, associé aux autres bûcherons, a kidnappé le patron pour obtenir justice. La police est cependant intervenue, ce qui a conduit à une fusillade où Tancrède a été abattu (par un autre bûcheron, selon Ti-Noir). Les patrons ont ensuite fermé le camp et exigé de Ti-Noir, le cuisinier, de se faire le gardien des lieux, d’interdire son accès et de ne dire mot à quiconque sur ces événements, lesquels ne seront en effet jamais rendus publics, en plus d’être effacés des archives de l’entreprise. Les quelques trente dernières minutes du film relatant ces événements sont d’une grande intensité dramatique où apparaît en particulier toute l’importance symbolique du rituel funéraire.

Dans le camp où vit Ti-Noir – traumatisé, envahi par la folie –, celui-ci a fabriqué des « têtes de bûcheron en papier mâché » (selon le texte du scénario), puis les a exposés l’une à côté de l’autre tout au long des murs à la hauteur du regard. Chacune des têtes est surmontée d’une croix. Cela ressemble à des masques mortuaires, à une mise en scène funéraire. Ti-Noir a donc dû – malgré la volonté des tenants du pouvoir qui était d’effacer les corps et les traces de la violence meurtrière – mettre en place son propre rituel funéraire pour honorer les morts, leur donner une sépulture. Ce rituel s’avère néanmoins bancal ou du moins fragile puisqu’un lourd secret pèse sur ces morts, eux qui ne reposent pas en paix, dont la sépulture demeure non-repérable pour leurs proches et sur la scène publique. Ti-Noir est pour ainsi dire enfermé vivant dans le tombeau inavouable de cette violence meurtrière, se bricolant un rituel pour conjurer la folie devant l’horreur de ces morts. La mort – tous ces masques qui le regardent – n’a-t-elle pas en effet envahi l’espace du vivant ? N’est-il pas lui aussi un endeuillé en quête d’un rituel effectif ? Lorsqu’ils pénètrent dans le camp, Marie, Armand, Blanche et Charlotte découvrent un lieu qui, en un sens, ressemble à un salon mortuaire, sinon à une morgue.

Avant le discours où Ti-Noir relate la tuerie, Maria apprend de celui-ci que son père Tancrède est mort. Elle n’éprouve alors aucune tristesse19. On présume que pour la première fois, elle est habitée à cet égard d’une certitude, qu’elle se trouve ainsi soulagée puisqu’elle peut enfin faire le deuil de son père. Elle découvre à ce moment, traînant dans une boîte, l’exemplaire du roman de Louis Hémon ayant appartenu à son père, lequel va la confirmer dans sa certitude. Elle lit d’abord une phrase soulignée dans le roman : « Quand on a su ça [il s’est égaré en forêt en pleine tempête], des hommes d’Ouatchouan sont partis, après que le temps s’était adouci un peu. Mais la neige avait couvert toutes les pistes et ils sont revenus en disant qu’ils n’avaient rien vu, voilà trois jours passés. » Cette phrase du roman confirme l’état de disparition de François Paradis, et donc le deuil entravé, impossible, qui pèse sur Maria, et les survivants. Marie est désormais d’autant plus certaine, puis libérée de son deuil, qu’elle découvre « sur le blanc de la dernière page, une note écrite à la main par son père » où celui-ci lui révèle son action contre la compagnie forestière20.On peut lire en cela un autre épilogue au roman de Louis Hémon : en l’occurrence, la révélation de la violence inhérente au colonialisme, et le refus de la dépossession, de la résignation, de l’aliénation, destin incarné par Baptiste (surnom du Canadien français) Coulombe, abattu, dépecé comme un animal et gisant sans sépulture21. La révolte des bûcherons n’aura pas conduit cependant à une libération. Elle apparaît néanmoins comme une prise de conscience et, du coup, une façon de donner dignité à la mort de Baptiste Coulombe dans la mémoire des bûcherons. La scène inaugurale du film – la chasse à l’homme – trouve en cette finale une issue qui, si elle ne permet pas de renverser le pouvoir oppresseur, permet toutefois de ne pas s’abîmer dans le silence mortifère liée à la mort de Baptiste Coulombe dès lors que ce pouvoir se trouve dévoilé. Autre chose enfin se dévoile à la lecture du message du père à sa fille :

Si quelque chose m’arrive, que mon ami lecteur de ce livre avertisse ma fille Marie Chapdelaine, de Chibougamau, à laquelle je n’ai jamais rien donné, mais à qui je laisse tout ; qu’il lui dise que son père était un pauvre homme, simple et ignorant, et qu’il avait honte d’être comme ça dans le monde d’aujourd’hui. Qu’elle lui pardonne, si son cœur est bon. T.C22.

La parole du père est testamentaire ; elle est un legs qui s’ajoute, pour Marie, à l’accomplissement de son deuil. Ce que le père lègue à sa fille n’est pas matériel ; il s’agit d’une parole par laquelle il lui demande pardon d’être cet homme honteux, humilié, puisque pauvre et ignorant. Il lui dévoile ainsi son malheur, celui d’être un homme impuissant dans le monde d’aujourd’hui, si ce n’est dans son action, sa révolte, contre le pouvoir qui sévit au camp de bûcherons. Comme c’est bien souvent le cas, cette parole testamentaire a la solennité, la gravité d’une parole de vérité. Bien qu’il se révèle à sa fille comme un homme impuissant, il n’en lègue pas moins, non pas un masque ou l’exemple d’une vie emportée par la mascarade – visage, au fond, de la fuite, de la démission –, mais le désir, sinon la nécessité, de parler vrai, quand bien même la vérité est douloureuse. Il lègue ainsi, malgré son échec à changer sa condition, la dignité qui se rattache à l’assomption d’une parole de vérité. Il donne en héritage cette exigence, cette éthique de la parole.

Environ une heure plus tard, Armand propose de faire un party. À Charlotte qui s’insurge, disant que ce n’est pas convenable en la circonstance, qu’on ne peut pas fêter la mort du père de Marie, Armand rétorque : « Et pourquoi pas ? Elle n’a même pas de peine, elle l’a dit !nbsp;! Vive le mort !nbsp;! Hourra pour le mort !nbsp;! Yé ben mort, le mort !nbsp;! » Blanche renchérit : « Danser pour fêter la mort, quoi de plus beau, hein ? Ça se fait partout : au Mexique, en… (Elle cherche d’autres pays.) C’est une chose naturelle et normale en tout cas23 !nbsp;! » Le rituel funéraire se déroule alors sur le mode festif et comique. Armand et Blanche entonnent, sur un rythme de gigue western, la chanson à répondre « Yé tu mort, le mort ? » où s’entend, dans la joie retrouvée, l’impasse d’une vie endeuillée enfin dépassée24. La chanson, tel un chant funèbre inattendu, a pour effet d’exorciser l’angoisse liée à l’endeuillement. Marie participe à cette fête funéraire en hommage à son père en dansant, de manière enjouée d’abord, puis lascive, comme pour exhiber la puissance d’une vie pleinement retrouvée. Puis, toujours en dansant, elle mime la mort d’un homme abattu d’un tir de fusil : il s’agit peut-être de Baptiste Coulombe, ou de son père Tancrède Chapdelaine, ou des deux25. La danse funéraire de Marie – qui donne à voir ce qui avait été refoulé – a pour effet d’affoler Ti-Noir qui se jette alors sur elle pour l’étrangler. Marie est secourue par les autres.

Le lendemain, après son discours où il a relaté les circonstances de la tuerie, Ti-Noir désigne devant tous l’endroit, à côté du camp, où furent enterrés les trois bûcherons : Tancrède Chapdelaine, Réjean Lafrenière et Thomas Lapointe. Blanche s’offusque du fait qu’ils furent enterrés comme des païens, sans service religieux. S’ils ont en effet été inhumés, ils gisent là cependant sans rituels et tombeaux repérables, menacés ainsi par l’oubli, la mort absolue, celle qui ne laisse aucune trace. Pour contrer cela, Maria accomplit une autre étape de son deuil en officiant un rituel : elle fait une croix avec des branches de bois et délimite avec d’autres bouts de bois l’emplacement où est enterré son père. En soulevant une pierre, elle découvre un petit crucifix, déposé probablement par Ti-Noir pour identifier le lieu sépulcral. Un tombeau est ainsi édifié, minimalement, par lequel les morts et les vivants sont chacun à leur place.

Le parcours funéraire n’est pas terminé pour autant. Après avoir révélé le secret, l’horreur dont il a été témoin, Ti-Noir retourne dans le camp où, après avoir mitraillé les masques mortuaires, il se suicide. Cela donne lieu à un autre rituel alors que Blanche s’occupe du corps de son époux, Ti-Noir : « Je vais le laver, le mettre propre, le coucher… C’est à moi de faire ça26 ». On voit Blanche qui se signe devant le corps qui a été déposé sur un lit, recouvert d’un linceul. Blanche dépose ensuite tous les masques mortuaires dans la cour et y met le feu. Par ce geste, elle fait sans doute disparaître les traces de la violence et de la folie de son époux. Cela suggère aussi que le rituel de Ti-Noir n’a plus sa raison d’être puisque les faits sont désormais connus, que l’épreuve, la mise en scène du deuil, ont été déplacées du côté des sépultures identifiées, reconnues, repérables.

Il reste, pour Marie, une dernière étape à franchir sur le chemin du deuil. Pendant qu’Armand creuse la tombe de Ti-Noir, Marie demande à François Paradis – arrivé seul au camp ce jour-là – de lui faire l’amour. La vie reprend pleinement ses droits sur cette existence endeuillée. Or, sitôt fait, Marie ordonne à François de partir, de sortir définitivement de sa vie. Traitée auparavant de « poule mouillée » par Charlotte, François est aussi destitué aux yeux de Marie qui se libère de ce fiancé qui l’exploitait. Le plan final du film nous montre Marie qui, en voix hors champ, refuse l’humiliation subie et transmise par les parents. La sortie de l’état d’endeuillement correspond enfin au refus de la domination et de sa violence, à une liberté enfin retrouvée.

Épilogue : la double mort de François Paradis

Si la question de l’endeuillement est au centre du roman de Louis Hémon et de La mort d’un bûcheron de Gilles Carle – laquelle n’est pas sans résonance avec la question nationale –, on constate qu’elle est plutôt absente du film de Sébastien Pilote, Maria Chapdelaine (2021).

Le film de Pilote se caractérise d’abord par la beauté des paysages, comme en témoigne en particulier toute la scène de l’ouverture où Maria et son père traverse la forêt en ce traîneau tiré par un magnifique cheval. La forêt n’est pas, comme chez Hémon, cruelle et sinistre, associée à la mort (arbre-squelette, forêt-cimetière), mais plutôt magnifiée. Dans son Maria Chapdelaine (1983), Gilles Carle montre à la fois la beauté sauvage du paysage, et un lieu – celui des maisons, du village, des routes – bien souvent boueux, ce qui suggère une expérience désagréable, sinon de l’enlisement. Le rapport à la nature proposé par le film est donc équivoque, plus conforme en cela au roman de Louis Hémon. Dans La mort d’un bûcheron, le voyage au camp de bûcherons n’est pas l’occasion de jeter un regard magnifié ou non sur la forêt, le paysage ; on remarque plutôt, surtout pour la longue finale du film où se pose la question du deuil, que la forêt est simplement à l’arrière-plan, et qu’elle n’est en aucun cas idéalisée. Au contraire, elle apparaît plutôt comme un espace hostile, voire inquiétant. La beauté des images du film de Pilote est par conséquent une façon d’apprivoiser cette forêt, et donc d’infléchir le sens du roman de Hémon.

L’adaptation du roman par Pilote propose un autre infléchissement important. Il concerne la question du choix d’un époux par Maria. Si, dans le roman, elle choisit Eutrope Gagnon, c’est qu’elle a entendu des voix, celles de la fidélité aux ancêtres fondateurs du pays, du Canada franco-catholique. Ce discours conservateur et nationaliste, associé au discours de la survivance, est complètement effacé du film. Après la mort de François Paradis, le film évoque la confrontation entre Lorenzo Surprenant et Eutrope Gagnon en deux scènes décisives. Lors d’une veillée, Lorenzo dénigre la vie de misère des colons canadiens, esclaves de leurs animaux, sous le regard empreint de désapprobation de la mère Chapdelaine et, du coup, de Maria. Puis, lorsque la mère Chapdelaine tombe malade, Eutrope se propose pour aller chercher le curé, bravant ainsi la forêt, la nuit hivernale, sous le regard cette fois fort reconnaissant de Maria27. Il réussira son expédition dans cette forêt hostile là où, constatons-le, François Paradis a échoué. En choisissant Eutrope comme époux, Maria reconnaît donc en celui-ci un homme avant tout brave et travaillant, et non l’incarnation de la fidélité aux ancêtres. Le film, par la mise en scène de cette épreuve, a une dimension épique, chevaleresque. Le choix de Maria devient ainsi une affaire avant tout personnelle, et non pas collective, nationale.

Dans le roman de Hémon, Eutrope est pourtant décrit de manière bien moins favorable. On se souvient d’abord qu’il offre des pilules à la mère Chapdelaine, celles-là mêmes avec lesquelles son frère, dit-il, avait soigné avec succès son mal de « rognons » : « Ça va vous guérir, madame Chapdelaine, sûr comme il y a un bon Dieu. C’est un remède de première classe ; mon frère l’a fait venir des États exprès »(MC, 161). C’est à se demander si croyant apporter un remède, Eutrope ne donne pas le poison qui pourrait achever la malade !nbsp;! Toute la scène suggère l’ignorance désolante de colons impuissants à comprendre la maladie, la médecine. Ensuite, Eutrope est celui qui s’offre à aller quérir Tit’Sèbe, le remmancheur, qui habite à Saint-Félicien, 35 miles plus loin (MC, 170-172). Eutrope réussit son périple, malgré la nuit hivernale, les mauvais chemins. Sur place, le remmancheur constatera cependant son impuissance à soigner la mère Chapdelaine. Eutrope est en tout cela bien davantage associé à l’échec, qu’à la réussite.

Bien qu’il soit proche de la trame narrative du roman, Pilote a, dans son film, presque entièrement effacé le récit lié à la disparition, à la mort de François Paradis. Certes, Maria en est fort éprouvée, comme le montre en particulier la scène où elle marche seule vers la forêt, pieds nus dans la nuit glaciale. Néanmoins, tout son monologue intérieur où, notamment, elle imagine la mort de son fiancé est absent du film (MC, 117-119). Or, ce monologue est important en ce qu’il révèle le rapport douloureux à cette forêt cruelle, hostile, morbide. En d’autres monologues, elle exprime sa haine, pour un temps du moins, envers la vie du colon-défricheur (MC, 128, 155), ce qui explique d’ailleurs son attrait pour Lorenzo Surprenant28. Surtout, le film de Pilote ignore la question du deuil dans lequel s’enlise Maria. Il fait disparaître rapidement François Paradis qui, sitôt mort, n’est plus lié d’aucune façon à la trame narrative du film29. Les prières que récite la famille Chapdelaine à l’annonce de sa mort ne sont pas reproduites dans le film, de même que l’évocation des messes à célébrer en sa mémoire, effaçant ainsi toute trace d’un rituel funéraire, même minimal (considérant le fait qu’il est de toute façon sans sépulture).

François Paradis est dans ce cas non seulement mort, mais doublement mort ou disparu dès lors qu’il est identifié à un événement platement anecdotique et, en cela, assurément et pour toujours condamnée à la mort sans sépulture. Ce François Paradis ne hante plus en effet la mémoire des personnages, sinon du Canada français. Est-ce à dire que nous avons enfin fait le deuil de ce personnage ? Ne hante-t-il pas au contraire et plus que jamais cette mémoire puisque son effacement, sa relégation dans l’anecdotique, ne peut être considéré comme la mise en place d’un deuil accompli ? Ne s’agit-il pas plutôt, derrière les belles images du film, d’un autre processus de refoulement par lequel la mémoire nationale et sa mythographie de l’endeuillement s’abîme dans l’oubli ? La mort de la mère Chapdelaine semble d’ailleurs prendre dans le film la place de celle de François Paradis, substituant en cela une mythographie de la mère courage à celle du mort sans sépulture. Une mythographie mémorielle en remplace ainsi une autre alors que le Canada français est certes décrit avec empathie et respect, mais tend néanmoins à se limiter pour beaucoup à l’espace familial, alors que le roman de Hémon évoquait, par les voix de Maria, la condition historique et politique – coloniale – du Canada français.

Le film de Sébastien Pilote rend inaudible cette voix nationale qui habite le roman de Louis Hémon. Il fait disparaître cette dimension de l’expérience qui traverse pourtant, comme en témoigne La mort d’un bûcheron de Gilles Carle, une part de notre mémoire. Après deux référendums perdus, cela s’ajoute sans doute à la dénationalisation tranquille de la mémoire québécoise.

 

 


1 Louis Hémon, Maria Chapdelaine. Récit du Canada français, Avant-propos de Nicole Deschamps. Notes et variantes, index des personnages et des lieux, par Ghislaine Legendre, Boréal, coll. « Compact », 1988, p. 198. Toutes les citations sont extraites de cette édition que je cite sous cette forme : MC, suivi du numéro de page.

2 Pour une analyse de la réception, du succès et du discours mythographique engendré par le roman, on consultera l’étude de Nicole Deschamps, Raymonde Héroux et Normand Villeneuve, Le mythe de Maria Chapdelaine (Les Presses de l’Université de Montréal, 1980). Les articles de Aurélien Boivin, « Louis Hémon et Maria Chapdelaine. Deux centenaires à célébrer » (Cap-aux-diamants, no. 117, printemps 2014, p. 4-9), de Sylvie Sagnes, « Maria Chapdelaine, les vies d’un roman » (Ethnologie française, 2014/4, vol. 44, p. 587-597) et de Micheline Cambron, « 1916. Y a-t-il un événement Maria Chapdelaine ? »(De la Belle époque à la crise. Chroniques de la vie culturelle à Montréal, sous la direction de Denis Saint-Jacques et Marie-Josée Des Rivières, Nota bene, 2015, p. 163-176) proposent aussi des analyses éclairantes sur l’histoire et la réception de l’œuvre.

3 Comme le souligne Emmanuelle Tremblay dans son article, « En pays d’Huronie. Les enfantômes de Réjean Ducharme », Tangence, no. 85, automne 2007, p. 102-14. Comme le remarque Gilles Lapointe dans son article, « Postcolonialisme et modernité chez Louis Hémon. Nicole Deschamps et le mythe de Maria Chapdelaine » (Études françaises, vol. 55, no 2, 2019, p. 160), cette critique anti-coloniale de Maria Chapdelaine se trouve notamment dans L’hiver de force (1973) de Réjean Ducharme : « Au discours de Maria Chapdelaine marqué par la soumission et la vassalité, Ducharme oppose celui de La Toune, tout imprégné d’idéologie partipriste et de vindicte, et qui repose sur une conception de la littérature fondée sur la conscience assumée d’un état d’aliénation du Canada français ». Jean Morency considère pour sa part que François Paradis, ce nomade, est bien en phase en cela avec l’américanité (cf. le chapitre III de son étude, Le mythe américain dans les fictions d’Amérique. De Washington Irving à Jacques Poulain, Nuit Blanche éditeur, 1994). Nomadisme, déracinement, qui correspondraient d’ailleurs avec la vie de Louis Hémon, comme le propose Paul Bleton et Mario Poirier dans Le vagabond stoïque. Louis Hémon (Les Presses de l’Université de Montréal, coll. « Socius », 2004).

4 Comme le souligne Mircea Eliade dans son Traité d’histoire des religions (Payot, 1949, p. 229-276), l’arbre est en effet, selon diverses mythologies, symbole vie, du cosmos vivant, de la fécondité inépuisable, de la régénérescence ; il peut aussi être perçu comme centre du monde, réceptacle des âmes des ancêtres et manifestation du sacré (hiérophanie). Dans la Bible (« Genèse »), l’arbre de vie – à ne pas confondre avec l’arbre de la connaissance du bien et du mal — symbolise l’immortalité.

5 Dans son article « Lecture de Maria Chapdelaine » (Études françaises, vol. 4, no. 2, 1968, p. 151-170), Nicole Deschamps a souligné cet aspect morbide qui se dégage de la description de la forêt. J’explicite pour ma part le lien entre cette description et la mort de François Paradis.

6 Comme le rappelle Louis-Vincent Thomas (Rites de mort, Fayard, 1985, p. 171-172), le rituel funéraire permet de surmonter le sentiment d’abjection devant le cadavre putrescent par un processus à la fois de séparation et d’intégration : « Après l’ultime hommage au mort et selon le trajet symbolique propre à chaque culture, la séparation vivants/défunt devient effective avec la mise à l’écart du cadavre inhumé, incinéré, momifié. […] Pour se protéger de la contamination et de l’agressivité du cadavre impur et apaiser ainsi l’angoisse des survivants, des conduites symboliques interviennent immédiatement après l’événement et se prolongent au cours d’une période de marge plus ou moins longue. En rester là serait reconnaître le pouvoir annihilant de la mort, échec intolérable pour l’individu et la communauté. Mais, après avoir paré au plus pressé dans l’évitement afin de neutraliser le désordre, le rituel permet de transcender la perte au point d’en faire un événement positif qui servira l’ordre retrouvé : de dangereux qu’il était, le défunt devient l’ancêtre tutélaire, le modèle à imiter, le symbole de la continuité. Intégré dans un statut bénéfique, il est récupéré dans l’imaginaire collectif comme étant du côté de la vie ; parallèlement, les deuilleurs consolés sont réintégrés à part entière dans la société. »

7 Chez les Grecs et les Romains, le cyprès est associé aux enfers et donc, à la mort. Considéré comme un arbre funéraire, il orne les cimetières (voir l’article « Cyprès » du Dictionnaire des symboles – Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1982 – de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant). Il est probable que L. Hémon connaissait cette légende. Comme le note le Frère Marie-Victorin dans la Flore laurentienne (3e édition, Les Presses de l’Université de Montréal, 1995, p. 142) : « Par une confusion difficile à expliquer, les Canadiens français du nord (Lac Saint-Jean, Abitibi, etc.) nomment le Pin divariqué [ou Pin Gris ; en anglais, Jack Pine] “Cyprès” ; l’emploi de ce nom était déjà général au commencement du XIXe siècle. Le célèbre roman de Louis Hémon, Maria Chapdelaine, a vulgarisé cette erreur dans les deux mondes. » Comme le remarque Robert Harrison dans son étude Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental (Traduit de l’anglais par Florence Naugrette, Flammarion, coll. « Champs », 1992), la forêt, dans le monde chrétien, est depuis le haut Moyen Âge un lieu paradoxal, ambivalent, en ce que s’y retrouvent aussi bien le brigand, le sorcier, la sorcière, que le justicier et le saint ermite (cf. Partie II : « Les ombres de la loi », p. 99-163). Considérant la folle passion du défrichement de Samuel Chapdelaine, il semble que son rapport à la forêt soit en cela davantage proche du modèle cartésien et de celui des Lumières, lequel se caractérise avant tout par une pratique de la mesure et de la maîtrise (cf. R. Harrison, op. cit., chapitres 14 et 15). Dans l’ensemble, la forêt-cimetière de Louis Hémon apparaît surtout comme lieu de l’effroi, du malheur, de la mort.

8 En déclarant mort François Paradis, la voix narrative oblitère le fait qu’il puisse être un disparu qui, tel Ulysse, pourrait revenir, et que Maria, telle une nouvelle Pénélope, pourrait faire le choix, malgré l’incertitude, d’attendre. Soulignons que le disparu (en forêt, en mer), le présumé mort – puisque personne ne peut dire avoir été le témoin de cette mort –, peut certes avoir l’honneur d’une messe des morts ; cela ne résout pas cependant la question de savoir avec certitude s’il est vivant ou mort et s’il peut, par conséquent, revenir. François Paradis est ce présumé mort sans témoin. Dans son article, « Louis Hémon’s Intertextual Use of Pêcheur d’Islande in Maria Chapdelaine: Making a Novel Set in Canada Speak about Problems in Pre-World War One France », (Journal of Canadian Studies/Revues d’Études canadiennes, vol. 48, no. 3, Fall/automne 2014, p. 133-161), Richard M. Berrong montre que la mort de François Paradis est analogue à celle de Yann Gaos (du roman de Pierre Loti) en ce qu’ils périssent tous deux lors d’une tempête (en forêt ou sur l’océan). Ajoutons que ce parallèle – cet intertexte – n’est guère étonnant, considérant que l’œuvre de Loti est fortement marquée par le deuil – lui dont le frère a disparu en mer – comme a pu l’analyser Alain Buisine dans son livre : Tombeau de loti (Diffusion aux Amateurs de livre, Atelier national de reproduction des thèses, Université de Lille III, 1988).

9 Ce discours n’est pas sans rappeler un conte des frères Jacob et Wilhem Grimm, « Sa petite chemise de mort » (1815). Le conte relate comment une mère endeuillée par la mort de sa petite fille peut s’avérer un accablement pour l’enfant : « Oh !nbsp;! mère, cesse donc de pleurer, parce qu’autrement je ne puis pas arriver à m’endormir dans mon cercueil : ma chemise de mort se mouille de tes larmes et ne peut pas sécher » (extrait de Contes et fêtes de la mort, par Colette Estin, Beauchesne, 1993, p. 281). Ce conte dit à sa façon la nécessité de séparer les morts et les vivants, de ne pas se laisser envahir par le deuil. On trouve semblable récit dans Les Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé, alors qu’il est aussi question de faire le deuil de la Conquête de 1760 (comme j’ai pu l’analyser dans La paix des Braves, XYZ éditeur, coll. « Documents », 2005).

10 Dans son chapitre « La fonction funéraire » de sa Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux (Gallimard, coll. « Tel », 1981, p. 3712-381), Régis Debray propose une analyse de ce rapport entre la mort, le monument et la fondation de la communauté. Robert Harrison analyse aussi ce lien entre la sépulture et la fondation de la nation – à propos notamment du champ de bataille-cimetière de Gettysburg (1863) et du discours d’Abraham Lincoln qui lui est associé –, dans son livre Les morts (Traduction de Florence Naugrette, Éditions Le Pommier, 2003), en particulier au chapitre 2, Hic Jacet, p. 31-58. Édition originale : The Dominion of the Death, University of Chicago Press, 2003.

11 Maria n’est cependant pas comme Jeanne d’Arc une femme guerrière qui, à la suite d’un procès, est condamnée au bûcher, mourant alors en sainte et martyre selon le discours hagiographique. Cette référence à la Pucelle d’Orléans comme gardienne de la France catholique est fort répandue, notamment depuis le XIXe siècle. Comme le rappelle Gilles Gallichan dans son article « Jeanne d’Arc au Nouveau Monde. Aperçus sur la légende johannique en Amérique française » (Les Cahiers des Dix, no. 72, 2018, p. 22) le Canada français du début du XXe siècle s’est reconnu en elle : « Au lendemain de la Grande Guerre, la célébration de Jeanne d’Arc se conjugue ainsi aisément avec l’amitié-franco-canadienne, avec le catholicisme hérité de la France, et avec le patriotisme et la résistance à l’assimilation. »

12 Extrait de Poésies de François-Xavier Garneau, édition critique, texte établi et annoté par Yolande Grisé et Paul Wyczynski, Les Presses de l’Université Laval, 2012, p. 204.

13 Dès le XIXe siècle, le Canada français a certes eu une pratique monumentale, comme en témoigne notamment le Monument des Braves et l’Hôtel du Parlement à Québec (comme en fait état Patrice Groulx dans plusieurs études, dont « La commémoration de la bataille de Sainte-Foy. Du discours de la loyauté à la fusion des races », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. LV, no. 1, 2001, p. 45-83) Toutefois, le Monument qui atteste de l’événement fondateur de la nation comme entité souveraine n’a pas encore été édifié. Rappelons que dans sa pièce, Les Grands soleils (1967), Jacques Ferron évoque cette nécessaire fondation à partir des événements de la Rébellion des Patriotes de 1837, en particulier la Bataille de Saint-Eustache sous la gouverne du docteur Jean-Olivier Chénier.

14 John George Lambton Durham, Le Rapport Durham, Traduction et Introduction de Denis Bertrand et d’Albert Desbiens, Typo/Documents, 1990, p. 237.

15 Octave Crémazie, Œuvres I, Poésies, texte établi, annoté et présenté par Odette Condemine, Éditions de l’Université d’Ottawa, coll. « Présence », 1972, p. 321.

16 Ibid., p. 403 et p. 415-416. Dans un autre contexte, on trouve dans le Hamlet (1600) de William Shakespeare (1564-1616), cette parole insidieuse de Hamlet au Roi félon, assassin de son frère : « Le vers est le seul empereur en matière de manger. Nous engraissons toutes les autres créatures pour qu’elles nous engraissent, et nous-mêmes engraissons pour les asticots. […] Un homme peut pêcher avec le ver qui a mangé un roi, et manger le poisson qui s’est nourri de ce ver » (traduction de François Maguin, GF Flammarion/ Bilingue, 1995, p. 297).

17 Ibid., p. 425. Extrait d’une lettre de Crémazie du 29 janvier 1867 à l’abbé Henri-Raymond Casgrain (1831-1904).

18 Au générique du film, à la section musique, on note en effet ceci : Musique et paroles : Willie Lamothe. Direction musicale : Bobby Hachey. Musique concrète : Tristan Hansinger, Chick Peabody, Peter Van Ginkel. Extrait de : Carol Faucher et Michel Houle (entretiens, textes et commentaires), Gilles Carle, Conseil québécois pour la diffusion du cinéma, 1976, p. 70.

19 Le texte du scénario du film est explicite : MARIE : « Je suis heureuse. Je ne suis pas triste. En tout cas, je suis calme » (Gilles Carle, Scénarios, tome 2, Boréal, 2005, p. 190).

20 Voici le texte du scénario (Ibid., p. 191) : « À celui qui lira ce livre après moi. Je vais entreprendre une action qui n’a jamais été entreprise ici, au camp Charlebois, en accord avec tous mes amis bûcherons comme moi. L’action est grave, mais j’ai bien réfléchi, car nous en avons assez d’être des animaux humiliés. Nous allons prendre des carabines et venger la mort de Baptiste Coulombe, notre ami, mort en héros parce qu’il voulait être libre sur la terre d’ici. »

21 Mentionnons que, dans son récit, Ti-Noir n’évoque aucune sépulture, se limitant à ce constat (Ibid., p. 200) : « C’est Tancrède Chapdelaine, votre père, qui a retrouvé son cadavre au printemps. Il a dit : “Baptiste a été tué d’une balle dans le dos !nbsp;!” Mais comment savoir si c’était vrai, le cadavre avait été à moitié mangé par les loups !nbsp;! »

22 Ibid., p. 191.

23 Ibid., p. 194-195

24 Voici le couplet de la chanson (disponible sur youtube) : « Yé tu mort, le mort ? / (Rép) : Yé mort, le mort !nbsp;! / Yé pas mort, le mort ? (Rép) : Yé pas mort, le mort !nbsp;! »

25 Il est explicite dans le scénario qu’il s’agit de Baptiste Coulombe (Ibid., p. 196). Toutefois, les deux hommes étant morts de la même façon, et considérant qu’il s’agit d’une cérémonie en l’honneur du père, on peut aussi conclure qu’il s’agit de Tancrède Chapdelaine.

26 Ibid., p. 204. Le scénario fait état de la toilette du mort, mais cela n’est pas reproduit dans le film. Selon le scénario, Blanche « dépose [ensuite] un crucifix sur la poitrine » du mort (Ibid., p. 207).

27 Rappelons que dans le roman, c’est le père Chapdelaine qui va chercher le curé, bravant la tempête et les mauvais chemins, guidé en cela par le curé et le Saint-Sacrement (MC, 176-179). Dans le roman de Hémon, c’est Dieu et son représentant qui traversent victorieusement la forêt, la tempête.

28 Constatons que la Maria Chapdelaine de Sébastien Pilote est quasi muette, du début à la fin. Les monologues de Maria, insérés en voix off, aurait donné de la consistance à ce personnage qui, autrement, apparaît surtout figé, à répétition, dans ses poses et regards que l’on veut suggestifs.

29 Sébastien Pilote le dit explicitement dans une interview avec Martin Gignac : « La romance de Maria Chapdelaine, une jeune fille de 17 ans qui travaille sur la terre de ses parents, et François Paradis, un ancien voisin et coureur des bois, a longtemps été exacerbée. Trop, si l’on se fie au créateur de La disparition des lucioles, qui fait rapidement disparaître le personnage masculin (“Est-ce qu’il existe réellement ?”, se questionne le scénariste en souriant) au profit de ses thèmes de prédilection que sont la famille et le devoir » (Journal Métro, 22 septembre 2021).

 

* Professeur honoraire (littérature), Université de Montréal.