Normand Baillargeon. Turbulences. Essais de philosophie de l’éducation

Normand Baillargeon
Turbulences. Essais de philosophie de l’éducation, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2013, 135 pages

Cela fait bien quelques années que l’on entend parler de Normand Baillargeon, professeur en sciences de l’éducation à l’UQAM et chroniqueur à Radio-Canada. Souverain dénonciateur de la marchandisation de l’éducation, pourfendeur de « légendes pédagogiques » et bien sûr ardent militant anarchiste, Baillargeon a d’abord l’immense mérite de faire taire de sa personne les préjugés et les stéréotypes associés à cette gauche contre-culturelle pour le moins caricaturale qu’on a pu voir abondamment durant le printemps étudiant. Cela ne l’a pourtant jamais empêché d’être de la plupart des combats de cette même gauche, où l’autogestion économique et la démocratie participative semblent aujourd’hui autant d’horizons indépassables.

On l’aura deviné : Baillargeon est un progressiste, doublé d’un idéaliste, au sens commun du terme. Mais son idéalisme, résolument intelligent et savamment balisé, le porte à s’interroger vivement sur les conditions du progrès et sur la nature même de celui-ci. Il en est de même de son progressisme, qui fait de lui un homme patient, rationnel et pragmatique. C’est d’ailleurs comme tel qu’il s’est affiché très tôt contre le renouveau pédagogique des années 2000, quitte à faire face à un milieu hautement hostile à son opposition et ne tolérant guère la dissidence (p. 129). De toute évidence, les critiques que Baillargeon adresse à la réforme scolaire forment en quelque sorte la clé de voûte de ce recueil constitué de différents essais publiés ici et là ces dernières années.

Pour Baillargeon, le progressisme éducatif d’apparat qui est celui du renouveau pédagogique prendrait d’abord et avant tout son ancrage dans la philosophie de Jean-Jacques Rousseau, là où ce dernier nie le caractère émancipateur de l’école dans la vie des individus. Pire encore, pour le philosophe français du XVIIIe siècle, « loin d’émanciper, savoir et culture aliènent et une éducation correctement comprise sera d’abord négative, n’enseignera rien de peur de corrompre ; puis elle n’enseignera que ce qui est utile » (p. 15). Un peu à la manière d’Hannah Arendt dans La crise de la culture (1961), Baillargeon voit trois crises relatives à la problématisation contemporaine de l’éducation : une crise de la raison et de la science, une crise de la culture, comprise au sens classique du terme, et une crise du politique (p. 16-17).

Cette problématisation contemporaine de l’éducation et de la transmission sera mise en évidence dans la célèbre « Querelle du Canon » qui aurait récemment secoué le monde des idées. S’appuyant sur diverses analyses « sociologiques, marxistes, féministes, structuralistes, déconstructionnistes et antiracistes », plusieurs intellectuels en vinrent à voir dans les œuvres marquantes de la civilisation occidentale « un ensemble plus ou moins arbitraire [qui ne reflèterait] au fond que les structures de pouvoir de la civilisation qui l’adopte », soit le point de vue de quelques « Européens décédés de sexe masculin » (p. 19).

Quoi qu’il en soit, bien que cette question revêtirait une « forte charge normative », cela n’empêche pas Baillargeon de chérir la philosophie et le monde des idées, lesquels permettraient à ceux qui y participent de s’extraire d’un certain présentisme ambiant. Tout simplement parce que les questions fondatrices de la philosophie seraient au cœur de « la grande conversation de l’humanité » et de son caractère intemporel (p.41). S’intéresser à cette grande conversation permettrait donc de tempérer les forces qui minent aujourd’hui le monde de l’éducation : « utilitarisme à courte vue, souci permanent de rentabilité, pragmatisme, scientisme », etc. (p. 42).

Autant de maux qui mettraient en péril l’idéal même de l’université publique, toujours selon l’auteur. Actuellement, cette dernière ferait face à l’avènement d’une « ère postcampus », où « l’université de demain émergera de son abolition, sans milieu ni frontière, centrée sur la société, elle reconfigurera, au point de le rendre méconnaissable aux modernes, le concept de savoir, en dissolvant jusqu’à l’abolir la distinction entre savoir théorique et savoir appliqué » (p. 103). En ce sens, cette mutation de l’université tendrait à la faire passer « du statut d’institution à celui d’organisation » (p. 106).

Dans un autre ordre d’idée, Baillargeon plaide aussi en faveur d’une école sensible à des problématiques précises et concrètes, telles que l’éducation à la sexualité, et aux conditions du décrochage scolaire massif qui prévaut encore de nos jours chez les garçons au niveau du secondaire. À ce chapitre, l’approche préconisée par le renouveau pédagogique apparaît hautement problématique, dans la mesure où il est prouvé que la meilleure façon de faire face au décrochage scolaire serait l’exercice du modèle dit de la « direct instruction » misant sur « un enseignement structuré et centré sur l’enseignant » (p. 97).

Cela fait partie notamment des leçons à tirer de l’expérience du renouveau pédagogique, cette vaste supercherie qui s’est imposée autant sur le plan politique qu’au sein du milieu des sciences de l’éducation. Selon Baillargeon, le tout s’est déployé subrepticement sans transparence démocratique, sans réelle caution scientifique, en s’appuyant sur un corpus de théories abstraites à connotation postmoderne (p. 119). Le verdict de Baillargeon est sans appel : tout mouvement de réforme en matière d’éducation se doit d’être lent, progressif et soutenu empiriquement (p. 121). Or, c’est tout le contraire qui est advenu avec le renouveau pédagogique qui fut rapide, en déficit de fondements empiriques et qui n’était pas bien loin, en somme, d’une forme de table rase en matière d’enseignement.

Si le diagnostic de l’auteur sur le renouveau pédagogique au Québec et sur la crise de l’éducation qui sévit dans un contexte plus général est juste, est-ce à dire que ces prescriptions en guise de remède le sont tout autant ? Pas tout à fait. Baillargeon voit essentiellement dans le renouveau pédagogique un travestissement de la pensée du philosophe de l’éducation John Dewey (p. 14). C’est tout à fait juste. Au contact d’une certaine mythologie contre-culturelle, la pensée de Dewey semble s’être trouvé très naturellement bon nombre d’atomes crochus avec les préceptes généraux de la révolution culturelle.

Par son approche psychologique individualisante, par sa volonté de voir advenir une démocratie cosmopolite, sous l’angle d’une certaine critique anti-institutionnelle, la pensée de Dewey s’est certes radicalisée au contact de la contre-culture, mais est-ce à dire, comme Baillargeon, qu’elle fut véritablement dénaturée ? Bien au contraire, il semble y avoir continuité sur le plan des finalités, là où le destin de la contre-culture s’est avéré égal, en quelque sorte, à la portée normative de la pensée de John Dewey : celle d’un thérapeutisme postnational qui ferait supposément naître entre les individus des liens plus riches, plus libres et plus authentiques.

Mathieu Pelletier
Candidat à la maîtrise en sociologie (UQAM)