Nation, éducation, État

Ph. D. histoire, Centre d’histoire des régulations sociales, UQAM. Membre du comité de rédaction de la revue depuis 2005

logo100eBLEU150La question de l’éducation est centrale dans la revue L’Action nationale. Ses directeurs lui ont toujours réservé une large place, fidèles à l’esprit de Lionel Groulx qui misait sur la jeunesse pour refonder la nation canadienne-française. La revue a pris position sur presque tous les débats entourant le rôle de l’éducation dans l’espace québécois, en plus d’être l’instigatrice de bon nombre d’entre eux. Les tendances qui s’observent selon les périodes s’imbriquent aux grands courants de pensée qui marquent le cheminement de sa direction1. Le texte qui suit fera ressortir les moments forts de ces tendances depuis L’Action française, ancêtre de L’Action nationale, jusqu’aux années 1960 pendant lesquelles est fondé le ministère de l’Éducation.

Partie 1 : L’Action française

C’est d’abord le sort réservé à l’éducation des francophones hors Québec qui est soulevé à l’époque de L’Action française. Les travaux de Michel Bock montrent que « c’est autour de la question scolaire que se mobilisent le plus gros des énergies de L’Action française lorsqu’il s’agit des minorités2  ». Les conséquences du Règlement 17 adopté en Ontario en 1912 préoccupent visiblement la direction de la revue au lendemain de la Première Guerre mondiale et de la crise de la conscription. Elle reprend entre autres, dès septembre 1917, un article rédigé par le directeur du Droit sur les techniques d’anglicisation, notamment à l’école. Joseph Albert Foisy y relate comment on inculque aux élèves la haine de leur langue, mais surtout, il déplore le fait que « le gouvernement est mal disposé parce que les catholiques de langue anglaise ont voulu démontrer que la croissance de la race française constitue une menace pour la survie de l’anglais en Ontario3  ». L’Action française n’hésite donc pas à critiquer les catholiques de langue anglaise alors qu’elle fait de cette religion l’un des fondements de l’identité canadienne française.

Lionel Groulx insuffle une nouvelle orientation à la revue lorsqu’il en devient le directeur durant les années 1920. Bien qu’il n’abandonne pas le sort des minorités francophones hors Québec, c’est autour de la nation et de la bilinguisation de l’enseignement au Québec que s’articuleront dorénavant les réflexions les plus significatives sur l’éducation. Dès l’année 1920, l’abbé Philippe Perrier, ami de Lionel Groulx et membre de la Ligue d’Action nationale, met les lecteurs en garde contre l’idée d’imposer le bilinguisme à l’école primaire pour préparer les jeunes au commerce. Il réplique à ceux qui croient à la supériorité anglo-saxonne :

Les Anglo-Saxons doivent la place qu’ils occupent dans le monde depuis cent ans à la ténacité de ce que l’on pourrait appeler leur nationalisme. Ils le doivent à ce qu’ils sont toujours et en tout demeurés des Anglo-Saxons. Ce qu’ils sont et quoi qu’ils soient, défauts et qualités mêlés et compensés, ils le sont pour avoir mis à l’être une merveilleuse obstination ; et, si nous voulons les imiter, la manière n’est pas de les copier servilement, ni de démarquer, pour ainsi dire, leurs habitudes, mais d’être nous, comme ils sont eux ; de persévérer dans la direction, d’abonder dans le sens de notre propre histoire ; et ainsi d’ajouter d’âge en âge un anneau de la chaîne de nos traditions4.

Au mois d’octobre suivant, la direction de la revue adresse une requête formelle au Comité catholique de l’Instruction publique sur l’enseignement du français. En appui à Monseigneur Ross, chargé du remaniement du programme d’enseignement primaire par le comité, la direction insiste pour que le français demeure la seule langue enseignée durant les premières années d’enseignement. Elle rejette l’idée de la bilinguisation de l’enseignement primaire pour permettre aux élèves de s’intégrer au monde des affaires :

On ne saurait donc nous reprocher de négliger le point de vue utilitaire en réclamant l’enseignement intense du français. Nous qui ne croyons à aucune infériorité de génie ethnique, nous sommes d’avis que nos compatriotes ont un intérêt primordial à marquer du sceau de leur race leurs activités commerciales, industrielles, financières5.

En conclusion, on « supplie  » le comité catholique :

[…] de ne pas abandonner à des maîtres, des directeurs d’école, des inspecteurs d’école dont l’ampleur et la tournure d’esprit nous laisse quelque inquiétude, le soin de fixer eux-mêmes la physionomie des écoles où sont élevés nos enfants, de ne pas livrer surtout à la libre interprétation de ces pédagogues le sort de l’enseignement du français dans notre province6.

Nous verrons que cette position sur le rôle de l’Église catholique par rapport aux professionnels de l’enseignement sera reprise lors du débat entourant l’adoption du rapport Parent.

La formation commerciale et technique visant à remédier à l’infériorité économique des Canadiens français devient dès lors l’une des principales des préoccupations de L’Action française. Il n’est aucunement question de renoncer au fondement de la nation qu’est la langue française pour y parvenir. C’est ainsi que le directeur de l’École des hautes études commerciales de Montréal, Henry Laureys, est mandaté pour participer à l’enquête de la revue sur l’économie en publiant une vaste étude sur l’état de l’enseignement commercial au Québec7.

Un autre pôle de réflexion s’amorce autour de l’éducation sociale des filles selon la doctrine sociale de l’Église catholique. L’Action française se place alors à l’avant-garde en publiant un texte de celle qui deviendra la pionnière du travail social universitaire au Québec, Marie J. Gérin Lajoie8. Elle y déplore le fait que les universités francophones du Québec n’aient pas encore mis sur pied de baccalauréat en études sociales à l’instar de leurs consœurs anglophones de Loyola et de McGill, respectivement catholique et protestante. Marie J. Lajoie obtiendra gain de cause à la fin des années 1930, mais sa vision axée sur le catholicisme social sera écartée au profit d’une approche plus individualiste, d’inspiration américaine, qui s’appuie principalement sur la psychologie. Il reste qu’en publiant le texte de Marie J. Gérin-Lajoie, L’Action française se positionne du côté de ceux qui prônent une approche plus sociale des inégalités. En effet, la vision de Marie J. Gérin Lajoie, d’influence européenne et communautaire, explique par la sociologie les inégalités sociales (sans pour autant renoncer à la psychologie). Comme le faisait remarquer l’historienne Marie-Paule Maloin, cette approche nécessite plus d’intervention étatique, ce qui expliquerait pourquoi les autorités catholiques québécoises ont été frileuses à son égard9.

La question de la langue d’enseignement des Canadiens français, que ce soit à l’extérieur ou à l’intérieur du Québec, constitue donc le pilier des positions de L’Action française en matière d’éducation. Cette position est rapidement rattachée au concept de la nation, dont l’identité ne saurait être écartée pour s’intégrer au capitalisme de monopole qui s’impose alors au Québec. C’est en conservant son caractère français et catholique que la nation pourra s’imposer dans ce monde, d’où l’importance d’une formation commerciale qui respecte ces idéaux jusqu’au niveau universitaire. La revue est donc loin d’un positionnement conservateur sur le plan de l’éducation économique. Il en va de même sur le plan social lorsqu’elle laisse la place aux idées de Marie J. Gérin-Lajoie.

Partie 2 : Les premières années de L’Action nationale : la nation et le catholicisme social

Avec l’arrivée de L’Action nationale en 1933, la tendance amorcée autour de l’éducation nationale est consacrée par le biais d’une série d’articles. Dans la foulée de la crise économique, la revue entend plus que jamais miser sur les mouvements de jeunesse contestataires et nationalistes qui voient le jour. Pascale Ryan note que ce « réveil national  » que Groulx a tant prôné et qu’il voit alors poindre est susceptible de contribuer à la restauration sociale et politique proposée par les membres de la Ligue. D’où l’importance, pour Groulx, de voir à l’encadrer et à le diriger10.

La série est lancée par deux éditoriaux émanant de la nouvelle direction de la revue. Le premier, signé par le successeur de Groulx, Hermas Bastien, prend soin d’expliquer en quoi une éducation nationale canadienne-française va dans le sens du lien fédéral11. Le mois suivant, l’éditorial de René Chalout abonde en ce sens :

D’un nationalisme légitime, ai-je écrit. Il existe, en effet, un nationalisme exagéré, que Pie XI dénonçait jadis, et que nos pêcheurs en eau trouble n’ont pas manqué de découvrir chez nous. Trouvaille réjouissante, s’il en fût. Car en quoi notre volonté nationale de vivre et de grandir, fondée sur la nature et reconnue par la Constitution, pourrait-elle s’identifier à l’impérialisme des puissants, fondé sur les orgueils raciques et les appétits de conquête ou au séparatisme des petites nationalités voulant se libérer de leurs obligations de justice à l’égard de l’État dont elles relèvent12 ?

Ces mises en garde étant posées, plusieurs articles portant sur des enjeux précis en relation avec l’éducation nationale sont publiés. Parmi les plus marquants, mentionnons celui de Lionel Groulx sur l’éducation nationale et l’école normale. Beaucoup plus critique envers la fédération canadienne que les deux précédents éditoriaux, également très critiques à l’égard des élites velléitaires, le maître d’école devient pour Groulx celui qui peut pallier les carences nationales :

Mais à qui incombe-t-il, sinon aux Écoles normales, de donner aux futurs éducateurs cette formation d’esprit et de cœur et de leur enseigner, en même temps, les moyens techniques de propager cette formation ? Idée de nationalité, droits et devoirs nationaux, foi au destin canadien-français, définition de ce destin : points cardinaux que nul maître ne devrait avoir la faculté d’ignorer13.

Les deux articles qui suivent sont rédigés par des femmes, ce qui témoigne de leur place centrale quant à cette mission nationale. Marie-Claire Daveluy, bibliothécaire à la bibliothèque municipale de Montréal et première femme membre de la Société historique de Montréal, se penche sur l’éducation nationale au couvent. La célèbre journaliste Fadette (Henriette Dessaules) écrit pour sa part sur l’éducation nationale et la famille. Fidèle à ses signatures, elle met de l’avant le rôle traditionnel de la femme au foyer14.

Parmi les autres titres dignes de mention dans cette série d’articles, notons celui d’Esdras Minville, membre de la Ligue d’Action nationale, sur l’éducation nationale et l’université, qui met l’accent sur la formation des élites et de leur responsabilités face à la nation15. Puis deux articles du directeur de la revue Relations, Richard Arès, sur le rôle central de l’histoire ferment le dossier16.

Somme toute, ces textes s’avèrent plutôt traditionalistes et offrent très peu de pistes concrètes quant aux méthodes d’enseignement. Axés sur l’exacerbation nationaliste qui prévaut à l’époque, ils doivent être mis en relation avec les cuisants échecs des Canadiens français durant toute la période qui précède. L’idée est de redonner un peu d’élan à une nation en proie à la déprime.

À la fin des années 1930 toutefois, la revue renoue avec les tendances plus progressistes du catholicisme social en publiant deux textes sur la chaire des hautes études sociales qui voit le jour à l’Université Laval. Présentée dans un premier temps par André Laurendeau, l’école des hautes études sociales, politiques et économiques permettrait une approche adaptée aux besoins nationaux17. Le directeur de l’école, Georges-Henri Lévesque, explique ensuite le rôle du certificat d’études coopératives mis sur pied par l’institution :

Notre effort aura consisté à instruire, aguerrir et enthousiasmer les apôtres et les administrateurs avertis que réclament les coopératives. Voilà la modeste contribution que l’École des Sciences Sociales du Québec ambitionne d’apporter à l’œuvre de restauration sociale qui s’impose18.

Il faut ensuite attendre la fin de la Deuxième Guerre, en 1946, pour retracer deux articles qui portent sur l’éducation. Curieusement, aucun article ne porte sur la loi sur l’Instruction publique obligatoire adoptée dès 1943 par le gouvernement Godbout. La revue se manifestera plus tard sur le sujet, en 1946, lors de la mise en place d’une commission d’enquête sur la répartition des impôts scolaires et municipaux. Elle déplore le fait que seuls les propriétaires fonciers aient à supporter le fardeau de l’augmentation des coûts reliés à la loi sur l’instruction obligatoire au primaire19.

La période se termine par un article du secrétaire général de l’université Laval, Mgr. Alphonse-Marie Parent, sur le rôle des universités québécoises modernisées, tant à Laval qu’à la nouvelle entité de Montréal, dorénavant mieux adaptées pour former « les jeunes Canadiens français qui ne sont plus obligés de s’expatrier20  ».

L’éducation nationale a donc été le thème central de L’Action nationale lors des premières années de son existence. L’appui de la revue aux idées du catholicisme social perdure néanmoins, comme en témoigne l’intérêt porté sur l’école des Hautes études Sociales, Politiques et Économiques qui ouvre alors à l’université Laval. Une curieuse accalmie s’observe durant la période de la Deuxième Guerre mondiale au moment où la Loi sur l’instruction publique obligatoire est promulguée. À la fin de la guerre, la revue publie un texte prémonitoire d’Alphonse-Marie Parent, dont le rapport sera au cœur des débats entourant l’éducation durant la période qui suit.

Partie 3 : Centralisation fédérale et rapport Parent

C’est celui qui s’opposera avec le plus de virulence au rapport Parent, François-Albert Angers, qui amorce la période en publiant un texte se prononçant contre l’intrusion du gouvernement fédéral dans le domaine de l’éducation universitaire. Réagissant au rapport Massey (Commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, des lettres et des sciences), celui qui fut directeur de L’Action nationale est bien arrimé avec les positions du gouvernement de l’Union nationale de Maurice Duplessis. Il fait ainsi ressortir comment le rapport, en associant le Canada à la nation tout en confinant les provinces au rôle d’administratrices locales, parvient à justifier l’intrusion fédérale dans un champ de compétence qui relève du Québec.

Aussi insisteront-ils [les commissaires] sur le fait que les universités sont des centres locaux d’éducation, mais qu’elles rendent en outre à la cause nationale directement ou indirectement des services tellement étendus qu’on peut dire d’elles qu’elles contribuent de la manière la plus efficace à la puissance et à l’unité de notre pays21.

Esdras Minville aborde aussi la question en montrant comment le problème des octrois fédéraux aux universités découle d’une appropriation fiscale du gouvernement central :

Dans la mesure où le gouvernement fédéral assume des responsabilités que la Constitution ne lui impose pas, il s’approprie une part croissante de l’impôt direct auquel, selon l’esprit de la Constitution, il ne devrait recourir qu’une fois les provinces assurées des ressources nécessaires à leur administration ; puis il fait de sa politique sociale (allocations familiales, pensions, aide aux hôpitaux etc.), et de sa politique culturelle (subventions aux écoles techniques et aux universités), un argument pour justifier sa politique fiscale22.

Esdras Minville fait alors écho au rapport Tremblay sur les problèmes constitutionnels en suggérant une meilleure répartition fiscale entre les ordres de gouvernement. Richard Arès reprendra l’argumentation dès le mois de janvier suivant, se faisant le défenseur d’un régime fédéral qui respecte l’esprit de la lettre du pacte constitutionnel23. Quelques mois plus tard, l’historien Michel Brunet réagit à la création de la National Conference on Education. Pour Brunet, la mise sur pied d’une telle conférence reflète l’impatience des élites canadiennes anglaises de voir enfin s’ériger une politique nationale canadienne en éducation24. On le voit, la question de l’intrusion fédérale devient prioritaire pour L’Action nationale qui a façonné l’idée de la nation québécoise en s’appuyant sur l’éducation.

Outre les subventions fédérales aux universités, les années 1950 sont également celles où la revue publie ses premières réactions à la future réforme de l’éducation. La tâche est confiée au spécialiste de l’enseignement collegial Paul-Émile Gingras, qui siègera plus tard au Conseil supérieur en éducation (1971-1974). D’emblée, il reprend les vieilles craintes formulées dès l’époque de L’Action française contre les nouvelles méthodes pédagogiques :

Une réforme de l’éducation moderne ne s’accomplira pas à coups de recettes et d’industries. Celles-ci valent pour la mécanisation progressive, pour la standardisation d’un acte matériel : elles atteignent mal l’esprit.

Or, l’éducation est essentiellement direction de la croissance spirituelle des êtres. Aussi ai-je une répugnance instinctive pour les mesureurs d’esprit, pour les trucs, les méthodes et les programmes auxquels on attache superstitieusement une vertu éducative autre que celle de l’instrument25.

Nostalgique des humanités classiques, Gingras n’en constate pas moins le caractère inévitable du passage au public de l’enseignement collégial. Ses inquiétudes par rapport aux humanités seront reprises dans la revue durant la décennie qui suit.

Dès le début des années 1960, un éditorial ravive l’idée de l’éducation nationale telle que mise de l’avant à l’époque des années 193026. La centralisation fédérale qui s’accélère depuis les années d’après guerre exige une réappropriation du concept de nation qui passe par l’éducation. Pour le professeur torontois John Grube, qui a étudié de près les positions du directeur François-Albert Angers en la matière, l’éducation nationale devrait ainsi devenir l’une des bases des recherches et des propositions en vue du rapport Parent27.

Pourtant, plutôt que de suivre le courant de la Révolution tranquille et de voir dans l’État québécois la solution au problème de l’éducation nationale, la revue s’opposera avec virulence aux suggestions véhiculées dans le rapport Parent. L’éducation est en effet l’un des sujets qui reflète le mieux comment les années 1960 marquent une période conservatrice dans l’histoire de L’Action nationale, conformément à ce qui a été observé par l’historienne Pascale Ryan28. Dès septembre 1963, un numéro complet est consacré au rapport. Le manifeste signé par les directeurs de la revue fait clairement ressortir les réticences à la réforme proposée :

Certes le principe d’un ministère de l’Éducation n’est pas en soi à condamner. Mais le principe d’un ministère de l’Éducation qui ne reconnaît pas totalement, complètement, concrètement au moins l’égalité du droit des parents et de l’Église, conjointement à ceux de l’État, attente gravement à ce qu’il y a de plus précieux, de plus profondément original et valable dans nos traditions nationales. Des institutions scolaires qui n’incarnent pas cette tradition de façon efficace, c’est-à-dire de façon à ce que chacun des ayants droit les plus sacrés – ceux des parents et ceux de l’Église – constituent une atteinte à l’intégrité nationale29.

On voit que la direction de la revue, alors d’allégeance traditionaliste proche de l’Union nationale, se méfie de l’étatisation laïque de l’éducation telle que proposée par l’aile gauche du Parti libéral. La revue a en effet toujours vu la religion catholique comme l’un des fondements de la nation qu’elle a contribué à définir. C’est pourquoi François-Albert Angers rappelle que c’est par le biais de la religion que les droits constitutionnels des minorités sont protégés au Canada. Réalisant que les écoles anglo-catholiques se trouvent en nombre disproportionné sur le territoire montréalais, il propose que l’intégration des néo-québécois puisse se faire par le biais de la langue d’enseignement :

Absolument rien que je sache n’interdirait à l’État du Québec de décréter, à l’inverse de ce que font les autres États provinciaux, mais parallèlement, que la langue française est la langue fondamentale d’enseignement dans toutes les écoles, catholiques ou protestantes30.

Langue française et religion catholique, voilà les deux éléments essentiels au caractère national de l’éducation tels que mis de l’avant par la revue depuis l’époque de L’Action française. Il ne saurait pas non plus être question d’américaniser et de rendre « protestant  » le système en l’éloignant de façon trop radicale de l’enseignement des humanités. C’est ainsi que la large place accordée à la sociologie dans le rapport Parent est également contestée31. Il en va de même pour la place accordée aux pédagogues et à leurs méthodes, alors qu’Angers reprend les critiques traditionnelles de la revue à leur égard. Quant au remplacement des clercs par du personnel enseignant syndiqué, Angers y voit la « trahison de toute une élite32  ». Pourtant, c’est cette syndicalisation qui a permis le développement d’une classe moyenne québécoise indispensable à l’amélioration du niveau de vie.

Bref, la critique d’Angers s’en prend à tout ce qui représente une rupture par rapport aux positions éducatives élaborées par la revue depuis l’époque de L’Action française. Comme l’analyse Grube, le directeur de L’Action nationale pense alors à une stratégie pour « sauver les meubles  » et préserver les bases de l’ancien système que sont « la confessionnalité, l’école privée et l’indépendance des universités33  ». Cette stratégie aura en partie gain de cause puisque la confessionnalité du système sera finalement assurée en 1964, quoique pas suffisamment au goût d’Angers34. La loi sur l’enseignement privé, adoptée en 1968 sous le régime de l’Union nationale, permettra pour sa part de subventionner les écoles privées à hauteur de 60 à 80 % du coût moyen du secteur public. La vitalité du réseau privé d’éducation québécois est ainsi assurée.

La période des années 1950 et 1960 est donc marquée par une réaction face aux intrusions fédérales dans le financement des universités québécoises, puis par un positionnement par rapport à la réforme de l’éducation proposée par le gouvernement du Québec. Alors que le contexte de la Révolution tranquille est propice au renforcement de l’État québécois, la direction de la revue craint les visées technocrates des élites montantes. Son réquisitoire pour le respect de la confessionnalité et des droits des parents est en partie entendu, mais il y a là un paradoxe quant à l’idée de l’éducation nationale telle que développée depuis le début des années 1930. Le maintien de la confessionnalité représente un frein à l’intégration des immigrants arrivant en plus grand nombre durant la période, et un réseau privé largement subventionné draine les ressources du réseau public qui a pourtant la tâche de réparer le retard québécois en la matière. La réappropriation de l’éducation par l’État québécois aurait dû être vue comme une occasion idéale de concrétiser l’idée de nation concurrencée par l’État fédéral.

En résumé, l’éducation a été le moteur de réflexion qui a permis à L’Action française, puis à L’Action nationale d’élaborer les fondements du concept de nation québécoise. La langue française et la religion catholique ont constitué les bases de cette réflexion sur le plan identitaire. Une large place a aussi été accordée à l’enseignement économique et, dans une moindre mesure, à l’enseignement social s’appuyant sur la doctrine sociale de l’Église catholique. La revue a toutefois raté ses deux rendez-vous majeurs avec l’État québécois. Son silence durant l’adoption de la loi sur l’instruction publique obligatoire et son opposition au rapport Parent font voir une élite qui s’accroche à son pouvoir en contexte canadien. Or, c’est par le renforcement de l’État québécois, notamment en matière d’éducation, que l’idée de nation développée par la revue accède au pouvoir. 

 

 


1 Ces étapes sont analysées dans la thèse de Pascale Ryan, Des intellectuels dans la cité. La ligue d’Action nationale, 1933-1960, thèse de doctorat, UQAM, juin 2002.

2 Michel Bock, « “Le Québec a charge d’âmes” – L’Action française de Montréal et les minorités françaises  », Revue d’histoire de l’Amérique française , vol. 54, n3, 2001, p. 371.

3 Joseph Albert Foisy, « Tactiques d’anglicisation  », L’Action française, vol. 1, septembre 1917, p. 285-288.

4 Philippe Perrier, « Bilinguisme à l’école primaire  », L’Action française, vol. IV, mai 1920, p. 224.

5 « Requête des directeurs de L’Action française au Comité catholique de l’Instruction publique sur l’enseignement du français  », L’Action française, vol. IV, octobre 1920, p. 480.

6 Ibid.

7 Henry Laureys, « Notre enseignement commercial et technique  », L’Action française, vol. V, septembre 1921, p. 514-545.

8 Marie J. Gérin-Lajoie, « Œuvres sociales de femmes. Enseignement et propagande  », L’Action française, vol. IV, novembre 1920, p. 502-508.

9 Marie-Paule Malouin, Entre le rêve et la réalité. Marie Gérin Lajoie et l’histoire du Bon conseil, Montréal, édition Bellarmin, 1998, p. 159-162.

10 Pascale Ryan, Op. cit., p. 134.

11 Hermas Bastien, « L’éducation nationale son fondement : le droit  », L’Action nationale, vol. III, février 1934, p. 72

12 René Chalout, « L’éducation nationale. Le devoir national  », L’Action nationale, vol. III, mars 1934, p. 138-139.

13 Lionel Groulx, « L’éducation nationale et les écoles normales  », L’Action nationale, vol. III, p. 22.

14 Marie-Claire Daveluy, « L’éducation nationale et le couvent  », L’Action nationale, vol. III, octobre 1934, p. 91-104 et Dessaules, Henriette, « L’éducation nationale et la famille  », L’Action nationale,, vol. III, novembre 1934, p. 155-170.

15 Esdras Minville, « L’éducation nationale et l’université  », L’Action nationale, vol. V, n6, janvier 1935, p. 5-25.

16 Richard Arès, « Histoire et éducation nationale  », L’Action nationale, vol. VII, n5, mai 1936, p. 306-320 et vol. VIII, n1, septembre 1936, p. 41-55.

17 André Laurendeau, « Les hautes études sociales à Québec  », L’Action nationale, vol. XI, octobre 1938, p. 161-163.

18 Georges-Henri Lévesque, « La nouvelle chaire de coopération à l’université Laval  », L’Action nationale, vol. XI, novembre 1938, p. 221.

19 Éditorial non signé, « Le fardeau scolaire dans Québec  », L’Action nationale, vol. XXVII, n5, mai 1946, p. 405-409.

20 Alphonse-Marie Parent, « Le rôle des universités canadiennes-françaises  », L’Action nationale, vol. XXVII, n5, septembre 1946, p. 24.

21 François Albert Angers, « Le fédéral et les universités  », L’Action nationale, vol. XXXIX, n1, janvier-février 1952, p. 13.

22 Esdras Minville, « Les universités face aux octrois fédéraux  », L’Action nationale, vol. XLVI, n4, décembre 1956, p. 174-175.

23 Richard Arès, « Le fédéralisme et les subventions aux universités  », L’Action nationale, vol. XLVI, nos 5-6, janvier 1957, p. 343-354.

24 Michel Brunet, « Les “Canadians”, l’État fédéral et l’éducation des citoyens au Canada  », L’Action nationale, vol. XLVII, n3, novembre 1957, p. 273-284.

25 Paul-Émile Gingras, « L’éducation à l’enseigne de la sagesse  », L’Action nationale, vol. XLIV, n10, juin 1955, p. 856.

26 Secrétaire de rédaction, « Pour une éducation nationale  », L’Action nationale, vol. XLIX, vol. 9, mai 1960, p. 693-704.

27 John Grube, « François-Albert Angers et l’éducation. La réforme dans la réforme  », L’Action nationale, vol. LXX, n1, septembre 1980, p. 34. L’article de Grube nous a été très utile pour comprendre la pensée de François-Albert Angers.

28 Pascale Ryan, Des intellectuels dans la cité. La ligue d’Action nationale, 1933-1960, thèse de doctorat, UQAM, juin 2012.

29 François-Albert Angers et al., « Manifeste de L’Action nationale  », L’Action nationale, vol. LIII. n1, p. 1.

30 François-Albert Angers, « Une situation intolérable pour le Québec, celle des enfants néo-canadiens à Montréal  », L’Action nationale, vol. LIII, n4, décembre 1963, p. 372. Voir aussi John Grube, op. cit., p. 44.

31 John Grube, op. cit., p. 39.

32 Idem, p. 40.

33 Idem, p. 58.

34 Voir François-Albert Angers, « Le quatrième volume du rapport Parent. Des principes vacillants et occultes aux structures boiteuses… et machiavéliques  », L’Action nationale, vol. LIV, n9, mai 1967, p. p. 875-888, et Xavier Gélinas, La droite intellectuelle québécoise et la Révolution tranquille, Québec, Les Presses de l’université Laval, p. 415.