« La crise d’octobre aura été un épisode d’une sorte de guerre civile entre Québécois, dont les non-Québécois furent de simples témoins », écrit en 1993 le politicologue et spécialiste des questions de sécurité, Reg Whitaker1. Selon lui, des ministres québécois au pouvoir à Ottawa (les Trudeau, Pelletier, Marchand et coll.) ont choisi d’imposer les mesures de guerre dans le but d’intimider les nationalistes et souverainistes, leurs ennemis jurés.
Il aurait été plus juste de dire que ces ministres québécois, qui représentaient une certaine élite « canadienne-française » à qui le Canada a bien voulu donner les rênes du pouvoir, se sont servis des moyens énormes de l’État canadien pour mater leurs ennemis jurés au Québec, le tout sous les applaudissements nourris des médias canadiens et d’une population canadienne-anglaise hargneuse à l’égard du Québec.
C’est la notion « d’épisode d’une guerre civile » qui nous intéresse ici, car il y en aura eu d’autres « épisodes » opposant le peuple québécois à cette élite adoubée par le Canada anglais : le référendum « confisqué » de 1980, le coup de force constitutionnel de 1982 (rappelons-nous « Ce sont des traîtres »), le torpillage de l’accord du lac Meech, le référendum volé de 1995, le scandale pudiquement appelé « des commandites »… Mais c’est l’imposition des mesures de guerre en 1970 qui donnera le ton.
Pierre Trudeau s’en vante même dans ses mémoires quand il explique pourquoi il avait dit dans les années 1970 que « le séparatisme était mort ». Pour lui, la crise d’Octobre et « les moyens utilisés pour en venir à bout » ont pu renforcer le Parti québécois, mais pas « le séparatisme ». Pour preuve, il cite l’adoption en 1974 de l’étapisme, où il ne sera plus question de souveraineté, mais de bon gouvernement.
La peur s’est-elle installée chez les dirigeants souverainistes ? Manquaient-ils de confiance envers le peuple québécois ? Après tout, le terrorisme d’État incarné par les mesures de guerre visait justement cela, inculquer la peur.
Quoiqu’il en soit, l’imposition des mesures de guerre aura pour effet de réduire le champ d’action du mouvement pour l’indépendance en faisant infléchir l’orientation stratégique du mouvement indépendantiste : on ne parlera plus de se faire élire pour faire l’indépendance du Québec, mais de se faire élire pour bien gouverner et, par la suite, on verrait.
Une guerre psychologique
Michael Gauvreau, professeur de science politique à l’université McMaster, a épluché tous les documents déclassés du cabinet du premier ministre Trudeau et des services de sécurité de 1968 à 1970 et en a rendu compte dans un article intitulé, « Winning Back the Intellectuals: Inside Canada’s First War on Terror, 1968–19702 ».
Il observe que le gouvernement Trudeau cherchait à délégitimer, voire à briser, les groupes tels les comités de citoyens, syndicats et associations étudiantes en les présentant comme des véhicules d’idéologies ou d’activités terroristes. Leur objectif fondamental consistait à éliminer ces organismes intermédiaires en les remplaçant par une relation directe entre le gouvernement fédéral et les individus. D’ailleurs, cette forme de libéralisme, très conservateur, était partagée, dit-il, par le gouvernement libéral de Robert Bourassa, même si Trudeau n’avait que du mépris pour le premier ministre du Québec.
L’histoire nous montrera – quoique Gauvreau ne le dit pas – qu’il faudrait inclure, parmi ces « intermédiaires », le plus important, soit le gouvernement du Québec. Ce mépris du plus important « intermédiaire » entre le gouvernement du Canada et les Québécois caractérisera le comportement des gouvernements libéraux pendant les deux référendums et le coup de force de 1982. Il s’arrogera chaque fois le droit de passer par-dessus le gouvernement du Québec, son Assemblée nationale et les lois adoptées par celle-ci.
La période des années 1960 et 1970 était caractérisée, au Québec, mais aussi mondialement, par de grandes revendications de droits collectifs, de droits des peuples et des nations. Aussi, sous la stratégie observée par Gauvreau se cache une volonté de dépouiller de leur vitalité ces revendications des droits collectifs et de les discréditer pour les remplacer par de vagues droits individuels qui seraient garantis par des chartes.
D’où la Charte des droits et libertés de la personne adoptée par le gouvernement Bourassa en 1975 et la Charte canadienne des droits et libertés de Trudeau, qui est au cœur du coup de force constitutionnel de 1982, et l’outil avec lequel on a affaibli l’Assemblée nationale du Québec et charcuté la loi 101.
Le cabinet de Trudeau et ses proches conseillers, selon Gauvreau, étaient très préoccupés aussi par la nécessité de mener une « forme de guerre psychologique » pour contrer une tendance lourde au Québec où les intellectuels, individus, médias et organisations voyaient le Québec comme un pays du tiers monde qu’il fallait décoloniser par tous les moyens nécessaires et où ils se solidarisaient avec les mouvements révolutionnaires partout.
En bref, le gouvernement Trudeau et les gouvernements libéraux qui suivront s’attacheront à réduire le champ d’action du mouvement indépendantiste, à éliminer les organisations et entités intermédiaires en les remplaçant par une relation directe entre le citoyen et l’État fédéral, à briser l’idée tenue par un nombre considérable d’intellectuels, d’organisations et de médias selon laquelle le Québec devait se libérer d’un joug colonial et, partant, briser les liens de solidarité avec les mouvements radicaux internationaux.
« L’épisode » du référendum volé de 1995
Pendant la réunion du Conseil des ministres du 15 octobre 1970 où la décision d’imposer les mesures de guerre a été prise, le ministre des Affaires indiennes et du Développement du Nord, Jean Chrétien, déclare : « The Government should not give previous warning of its action, but act and explain things later3. » (Le gouvernement ne doit pas annoncer ses actes, mais agir et fournir des explications après.)
C’est cet esprit né d’octobre 1970 qui prévaudra au gouvernement du Canada de Jean Chrétien lors du référendum d’octobre 1995. Tous les moyens seront bons : création de caisses occultes comme Option Canada, mobilisation du « corporate Canada » (dixit Brian Tobin, alias Captain Canada) et des fonds énormes dont il dispose pour le mal nommé « love-in », utilisation de l’État canadien à des fins politiques notamment avec la naturalisation accélérée de nouveaux citoyens, violation flagrante et avouée des lois québécoises, lesquelles sont, jusqu’à nouvel ordre, des lois canadiennes.
Lorsque j’ai demandé à John Rae, l’homme à tout faire de Jean Chrétien (et de Power Corporation), d’où venait l’argent dépensé pour organiser le « love-in » du vendredi 27 octobre 1995, il a répondu qu’il s’agissait « d’une combustion spontanée et d’une conception immaculée ». Puis il ajouté en prenant une posture churchillienne : « it was very important that we prevail ». (Il était primordial que nous vainquions.) Bref, tous les moyens nécessaires pour maintenir la domination du Québec.
De la volonté à la velléité
Ramsey Clark, que Bernard Landry décrivait comme la conscience des États-Unis, était un ami du Québec. Ce grand juriste, qui a rédigé et piloté l’adoption des lois américaines sur les droits civiques de 1964 et de 1965, a rédigé une excellente défense de la loi 101 sous l’angle du droit international au début des années 1990 à la demande du Mouvement Québec français. De passage à Montréal, on lui a demandé ses impressions sur le mouvement indépendantiste québécois. Il a répondu que ses dirigeants lui semblaient « Quixotic », terme qu’on pourrait traduire par romantiques, idéalistes, voire velléitaires, mais pas très pragmatiques.
Jacques Parizeau n’était pas velléitaire, loin de là. Mais des velléitaires pullulaient autour de lui. Aussi, il a dû s’accommoder aux concessions stratégiques que le mouvement souverainiste avait acceptées depuis l’imposition des mesures de guerre en 1970, dont la nécessité d’un référendum qui faisait en sorte que le moyen l’emporterait sur l’objectif. Avec Robert Laplante, Jacques Parizeau a vaillamment tenté de revoir le cadre stratégique de l’accession à l’indépendance à la lumière des changements effectués au Canada dans la foulée du référendum de 1995 (L’Action nationale, Janvier 2004). Sans succès.
De la Révolution « tranquille » à la tranquillité des révolutionnaires
Par le passé, on n’hésitait pas à critiquer une certaine élite « canadienne-française » qui méprisait le peuple, qui se satisfaisait d’un rôle de minoritaire prospère que l’establishment canadien voulait bien lui accorder, qui ne voyait aucun autre horizon possible pour le Québec que le statu quo et, surtout, qui était prêt à se battre pour protéger leurs petits privilèges en se servant de l’État canadien ou encore de l’État québécois.
Avec un recul de 50 ans pour les mesures de guerre et de 25 ans pour le référendum volé de 1995, d’importantes questions se posent.
Comment a-t-on pu penser que le Canada avec à sa solde cette même élite jouerait franc jeu devant un peuple québécois qui souhaitait se libérer ?
Comment a-t-on pu continuer dans la foulée du référendum de 1995 à croire que les étoiles allaient s’aligner en notre faveur… à un moment donné ?
Pourquoi n’avait-on pas de plan B en 1995, au cas où on perdait par un cheveu pendant que le Canada violait nos lois ?
Pourquoi a-t-on fini, dans les faits, par accepter l’imposition de la Constitution de 1982 ?
Comment a-t-on pu laisser s’installer dans nos esprits une politique où les droits individuels auront pris la place des droits sociaux, économiques et culturels collectifs, mais aussi celle du droit des peuples et des nations ?
Pourquoi a-t-on laissé s’effriter la solidarité internationale avec les peuples et les pays dominés et victimes de l’impérialisme et, par la même occasion, perdre l’appui de ces mêmes peuples et pays ?
La réponse à ces questions se trouve, d’après moi, dans l’imposition des mesures de guerre le 16 octobre 1970.
La révolution qu’on se plaît à qualifier de « tranquille » n’était pas du tout tranquille. Aussi, il y avait de très bonnes raisons de ne pas être tranquille, comme le démontre le film Les Rose : révoltes de la classe ouvrière et des classes populaires contre les conditions de vie et de travail intolérables, mouvements étudiants radicaux, luttes anticoloniales ici et ailleurs, guerres impériales.
À force de vanter la tranquillité de cette révolution, nous sommes devenus tranquilles. Voilà l’objectif que s’est donné le gouvernement Trudeau en octobre 1970.
1 Bouthillier, Guy et Cloutier, Édouard, Trudeau et ses mesures de guerre. Vus du Canada anglais, Septentrion 2011, p. 149
2 1968–1970, Journal of the Canadian Historical Association/Revue de la Société historique du Canada. Vol. 20, no 1 2009.
3 Tiré de Cabinet Minutes. A meeting of the cabinet was held in Room 340-S, House of Commons, on Thursday, October 15th,1970 at 9:00 a.m. (source Guy Bouthillier)
* Journaliste et éditeur, l’auteur a fait paraître Le référendum volé (2005), réédité chez Livres Baraka en 2015.