Oligopolarchie

La thèse ici présentée se résume ainsi : l’Occident est en train de glisser dans un système d’oligopolarchie, soit un système gouverné par des multinationales contrôlant à la fois les marchés économiques (oligopoles) et les systèmes politiques (oligarchies).

1 – Pourquoi l’« oligopolarchie » ?

Quelques grandes bannières dominent les marchés des stations-service, des épiceries, de la construction d’automobiles ou de la fabrication d’ordinateurs. Ce sont des oligopoles.

Quant un groupe accapare le pouvoir, comme le ferait un monarque seul, la monarchie fait place à l’oligarchie. Ce groupe d’élite, aujourd’hui, ce sont des multinationales (ou un groupe de multinationales).

L’oligopolarchie résulterait donc du fait que l’influence de ce groupe d’élite (un groupe d’entreprises multinationales dominant des oligopoles) est telle que le pouvoir politique lui revient indirectement. L’oligopolarchie serait donc un système dans lequel un groupe de puissantes entreprises multinationales, non seulement se partage les différents marchés économiques présents dans la société (oligopoles), mais possède aussi une influence telle qu’il contrôle le pouvoir politique de ces sociétés (oligarchies). Ces sociétés civiles deviennent alors des oligopolarchies avec comme dirigeant ce groupe d’entreprises multinationales.

2 – Comment conclure à l’oligopolarchie

Personne ne se surprend plus d’apprendre, chaque année, un scandale politique où des élus ont été influencés indûment par un lobby quelconque afin de prendre des décisions dans l’intérêt de ce lobby et non dans celui du peuple. Les oligopoles économiques existent déjà et les lois antitrust/anti-concurrence peinent à les contrôler. L’oligopolarchie n’est donc pas totalement théorique puisque, en pratique, ces entreprises oligopolistiques ont déjà une influence notable sur le pouvoir politique.

Pourquoi donc soulever une théorie de l’oligopolarchie maintenant ? Et bien parce que le contexte actuel de la COVID-19 est parfait pour la mise en place de ce système dans le futur.

Certains d’entre nous se rappelleront la guerre du prix de l’essence qui débuta en 1995 au Québec et culmina à l’été 1996. Lors de cette guerre, les grandes bannières de l’essence se sont mises à vendre leur essence sous le prix du coûtant. Certains indépendants, incapables de tenir dans cette guerre d’épuisement où ils vendaient quotidiennement leur essence à perte, allèrent même jusqu’à se rendre chez leur concurrent d’une grande bannière dans le but d’acheter toute leur réserve en remplissant leur camion-citerne. Ces indépendants affirmaient que si les grandes bannières vendaient leur essence sous le coûtant, rien ne les empêchait de venir l’acheter à coup de camion-citerne, cela leur revenant moins cher que d’acheter leur essence des pétrolières.

Le gouvernement tarda à encadrer la vente de l’essence lors de cette guerre des prix. Les indépendants tombèrent, en grande majorité, les uns après les autres ou furent rachetés pour des prix dérisoires par les grandes bannières. Regardez autour de vous : combien reste-t-il de stations-service indépendantes aujourd’hui ? Au final, trop peu trop tard, le gouvernement balisa les prix par une loi instaurant un prix plancher pour l’essence, mais au lieu de protéger les indépendants, cette loi créa un contexte parfait de collusion entre les grandes bannières qui désormais ne pouvaient plus vendre sous un certain prix.

Environ 15 ans plus tard, le cartel de l’essence fit les manchettes partout au Québec. Il fut découvert que les grandes bannières s’entendaient entre elles pour fixer les prix à la hausse puisque la concurrence était inexistante.

Le passé nous apprend donc que la réaction tardive du gouvernement en 1996 a mis la table pour le cartel de l’essence des années plus tard. Les grandes bannières étant maintenant légalement obligées de vendre au-dessus d’un certain prix, cette loi, qui devait établir une concurrence saine, a plutôt mis la table pour un cartel dans cet oligopole. Cet exemple démontre qu’un gouvernement qui n’agit pas à temps pour protéger les plus petits met la table pour un contexte favorable à la création d’oligopoles, ces oligopoles ayant ensuite le contrôle du marché avec le risque de collusion que cela comporte.

Revenons au présent et voyons maintenant quels sont les marchés les plus affectés par les confinements à répétition : bars, restaurants (surtout ceux avec des salles à manger, car les grandes bannières en restauration font majoritairement de la vente rapide ou du service à l’auto), studios de danse et de yoga, gyms, petites boutiques, événements divers, arts et spectacles. Ces secteurs sont majoritairement détenus par des indépendants. Ces secteurs sont présentement très mal aidés par le gouvernement (prêts ou programmes qui couvrent une partie des dépenses de fonctionnement, mais rien qui éponge les pertes de revenus, de sorte que les entrepreneurs s’endettent lourdement ou vivent sur leurs économies qui fondent à vue d’œil).

Ces marchés ne sont pas fermés parce qu’ils sont indépendants, mais bien parce qu’ils sont, selon la santé publique, des lieux propices à la contagion de la COVID-19. Il n’en reste pas moins que ces marchés sont tous majoritairement indépendants. L’exemple de l’essence nous enseigne que lorsqu’une crise affecte un ou des marchés contenant de nombreux indépendants, la protection tardive de l’État est le terreau fertile pour la création d’un oligopole.

Même le secteur de la culture est en train actuellement de devenir un oligopole. On assiste en effet à des rachats de catalogues de droits d’auteur par des multinationales de la musique qui les voient comme un investissement sûr à long terme, les redevances sur la musique étant constantes dans le temps. C’est ainsi que Shakira, Neil Young et RZA ont vendu leurs droits d’auteur pour plusieurs millions de dollars. Ces droits sont ainsi concentrés dans les mains de quelques entreprises. Quant à l’artiste moyen, il se retrouve désormais à dépendre de maigres revenus de « views » et d’écoutes, lui qui est désormais dépendant de Spotify, YouTube et autres conglomérats du capitalisme culturel.

La constatation concernant les oligopoles se résume donc en deux points :

  1. Plusieurs marchés économiques étaient déjà des oligopoles avant la pandémie ;
  2. Plusieurs des autres marchés, qui n’étaient pas des oligopoles avant la pandémie et qui comptent plusieurs indépendants, sont actuellement fortement affectés par la pandémie, de sorte que ces marchés sont fortement à risque de fermetures massives et de faillites, ce qui laisserait le champ libre aux multinationales et ultimement pourrait créer de nouveaux oligopoles.

Qu’adviendra-t-il demain de tous ces marchés s’ils sont seulement détenus par quelques grandes bannières : baisse des salaires, baisse des impôts versés à l’État (car les multinationales sont les spécialistes de l’évasion fiscale), perte de pouvoir d’achat, appauvrissement collectif, pouvoir renforcé du « 1 % ». Et lorsqu’il y a appauvrissement collectif et évasion fiscale des plus riches, le gouvernement se tourne soit vers la classe moyenne (ce qui accélère l’effondrement de son pouvoir d’achat), soit vers les mêmes multinationales qui contrôlent ces marchés pour leur offrir des congés de taxes et des subventions généreuses pour qu’elles créent de l’emploi. Dans tous les cas, cela contribue à diminuer le pouvoir des gouvernements. La multiplication des oligopoles amène donc, par la force des choses, la diminution du pouvoir politique, et donc le phénomène de l’oligopolarchie.

La théorie de l’oligopolarchie est donc la suivante : sans une intervention rapide de l’État pour sauver nos marchés économiques majoritairement indépendants, la COVID-19 va accélérer le processus qui les transforme en oligopoles. Comme ces marchés représentent les derniers marchés qui ne sont pas encore des oligopoles, une fois tous les marchés « oligopolisés », l’influence des oligopoles sur les États sera telle que le pouvoir politique ne pourra que se plier à leurs demandes. En effet, les multinationales n’ont ni limites territoriales ni limites d’impôts puisqu’elles peuvent déménager leurs sièges sociaux dans les lieux les plus favorables. Ainsi, si tous les marchés d’un État sont des oligopoles, l’État ne peut que se plier au règne des multinationales qui contrôlent ces marchés puisque ce groupe d’entreprises détiendra alors le pouvoir économique, pouvant à tout moment délocaliser des productions ou jouer avec les prix en réponse à des décisions politiques défavorables.

3 – La santé ou l’économie ?

Le gouvernement doit, en temps de pandémie, choisir la santé ET l’économie. Le gouvernement peut très bien, s’il souhaite poursuivre les mesures de confinement actuelles (ce texte n’est ni une critique ni un appui aux mesures sanitaires, ce débat étant tout autre), soutenir les PME à une hauteur suffisante pour garantir leur survie. En effet, même si une aide substantielle aux PME représentait un coût énorme, leur survie rendrait possibles des emplois au salaire équitable et des impôts payés ici par ces entreprises. Bref, le coût pour éviter que ces marchés ne deviennent des oligopoles est plus faible que les pertes à venir si nous les laissons s’effondrer, puis devenir des oligopoles. Sans compter que la survie des PME est désormais essentielle à la survie de notre système économique actuel, particulièrement au Québec où elles tiennent une place importante.

4 – Que faut-il craindre de l’oligopolarchie ?

À cette question, la réponse est lourde : il faut craindre une dérive vers une forme d’« esclavagisme économique » si un système d’oligopolarchie est mis en place.

Actuellement en Chine, de nombreuses villes-dortoirs comptent des usines avec des immeubles à logements adjacents. Les travailleurs des usines doivent payer leur loyer et acheter leur nourriture dans des immeubles et des commerces qui appartiennent dans les faits aux mêmes propriétaires que les usines. Au final, une fois le loyer payé, ces travailleurs ont à peine de quoi épargner, et au premier problème de la vie quotidienne, ils s’endettent. Ces travailleurs vivent ainsi dans un contexte d’« esclavagisme économique » puisque concrètement leur salaire leur est enlevé par une structure complexe et tentaculaire où le donneur d’argent (l’employeur) et le repreneur d’argent (le propriétaire des loyers résidentiels et commerciaux) sont les mêmes (des groupes de sociétés détenus par les mêmes intérêts). Le communisme chinois est ainsi devenu en fait un capitalisme sauvage où l’État totalitaire est complaisant envers les multinationales asservissantes. La même dérive pourrait arriver dans l’oligopolarchie.

Dans un système qui fonctionne, le gouvernement est en haut de la pyramide du pouvoir et l’entreprise se situe en dessous, au même niveau que les citoyens, étant elle-même une citoyenne corporative. Dans l’oligopolarchie, le groupe d’entreprises qui contrôle les oligopoles est en haut de la pyramide, le gouvernement passant au deuxième échelon et les citoyens restant en bas. Cette dérive mène les oligopoles au pouvoir de manière insidieuse par des influences indues sur les gouvernements.

Bref, quand un groupe de multinationales détient trop d’intérêts économiques dans la société, ce groupe verse alors d’un côté des salaires à une masse considérable de gens qui travaillent dans ses entreprises, puis les récupèrent de l’autre côté dans des dépenses de la vie courante que ces mêmes gens doivent assumer pour vivre, dépenses effectuées dans les entreprises sous son contrôle (étant les seules entreprises vu tous les oligopoles). L’optique d’« esclavagisme économique » n’est alors plus théorique.

En effet, si nous extrapolons l’oligopolarchie, sa mise en place pourrait causer l’effondrement de la classe moyenne, ce qui aurait pour conséquence d’anéantir le pouvoir d’achat de celle-ci. Si un groupe d’entreprises est au pouvoir de tous les marchés économiques, il y aura alors collusion et absence de concurrence. De ce fait, les prix seront discrétionnairement fixés au prix le plus élevé que le consommateur puisse assumer. Avec un tel coût de la vie (salaires en baisse, dépenses en hausse), le travail procurera un revenu à peine suffisant pour assurer le coût de la vie et il sera impossible à proprement dit d’épargner.

Évidemment, certains critiqueront le choix du terme « esclavagisme » puisqu’il n’y a ni détention ni contrainte physique ni titre de propriété apposée sur la personne ni empêchement de vivre librement, mais il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un modèle de vie destiné à faire évoluer les gens dans une « prison dorée de consommation », un asservissement où la vie ne repose, pour une majorité de gens, que sur le fait d’aller travailler et de payer leurs dépenses courantes, le reste du temps cloîtré dans leur domicile afin de ne pas trop dépenser.

N’oublions pas que ces multinationales déménagent leurs usines quand un pays ne leur donne pas ce qu’elles veulent, se promènent dans des législatures complaisantes au niveau fiscal et mettent les pays en concurrence pour y établir usines et sièges sociaux1. Actuellement, plusieurs entreprises ont un chiffre d’affaires qui surpassent même le PIB de certains États2. Bref, certains marchés sont déjà des oligopoles et certains États se mettent déjà à genoux devant ces multinationales oligopolistiques. La théorie de l’oligopolarchie n’est donc pas loin de la réalité.

Conclusion

Une société en santé préserve la santé de ses citoyens, mais s’assure aussi de préserver leurs droits et intérêts au-dessus de ceux des lobbys et des multinationales. Le risque d’une dérive dite d’oligopolarchie est réel. Les gouvernements se doivent de prendre les mesures afin d’éviter de laisser glisser tous les marchés vers des oligopoles où les entreprises les contrôlant auront, une fois tous les pouvoirs économiques en main, trop d’influence sur le pouvoir politique.

Dans le contexte de la COVID-19, le maintien des mesures sanitaires passe donc par un plan de sauvetage des PME et des entrepreneurs indépendants, et ce, sans plus tarder. Des mesures sanitaires drastiques doivent être accompagnées de mesures économiques drastiques pour protéger les marchés indépendants de la menace oligopolistique. Il en va de la protection de la santé, de la santé économique et de la classe moyenne.

Finalement, des systèmes devraient être également mis en place afin de s’assurer que les dirigeants politiques et leurs conseillers, que ce soit en santé, en finance, en environnement, en emploi ou en économie, soient exempts de tout conflit d’intérêts envers des multinationales. Les systèmes de contrôle actuels semblent clairement dérisoires.

 


* Avocat et artiste engagé.

La thèse ici présentée se résume ainsi : l’Occident est en train de glisser dans un système d’oligopolarchie, soit un système gouverné par des multinationales contrôlant à la fois les marchés économiques (oligopoles) et les systèmes politiques (oligarchies).

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