Nicolas Lévesque
Le Québec vers l’âge adulte
Montréal, éditions Alias, 2012, 172 pages
Le franglais se répand dans les banlieues aisées comme une gastro-entérite dans une urgence bondée. Bonjour/hi est en voie de devenir une tendance mode qui colle à la métropole comme une omelette adhère à une casserole antiadhésive bas de gamme surutilisée par un cégépien en résidence depuis deux ans. Emmanuel Macron, main dans la main avec Philippe Couillard, déclare que le fait de parler anglais est un atout pour la francophonie mondiale. Quelques faits, un seul constat : le Québec agonise, et la francophonie aussi.
Ça n’est pourtant pas l’opinion que se fait l’écrivain et psychanalyste Nicolas Lévesque dans son essai Le Québec vers l’âge adulte publié en 2012 aux éditions Alias. Version remaniée et augmentée de son Teen Spirit paru en 2009, Lévesque nous présente ici un portrait original de la société québécoise. C’est une étude en style libre de la psyché du Québec par la lorgnette psychanalytique que l’auteur nous propose dans son livre, un ouvrage optimiste infusé d’un amour sincère à la fois de sa patrie et des temps présents. Revenir sur cet essai me semble aujourd’hui plus que pertinent, alors même que la décadence culturelle semble se déchaîner davantage chaque jour sur nos « quelques arpents de neige ».
Attention toutefois : la richesse du Québec vers l’âge adulte ne réside pas là où on l’attend. Une lecture directe du texte politique ne mène en effet à rien de très original. Notre psychanalyste, impressionné et fouetté par le « printemps érable », voit devant lui se déployer, l’œil illuminé par l’étincelle de l’espoir, un Québec adolescent à la veille de devenir adulte – d’où le titre de son essai. L’horizon est radieux : il s’agit, grosso modo, de réinventer notre monde et nos institutions en les gauchisants, « forts que nous sommes des erreurs du passé ». Convenons qu’il n’y a là rien de bien nouveau. Le mouvement étudiant de 2012 avait effectivement un je-ne-sais-quoi de grisant du point de vue national, mais ses séquelles littéraires ont presque toutes été teintées d’une regrettable naïveté progressiste à laquelle Le Québec vers l’âge adulte ne fait pas exception.
C’est non pas comme penseur politique que Lévesque devient intéressant, mais, sans surprise, comme psychanalyste. C’est donc au cœur de la matière psychanalytique que réside la réelle valeur de cet ouvrage. Plusieurs lignes de forces se détachent tout au long de la lecture du livre, comme autant d’éclairs zébrant un ciel gris neutre. Je pourrais aborder ma critique de cet essai en décryptant chacun de ses 17 chapitres. Ma conclusion serait mi-figue, mi-raisin, et votre impression serait identique. Vous n’iriez pas acheter Le Québec vers l’âge adulte, vous ne le reliriez pas avant l’élection qui vient. Vous vous diriez, à raison, qu’il s’agit d’un ouvrage bien étrange, un peu morcelé, où se rencontrent quelques intuitions lumineuses et autant de divagations analytiques égarant le lecteur, diluant les intuitions de départ.
Les intuitions lumineuses sur l’état du Québec moderne sont toutefois assez rares de nos jours pour qu’on prenne la peine de lire ce livre, de faire l’effort de pardonner à l’auteur ses égarements et de développer notre lecture personnelle de ses lignes. Il s’agit de dresser nous-même notre propre portrait du Québec à l’aide de la matière fournie par Nicolas Lévesque, comme dans ces livres d’images pour enfants où on complète un dessin en reliant, dans l’ordre, les points jusqu’à ce qu’une image plus complexe soit formée.
Voici un exemple d’une intuition lumineuse et du travail qu’il convient d’effectuer pour en tirer réellement profit, sans se limiter aux analyses de l’auteur.
Elle concerne les observations de l’auteur quant au stade de développement psycho-affectif de notre nation. Pour Lévesque, le Québec est, d’un point de vue analytique, au stade symbolique du deuil de Dieu, du meurtre des parents. « Encore faut-il qu’ils se laissent tuer », note-t-il. La remarque, plutôt comique, est d’une grande justesse. Malheureusement, ce qui suit gâche la sauce.
À défaut de pouvoir réellement défier leurs parents, dans un conflit qui pourrait être signifiant et structurant, les X s’autodétruisent dans une jouissance masochiste qui est devenue leur point de repère identitaire. Se détruire, c’est toujours faire mal aux parents. Ce retournement contre soi de l’agressivité qui caractérise la relève d’aujourd’hui prend une multitude de formes, notamment dans le plaisir de l’autodérision, dans la jouissance de jouer avec sa valeur, son image, ou encore dans la violence faite à son propre corps, sous l’apparence d’une mode ou d’un symptôme (anorexie, obésité, phénomène Jackass, piercing, toxicomanie, pratiques sexuelles à risque, suicide) (p. 67).
Se servir d’un matériau intellectuel aussi fertile pour tirer des conclusions de si faible envergure est dommage. Peu nous chaut le sort des X anorexiques, du piercing lingual des Y, des orgies interraciales des milléniaux. L’intérêt, ici, n’est pas de poursuivre une analyse générationnelle, même si cette dernière n’est pas en elle-même impertinente, mais de lire l’état mental du Québec.
La relation parent-enfant dont il est ici question me semble plutôt celle de « l’enfant » provincial sous tutelle d’un « parent » fédéral qui refuse de se laisser tuer après avoir laissé juste assez d’air à sa nation fondatrice française pour grandir, se développer et avoir besoin de s’affranchir. Prêt à tout pour garder son rejeton chez lui et ne pas avoir à réorganiser sa maison, le « parent » canadien, satisfait, plein du fantasme de sa toute-puissance et de sa perfection narcissique, voit – non sans satisfaction – son enfant tenté par le suicide identitaire. À défaut de devenir un adulte sain, doté de tout son libre-arbitre, on s’autodétruit afin de mieux fusionner. Voilà, me semble-t-il, le drame du Québec d’aujourd’hui, un drame bien plus profond que celui de la teinture rose de quelconque punk de 37 ans, n’en déplaise à Nicolas Lévesque.
À l’analyse de Lévesque, ajoutons toutefois quelque chose d’essentiel et que l’auteur ne soulève d’aucune manière : rares sont les pères qui consentent de bonne foi à leur propre meurtre. Il en va de même pour le régime sous la tutelle duquel nous vivons en tant que Québécois. S’imaginer, comme nous le faisons depuis plus de ٤٠ ans, qu’un référendum suffira à émanciper le Québec du Canada dans l’enthousiasme et la bonne entente sans que ce dernier ne prenne tous les moyens possibles pour empêcher que cela ne se produise relève du fantasme naïf. Une autre réflexion à côté de laquelle l’auteur passe – comme tant d’autres ! Remarquons à sa défense que mis à part quelques souverainistes souvent traités de radicaux, presque personne dans le mouvement ne songe à questionner la pertinence du référendum et de la négociation de bonne foi avec le Canada comme actes fondateurs. Dommage pour l’avenir de la patrie !
Au-delà des incursions douteuses de l’auteur hors de son domaine de prédilection et des omissions qui en découlent, d’autres remarques intéressantes émergent au gré des 172 pages et montrent Lévesque comme capable de fournir assez de matériel sur les névroses d’ici pour motiver une analyse plus approfondie du Québec d’aujourd’hui. Ainsi expose-t-il notamment l’idée selon laquelle « l’État devrait être le gardien du sacré » (p. 53) au sens symbolique du terme bien sûr, rejetant la tendance très libérale à l’abandonner à des experts de tout acabit, croyant pouvoir tout comprendre à l’aide d’analyses quantitatives et de pensée purement rationnelle, dénuée de toute composante passionnelle. On touche ici du doigt, non sans extase, l’extraordinaire et sous-considéré domaine de la théologie politique. Le Québec se bercerait d’illusions malsaines en niant son passé catholique, en s’imaginant être né en 1960 ? Le constat est osé, mais nous y adhérons sans réserve. Merci M. Lévesque !
Un peu plus loin, nous serons également agréablement surpris par un passage lumineux sur l’importance de la mémoire pour accéder à l’appréciation réelle et sincère de l’altérité. Nombreux sont les détracteurs de l’identité-mémoire des nations qui, pour la condamner, en pointent les aspects mythifiés comme autant de mensonges qu’il faudrait dénoncer et rectifier par la violence d’un supposé réel plus valable parce que plus factuel. Lévesque leur rend agréablement la monnaie de leur pièce.
Si l’Occident inquiète par sa façon d’ignorer ses sources et son histoire, il ne faut toutefois pas négliger un point très important lorsqu’on observe notre époque ; c’est que ce grand mensonge, qui est la base de toute identité, est incontournable, nécessaire, structural, aussi faux soit-il. […] Toute identité a comme fondement le camouflage de l’héritage de l’autre, le travestissement des origines. Paradoxalement, une bonne dose de narcissisme ouvre la possibilité de prendre en compte sa dette infinie envers l’autre, sans tomber en morceaux ou crouler sous la honte et la culpabilité. Voilà qui peut donner à penser à tous ceux qui ne conçoivent que la nécessité d’ouvrir les « Nous » à la multitude et à la différence. C’est oublier l’illusion première, fondamentale, la fiction qui permet tout le reste, la confiance et la sécurité intérieure qui permet l’ouverture, la générosité et l’hospitalité. […] Un certain sentiment d’unité permet d’éprouver l’hétérogène comme une source de désir plutôt que de menace (p. 74-75).
Cette identité-mémoire comme ciment national diabolisée par la nouvelle vague d’historiens pseudo-scientifiques, ce narcissisme condamné par tous les bien-pensants, cette tendance à vouloir diluer les « Nous » dans la multitude bien à la mode chez les grands champions des causes du cœur, voilà qu’on les montre pour ce qu’ils sont : essentiels pour apprécier l’Autre que soi. Sans Soi, point d’Autre que Soi. Sans solidité identitaire, pas d’accès à l’autre qui soit possible. Voilà ce que les sbires de la repentance multiculturelle sans-frontière devraient se tenir pour dit.
À l’approche d’une élection générale déterminante pour l’avenir du Québec, moment pivot pour l’éternel combat de notre peuple pour sa survie par le biais de la conquête de sa souveraineté, la relecture du Québec vers l’âge adulte de Nicolas Lévesque peut s’avérer utile. Le lecteur se frottera à un essai aussi fascinant que par moments décevant. Séparez le bon grain de l’ivraie, pardonnez à l’auteur quelques incongruités, mettez de côté la naïveté progressiste et vous accéderez à un terreau fertile pour alimenter votre réflexion sur la question nationale.
Lévesque dit être optimiste et aimer son époque. Il semble regretter que certains l’accueillent avec tant de réserves. Mais le réalisme-pessimiste n’est pas l’ennemi du mieux. Il en est la condition essentielle. Croire, comme Nicolas Lévesque, que l’horizon est nécessairement radieux parce que le Québec vit la fin de son adolescence relève d’une naïveté typique de notre époque où pullulent les adulescents. La transition de l’adolescence à l’âge adulte – et le psychanalyste devrait le savoir mieux que quiconque – peut aussi bien être gage d’une vie merveilleuse et épanouissante que d’un naufrage d’un infini pathétisme. Il est possible de rater la transition. Faire œuvre utile aujourd’hui, c’est mettre en garde contre l’abîme potentiel vers lequel on chemine tous ensemble, Québécois, si rien n’est fait. C’est proposer l’autre chemin, le fameux « conflit signifiant et structurant » qui nous permettra d’éviter de terrifiants dégâts psychiques : psychose, autodestruction, régression pathologique. Là réside l’espoir, et non simplement dans le fait d’être à la croisée des chemins de notre développement. Se réjouir trop tôt, c’est foncer dans le mur le sourire aux lèvres.
Voilà la pensée qui devrait sous-tendre la lecture du Québec vers l’âge adulte chez quiconque souhaitant en tirer le meilleur. Voilà la pensée qui devrait obséder tous nos décideurs, tous nos penseurs nationaux, toute notre élite. Voilà la pensée qui est – hélas ! – absente de ce petit livre somme toute intéressant.
David Leroux