Michèle Tribalat. Assimilation, la fin du modèle français

Michèle Tribalat
Assimilation, la fin du modèle français, Les éditions du Toucan, 2013, 354 pages

S’il y a un sujet qui fait débat dans toutes les sociétés occidentales, c’est bien celui de l’immigration et de la gestion de la diversité. C’est le thème abordé dans le dernier livre de Michèle Tribalat, Assimilation, la fin du modèle français. Fidèle à ses habitudes, l’auteure ne s’enfarge pas dans la rectitude politique. En démographe compétente, Tribalat sait utiliser et analyser les chiffres, ce qui lui permet de prendre du recul et de livrer un regard froid et objectif sur la politique d’assimilation des immigrés en France. L’auteure se distingue ainsi des courants idéologiques diversitaires qui dominent la sphère publique en faisant une analyse factuelle, chiffrée et documentée.

Le livre se divise en trois parties. La première aborde la complexité et l’imprécision des données françaises sur les flux migratoires et les stocks d’immigrés, dont les estimations produites par les organismes officiels varient parfois du simple au double. Tribalat dénonce ainsi ce faible intérêt pour la réalité des élites politiques et des médias qui peut se manifester grâce à un aveuglement volontaire, voire la complicité, des principales agences statistiques. Ainsi, le solde migratoire est souvent utilisé dans l’argumentaire dominant de la sphère publique lorsqu’il est question d’estimer l’ampleur de l’immigration, ce qui est un bien mauvais indicateur, car, nécessairement, il sous-estime le phénomène en cachant la forte émigration des Français au carré, c’est-à-dire des Français nés de parents français. Contrairement aux idées dominantes voulant que l’immigration ne soit plus un phénomène important en France, Tribalat montre qu’il y a un retour en force depuis le début des années 2000. De fait, l’immigration est aujourd’hui comparable à ce qu’elle était durant les trente glorieuses.

Outre le manque d’intérêt des autorités pour les chiffres, Tribalat dénonce aussi l’absence d’étude d’impact démographique et économique de l’immigration en France. Elle prend soin de rapporter le consensus de la littérature académique sur le sujet : l’immigration a un impact positif, mais très faible sur l’âge moyen. Ce faible rajeunissement est cependant complètement atténué lorsque l’on tient compte des taux d’emploi différentiels entre les populations immigrées et natives. Elle montre ainsi qu’une amélioration des taux d’emploi actuels serait nettement plus efficace que l’immigration pour améliorer le rapport de soutien réel (c’est-à-dire le rapport entre les personnes occupées et inoccupées) et ainsi lutter contre les conséquences du vieillissement de la population. Constatant l’absence d’influence de l’immigration sur les divers indicateurs économiques et sur les finances publiques rapportée par la littérature scientifique, l’auteure rappelle que les enjeux de l’immigration ne doivent pas être d’ordre économique.

La négation de ce consensus scientifique par les élites politiques et les médias empêche d’approfondir la réflexion sur les conséquences réelles de l’immigration. Dans la deuxième partie du livre, Tribalat amène ainsi la question de la place de l’Islam en France. D’abord, comme pour l’immigration, il est très difficile de quantifier le nombre de musulmans. L’aveuglement volontaire et les chiffres fantaisistes sont la norme lorsque la question est abordée. Généralement, les chiffres sont toutefois surestimés. Il existe quelques sondages sérieux, mais ceux-ci n’ont toutefois pas trouvé écho dans la sphère publique. Ils montrent que la France demeure le pays de l’UE27 où il y a le plus de musulmans, tant en nombre qu’en proportion, car l’immigration est plus ancienne qu’ailleurs. De plus, contrairement aux idées qu’une certaine élite bien-pensante tente de répandre, la communauté musulmane est essentiellement issue de l’immigration des XXe et XXIe siècles et n’a donc pas de racine dans la France historique.

Les sondages montrent aussi que la communauté musulmane se distingue des communautés chrétiennes, notamment par une forte tendance à la désécularisation. Les musulmans sont à la fois de plus en plus pratiquants et de moins en moins nombreux à abandonner leur foi. Ce phénomène va de surcroît en s’amplifiant avec les nouvelles générations. De fait, parmi les gens qui accordent de l’importance à la religion, les musulmans sont aujourd’hui plus nombreux que les catholiques. Si des conditions socioéconomiques précaires sont un vecteur favorable à ce fort attachement à la religion, elles n’expliquent cependant pas l’entièreté du phénomène, car celui-ci est aussi présent chez les classes musulmanes plus favorisées. Cette situation contraste avec celle qui prévalait dans les années 60, alors que la mentalité dominante chez les immigrés musulmans était de devenir Français et de se fondre dans la population. La religion n’était pas encouragée et le modèle assimilationniste fonctionnait. Depuis, Tribalat signale qu’un changement s’est produit. La mixité géographique et matrimoniale qui favorisait la sécularisation devint de moins en moins la norme. La religion fut mise en premier plan de l’éducation des enfants, si bien que très peu l’abandonneront comme c’était le cas avant, phénomène exacerbé par une généralisation de l’endogamie qui est vue comme un moyen de fortifier la transmission de la religion. Devant ce changement de mentalité, la manière dont se sont intégrés les immigrés durant le XXe siècle n’est donc pas garante de la manière dont s’intégreront les nouvelles cohortes. La communauté musulmane connaitra par ailleurs vraisemblablement une forte croissance dans les années à venir du fait de sa forte fécondité, de l’endogamie stricte, de la forte transmission de la religion et d’importants flux migratoires à prévoir.

Tribalat fait donc le constat que l’assimilation ne fonctionne plus. Néanmoins, la France se trouve un peu plus protégée que d’autres pays européens devant la montée du communautarisme. En effet, l’auteure rapporte que les musulmanes sont proportionnellement moins voilées en France qu’aux Pays-Bas, conséquence probable de la politique de la laïcité en France et du multiculturalisme aux Pays-Bas. Toutefois, la visibilité de l’Islam est en forte hausse avec les nouvelles générations, qui sont de plus en plus voilées et qui s’imposent de plus en plus de restrictions alimentaires afin de séparer le pur de l’impur. Ces restrictions et revendications issues de la mouvance islamiste s’étendent par ailleurs aussi à ceux qui n’en veulent pas, tant musulmans que non-musulmans, pour plusieurs raisons : pression sociale, peur de heurter les convictions, intimidation, langue de bois, etc. Tribalat cite plusieurs exemples illustrant son propos, dont la généralisation de la nourriture halal dans certains établissements et l’autocensure préventive devant toute critique de l’Islam, comme dans la suite des événements entourant les caricatures de Mahomet par un journal danois. Assurément, la liberté d’expression est menacée. Par l’intimidation et avec la complicité honteuse de certains médias, les islamistes ont réussi à imposer le respect.

Que s’est-il passé ? Pourquoi le modèle assimilationniste qui intégrait bien jusqu’aux dernières décennies ne réussit-il plus ? Michèle Tribalat avance quelques pistes de réponses dans la troisième partie du livre. La première explication concerne la perte de confiance du peuple suite aux deux guerres et à la décolonisation. Les Européens en général et les Français en particulier ont été atteints d’une culpabilité sans limites qui les rend responsables de tous les malheurs du monde, comme si les autres peuples étaient totalement incapables de prendre en main leur destinée. La confiance en son peuple est une condition essentielle à l’assimilation des immigrés et celle-ci n’est plus assez forte : quelle envie aurait-on de devenir Français alors que l’élite intellectuelle et les médias dénigrent sans cesse la France ? Certains immigrés veulent le confort matériel et la sécurité que procure l’Occident, mais pas nécessairement son mode de vie, comme le prouvent les travaux de Gilles Kepel cités à ce propos.

Tribalat fait également un rapprochement très intéressant entre la situation en France et une étude de Charles Murray portant sur l’élite américaine. Celle-ci soutient que les principales forces au pouvoir, tant économiques, culturelles que médiatiques, vantent sans cesse la tolérance absolue et le « vivre ensemble », ce qui leur permet de se déculpabiliser, sans que cette position morale ne les engage réellement. Elles imposent ces idées aux classes ouvrières qui côtoient les nouveaux arrivants, alors qu’elles, de leur côté, vivent loin et ne sont pas inquiétées. Ces élites ne tolèrent par ailleurs aucun qualificatif désobligeant, sauf pour qualifier des gens « qui ne partagent pas [leur opinion] politique, des chrétiens fondamentalistes et du prolétariat blanc dans les zones rurales ». Nous devons ici constater que cette analyse pourrait également s’appliquer au Québec, alors qu’en plein débat sur la Charte des valeurs, l’élite québécoise, dans le camp des opposants, se donne la bonne posture morale en se réclamant de l’inclusivité et de la tolérance, mais n’hésite pas à dépeindre les partisans comme des ruraux arriérés, sous-éduqués et bien évidemment, blancs, catholiques et d’origine française.

L’auteure note l’abandon stratégique de la classe ouvrière par la gauche, car celle-ci serait moins réceptive à sa nouvelle ligne directrice qui est sa conception de la modernité, alors qu’elle n’a plus de réel intérêt pour les véritables préoccupations des pauvres telles que le chômage et le niveau de vie. Les minorités font ainsi partie de leur nouvel électorat cible. Tribalat constate à cet égard que les musulmans appuient fortement la gauche, d’où, croit-elle, l’aveuglement volontaire des principaux partis de gauche sur les sujets sensibles entourant l’Islam et l’immigration. Cela nous emmène à une autre condition nécessaire à l’assimilation qui n’existe plus : le besoin d’une mixité ethnique des classes populaires et d’un ascendant culturel. Puisque la culture des classes populaires natives est méprisée et contestée par les élites, celles-ci se retranchent en périphérie de la ville ou dans les petites localités pour protéger leur mode de vie, phénomène amplifié par la présence d’un racisme anti-blanc ignoré par les médias et les associations antiracistes, mais qui est, selon les sondages sur la victimisation, d’une ampleur proportionnellement comparable à celle du racisme envers les minorités. Puisque l’assimilation des immigrés n’est plus souhaitée par les élites, les classes populaires ont donc aussi abandonné.

Outre ces deux conditions essentielles à l’assimilation des immigrés – la confiance en soi du peuple et la mixité ethnique des classes populaires –, un troisième facteur rend ce modèle de moins en moins applicable : celui de la perte de la souveraineté nationale de la France au profit des directives de l’Union européenne sur les politiques d’intégration, qui ne reconnaissent pas de référence culturelle et qui est par conséquent incompatible avec l’assimilation. La différence entre les deux visions est importante. L’assimilation mène à la convergence des immigrés vers la culture nationale, même si cela peut mener à une certaine transformation de la société dans un processus de continuité. Or, l’intégration, tel que définie par l’Union européenne, ne mise que sur le vivre ensemble et la compréhension de l’Autre. Le mot a perdu son sens : il s’agit maintenant de chercher une certaine cohésion sociale en accommodant la diversité, ce qui rend incertain l’aboutissement de ce processus, tout comme le multiculturalisme canadien pour lequel il n’y a que des références civiques. Ces idéologies reposent sur la prémisse que l’immigration et la diversité sont nécessairement bonnes pour tous les domaines. Les échecs, s’il y en a, sont nécessairement imputables aux États qui ne se seraient pas donné les moyens pour assurer la réussite. L’Union européenne incite ainsi les états membres à contribuer à la propagande qui vante le bien-fondé de l’immigration. Or, en faisant sans cesse la promotion de la diversité et la valorisation de l’appartenance ethnique pour l’Autre, l’élite a aussi fait resurgir les sentiments identitaires chez les natifs. Pourquoi serait-ce bon pour les autres, mais pas pour eux ?

La lecture de cet ouvrage est très enrichissante, car non seulement les thèses avancées sont solidement documentées et chiffrées, mais leur portée va bien au-delà du contexte de la France. Dans le cadre du débat entourant la Charte des valeurs au Québec, dont l’une des visées concerne le raffermissement de la laïcité de l’État en interdisant le port de signes religieux ostentatoires aux employés de la fonction publique, plusieurs opposants au projet ont soutenu que le modèle français était un échec et qu’il ne fallait par conséquent pas l’importer. Or, Tribalat montre dans cet essai que les difficultés que connaissent les immigrés en France coïncident justement avec l’abandon du modèle traditionnel d’assimilation au profit d’une doctrine multiculturaliste qui multiplie les accommodements religieux et renverse le devoir d’intégration. Néanmoins, chiffres à l’appui encore, l’auteure montre que les diverses lois françaises, sur la laïcité notamment, constituent un certain rempart contre le communautarisme. En effet, ces lois semblent avoir un effet dissuasif, même si elles sont difficilement applicables. Il ne serait donc pas impossible que l’interdiction des signes religieux dans la fonction publique telle que proposée par la Charte des valeurs québécoises puisse elle aussi avoir un tel effet. Puisqu’un retour au modèle assimilationniste semble pour l’instant impossible, Tribalat propose d’ailleurs de poursuivre dans la voie législative et de miser sur les droits des individus et non des groupes en ne tolérant pas les pressions indues que peuvent subir les personnes issues de l’immigration à se conformer à leur groupe religieux d’origine. L’intégration à la société d’accueil se fait par l’école, et celle-ci doit donc cesser ses tendances culturalistes. Par exemple, si un enfant souhaite manger du porc ou participer à un cours de musique, le parent peut certes lui donner des consignes, mais l’école n’a pas à veiller à ce qu’elles soient appliquées. Cette recommandation serait également tout à fait pertinente au Québec.

Guillaume Marois
Démographe