Ô liberté!

Le langage exprime essentiellement ce que nous pensons, ce que nous projetons, ce que nous éprouvons, qui nous sommes finalement. Les mots renvoient directement à des éléments de la réalité que nous nous faisons des choses, de l’actualité et de l’avenir que nous anticipons.
A peine un mot, et nous voilà en flammes.
Pourquoi ton seul nom nous émeut jusqu’à l’âme.
Liberté ! Liberté chérie !
– Antoni Slonimski, poète polonais

Le langage exprime essentiellement ce que nous pensons, ce que nous projetons, ce que nous éprouvons, qui nous sommes finalement. Les mots renvoient directement à des éléments de la réalité que nous nous faisons des choses, de l’actualité et de l’avenir que nous anticipons. Aussitôt prononcés, ils ne sont toutefois plus sans incidence, ils ne nous appartiennent plus. Ils deviennent « des intentions agissantes », par le sens qu’ils revêtent dans la tête de ceux et celles qui les reçoivent. Pouvant transporter les sentiments des collectivités tout autant que les éteindre, ils détiennent un puissant pouvoir de mobilisation.

Comment alors expliquer que ce fabuleux mot « Liberté » (incarné dans le bleu du tricolore de la Révolution française) jadis investi de la glorieuse auréole du combat pour la libération des peuples contre la domination des forts, occupe une place aussi effacée dans notre vocabulaire politique ?

Généreusement propagé par l’idéal républicain

L’histoire contemporaine est celle de la longue quête de la liberté, de l’affranchissement des individus et des collectivités, par le sang si nécessaire, de toute domination par autrui. Cette quête est au cœur de l’idéal républicain au nom duquel, à partir de la fin du XVIIIe siècle, les collectivités vont construire leurs institutions politiques. Dans sa version républicaine, inspirée du Contrat social de Rousseau et de L’Esprit des lois de Montesquieu, le combat pour la liberté du peuple est celui de son affranchissement de l’ancestrale et absolue souveraineté des monarques et de la domination des oligarques économiques et financiers. Cette vision de l’organisation sociopolitique fait de la liberté, le premier des droits de la personne.

L’État-nation va constituer dès lors le cadre incontournable de la république, c’est-à-dire le lieu essentiel où peut s’exprimer la souveraineté du peuple et se réaliser les multiples interventions en sa faveur. L’État est vu comme serviteur des citoyens et des seuls citoyens. Le sens de son existence ne saurait être autre chose que le bien commun (res publica). « l’État est là pour s’occuper de son monde », comme le résumait tout récemment si bien et si simplement, l’ex-premier ministre Jacques Parizeau.

Ayant devant eux les immenses espaces du continent à explorer puis à organiser, les premiers futurs Québécois étaient certes habités par un grand sentiment de liberté. Mais, c’est l’idée républicaine, relayée dans ce pays récemment conquis, qui fera résonner le mot de façon généreuse aux oreilles et aux cœurs. L’idéal de liberté politique propagé par les leaders patriotes de la première partie du XIXe siècle sera nourri directement de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et la Déclaration d’indépendance de 1776 de leurs proches voisins. Ce nouvel idéal ne pouvait qu’entrer en collision avec le conquérant britannique et les oligarques de la « clique du Château » qui s’y agglutinent vers 1812. « L’amour de la liberté » et « la dignité de l’homme libre » feront l’essentiel des discours parlementaires et des appels à la mobilisation populaire des Patriotes. Les plus jeunes et les plus hardis prendront d’ailleurs pour nom « Les Fils de la Liberté ».

Mais nul autre que Chevalier de Lorimier ne saura traduire ici avec autant de romantisme la flamme qui enlumine ce mot Liberté. Sa lettre du 14 février 1839, écrite de la prison de Montréal juste avant sa pendaison, traduit toute la noblesse de son action politique :

Mes vues et mes actions étaient sincères et n’ont été entachées d’aucun [des] crimes qui déshonorent l’humanité et qui ne sont que trop communs dans l’effervescence des passions déchaînées. Je meurs sans remords. Je ne désirais que le bien de mon pays… je meurs en m’écriant : Vive la Liberté, vive l’indépendance.

Le 16 novembre 1885, une autre histoire d’échafaud : Louis Riel, chef des Métis canadiens-français est sacrifié par la clique monarchiste canado-britannique pour satisfaire les pilleurs du territoire de l’Ouest. Un épisode politique qui donne naissance à un chant percutant sur le thème de la liberté :

Que veulent ces esclavagistes ?

Ces tyrans que leur fol orgueil,

Aveugle et rend sourds aux prières !

Amour sacré de la Patrie,

Conduis, soutiens nos bras vengeurs,

Liberté, liberté chérie,

Combats avec tes défenseurs

(La Marseillaise rielliste  sur la musique de Rouget de l’Isle, parolier inconnu.)

L’exécution de Louis Riel marque un certain tournant dans notre histoire. Elle annonce une ère de repli. Les décennies qui suivent seront faites de labeur, de pauvreté et d’exode, de « douze enfants à table », de désouchage, puis, plus tard, de travail à la « facterie ». Se crée lentement un petit monde d’enfermement d’ordre moral et religieux qui va conditionner les actions, les élans citoyens, les lieux de mémoire. Bien sûr, le grand thème de la résistance, demeure, mais il prend pour noms : fécondité, dévotion, collaboration. Le mot liberté se fait lentement oublier, jusqu’aux « belles années 60 », alors que semble ressurgir à nouveau, mais cette fois-ci de façon structurée, une nouvelle étape dans le long parcours québécois.

Parcimonieusement énoncé sous la Révolution tranquille

À la question : « What does Québec want ? » qui se fait entendre inlassablement à partir de 1968, les réponses seront de toutes substances et souvent, quelque peu déroutantes. La plus évocatrice d’entre toutes sera « Québec libre » ou « Liberté pour le Québec ». Toutefois, c’est essentiellement sur les pancartes des militants qu’on la retrouvera. Combien, parmi les leaders politiques de la Révolution tranquille, combien parmi nos élus d’aujourd’hui, auront eu le courage d’en faire le titre de leurs discours ?

Serait-ce que le concept ne parvenait et ne parvient toujours pas à traduire notre réalité politique ? Conquis en 1760, annexé de force en 1840, puis enfermé à triple tour en 1982 dans une constitution sur laquelle il n’eut mot à dire, notre peuple serait résolument un peuple libre ? Au cours de ces décennies on fera usage d’un langage bien tricoté pour énoncer nos objectifs d’émancipation : « Québec d’abord », « Québec aux Québécois », « Maîtres chez nous », « D’égal à égal », « Société distincte ». Mais du mot Liberté, comme thème mobilisateur et comme « intention agissante », très peu. Pas étonnant alors qu’objet de tabou ou de gêne, le mot ait fini par disparaître graduellement de notre vocabulaire politique.

Curieusement, celui qui, de façon la plus solennelle, rappellera ce droit sacré du Québec à la liberté est Robert Bourassa, au lendemain de l’échec de l’Accord du lac Meech. « Aujourd’hui et pour toujours, une société distincte, libre et capable d’assumer son destin et son développement ». Mais voilà le drame de l’homme : évoquant avec force et conviction notre droit à la liberté politique, il fût tout à fait incapable d’en faire un devoir pour lui-même et pour son peuple, alors que les conditions étaient réunies pour le faire triompher. Sans cette affiliation du droit et du devoir, que peut bien vouloir dire l’idéal de liberté ?

Pour les vrais républicains, ceux et celles qui, dans leur âme, portent par atavisme cette valeur de liberté, il n’y a pourtant pas d’« âge d’or », ni d’époque révolue pour faire du mot « Liberté » un usage naturel. Du balcon de l’hôtel de ville de Montréal, le 24 juillet 1967, c’est dans un élan sans louvoiement que Charles de Gaulle lance son « Vive le Québec libre ». Pourquoi, René Lévesque alors ministre de « l’équipe du tonnerre » et futur grand leader souverainiste en fût-il gêné ? Le 23 janvier 2007, c’est de façon tout aussi spontanée que Ségolène Royal, chef du Parti socialiste français, qualifie le « projet québécois » tout à fait « conforme aux valeurs qui nous sont communes, c’est-à-dire la souveraineté et la liberté ». Une association de mots que nos politiciens d’ici sont incapables de faire.

Odieusement travesti par l’individualisme et la droite économique

Plus de 240 ans après la Révolution américaine dont les idées généreuses auront jadis rayonné jusque sur les rives du Saint-Laurent, à une époque où la doctrine du libéralisme économique est mondialement promue, que sont devenus les grands idéaux de liberté empruntés à l’esprit de la Révolution française ? Que fait-on des principes fondateurs des idéalistes de l’époque et qu’on retrouve dans les fameuses triades « Liberté, Égalité, Fraternité » et « La vie, la liberté et la recherche du bonheur »? Que fait-on de l’universalisme, cher à l’esprit des Lumières, lequel conçoit l’autorité dans le consentement mutuel ? La liberté obtenue si chèrement et au prix du sang n’est-elle pas redevenue celle de posséder et d’entreprendre avec le moins possible de coercition, sans plus d’égards pour ceux et celles qui écoperont ? Quel message renvoie aujourd’hui la Statue de la Liberté, cadeau de la France républicaine, oeuvre immense dédiée à la liberté et symbole d’émancipation pour les peuples du monde (Liberty Enlightening the World) ?

Les créateurs américains de la pensée républicaine auraient-ils peine à se reconnaître dans un tel système de pensée et de valeurs ? Pas nécessairement, selon le chercheur Philippe d’Iribarne, spécialiste des cultures nationales et de la mondialisation. Ce qui peut apparaître aujourd’hui comme une dérive de la pensée fondatrice se retrouvait, selon ce dernier, déjà inscrit dans la conception de la liberté que se faisaient jadis les penseurs anglo-saxons. Une conception somme toute assez différente de celle qui a présidé à la Révolution française.

Dans la pensée républicaine anglo-saxonne, il existerait un lien très intime entre l’idée de liberté et propriété. Et c’est à partir de cette notion de propriété qu’est interprétée celle de la liberté. Dans cet univers idéologique, affirme le chercheur, « la liberté dans toutes ses dimensions, qu’il s’agisse du rapport aux autres ou au pouvoir, est une liberté de propriétaire, maître chez lui, protégé par la loi contre tout empiétement auquel il n’aurait pas personnellement consenti ». Dans la tradition française, au contraire :

[…] le triptyque républicain soude liberté, égalité et fraternité. Ces trois valeurs sont indivisibles, car aucune d’entre elles ne peut être pensée isolément. La liberté n’a pas de limite en soi. Aussi doit-elle être, contrebalancée par l’égalité et la fraternité. Le rapport à l’entité « groupe » aux États-Unis diffère de celui de la France. Pour la pensée américaine, le groupe est globalement porteur de contraintes. Alexis de Tocqueville, grand analyste de la démocratie américaine le nomme « dictat de la majorité ». (Philippe d’Iribarne, « Que recouvre le mot liberté ? », Les Carnets du Cediscor, 2006).

Plus près de nous, c’est sous l’influence du discours de la nouvelle droite républicaine américaine, relayé ici depuis quelques décennies par la phalange des radios poubelles (« Liberté ! Je crie ton nom partout »), qu’est né dans la capitale, le groupe d’action politique Liberté Québec. Quel abus de langage, dira-t-on ? Quelle usurpation du mot sacré ! « Qu’est-ce qu’on a fait de nos rêves ? » s’écrierait de son côté le regretté Sylvain Lelièvre. Mais faut-il s’étonner de cette usurpation du mot « Liberté » ? Abandonné par les souverainistes et les progressistes québécois, un mot aussi mobilisateur et aussi évocateur d’idéal pouvait-il rester aussi longtemps orphelin ?

Au sommet du programme de Liberté Québec, il y a le « tout désacraliser ». D’abord le mot liberté lui-même, l’idéal politique qu’il sous-tend, puis le modèle de développement qu’il postule pour notre collectivité nationale. Tout comme la Coalition pour l’avenir du Québec, le groupe se donne comme mission de « dépolariser » le débat de « l’axe fédéraliste-souverainiste » afin de promouvoir ce qui, à ses yeux, représente l’essentiel, soit « la liberté et la responsabilité individuelles », c’est-à-dire un « État aminci, des marchés concurrentiels et la liberté de choix » sur à peu près tout. Admiratifs des valeurs et du style de vie étasuniens, antisyndicaux, fortement entichés de l’anglais comme culture et langue de communication, les adeptes de ce groupe sont en même temps proches des valeurs du Reform Party de Stephen Harper. Pour certains d’entre eux, assez proches pour tendre une oreille bienveillante à ses élucubrations monarchistes et à sa vision autoritaire du pays.

Pendant ce temps, sous ce nouveau Canada qui se construit, et ici même dans le West Island, le Doric Club semble vouloir renaître de ses cendres.

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