Option Louisiane

« Notre État français, nous l’aurons !»
Lionel Groulx
«Faire du Québec un État aussi français que l’Ontario est anglais»
Camille Laurin

«On pourra faire de l’enseignement en anglais sur les mathématiques, l’histoire ou la géographie», dixit madame Pauline Marois (Le Devoir, 17 novembre 2008). Alors que la situation est critique pour l’avenir du français à Montréal, comme le montrent de plus en plus de démographes et d’études, le Parti québécois n’a rien de mieux à proposer que de faire de tous les Québécois de «parfaits bilingues». Projet aux forts accents trudeauistes, certes. Mais en pratique, de deux choses l’une : soit il est farfelu, parce que son application est irréaliste, soit il est radicalement assimilateur, advenant qu’il s’applique avec efficacité.

Comment en est-on arrivé là ? Comment un parti qui est né en défendant Option Québec en arrive-t-il à nous proposer une sorte d’Option Louisiane, c’est-à-dire la voie de la bilinguisation intégrale des habitants de «la province» et donc l’assimilation à terme?

L’état des lieux : désorientation et incohérence du PQ en matière de langue et d’identité

Faisons d’abord le diagnostic de la situation actuelle. L’ambition de la loi 101 est de nous assurer un État français, à sa manière (tout comme le projet d’indépendance dans un autre registre). Ce rêve ancien n’a jamais été évident dans la condition géopolitique qui est la nôtre depuis la Conquête. Mais la loi 101 lui a fait faire des gains considérables. Plus de trente ans plus tard, il faut néanmoins reprendre le collier. Le défi grave auquel ce grand dessein est maintenant confronté est de refaire en sorte que le mouvement nationaliste, y compris les partis nationalistes et les intellectuels souverainistes, adhère aux objectifs et à l’esprit de la loi 101. Oui, le PQ, depuis 1996, a en partie démissionné sur le plan de la langue et surtout, il manque de cohérence – on jurerait que la plupart des dirigeants et des apparatchiks sont inconscients de l’esprit de la loi 101 et de son importance pour notre avenir.

Je dis bien inconscience et incohérence. Incohérence : comment expliquer sinon que le PQ de madame Marois présente le projet de loi 195 à l’automne 2007, projet de loi qui réaffirme des principes d’intégration en français, tout à fait dans l’esprit de la loi 101, puis propose en février 2008 et à nouveau en novembre 2008 de transformer l’école primaire en école d’immersion anglaise ? Ces incohérences affectent tout le programme : madame Marois voudrait étendre la loi 101 aux PME, mais pas aux cégeps, tout en favorisant l’immersion anglaise pour tous et l’objectif de faire de tous les Québécois de parfaits bilingues. De même, le projet de loi 195 affirmait un principe d’intégration culturelle et politique (qu’on peut par conséquent qualifier de républicain[1]), tandis que l’appui, sans réserve significative, aux propositions du PLQ d’augmenter les seuils d’immigration nuirait en pratique à l’amélioration de l’intégration.

Inconscience : au beau milieu de la controverse entourant les cachotteries de l’OQLF et du gouvernement à l’hiver 2008, au milieu de gaffes de la ministre Saint-Pierre qui allaient peut-être entraîner sa démission, Pauline Marois a fait une déclaration fracassante qui a immédiatement détourné l’attention des erreurs du gouvernement et qui a insinué le doute dans l’opinion quant à la cohérence des idées et le bon sens nationaliste de la chef péquiste. Mais l’inconscience la plus grande tient bien sûr aux conséquences qu’une telle mesure de bilinguisation intégrale aurait sur notre avenir national.

Le Parti québécois veut refonder la loi 101, mais dans quel esprit ? Il ne l’a pas explicité et le message est brouillé. La chef du PQ a en effet déclaré, dans une série d’entrevues aux médias en février, qu’elle était contre l’extension de la loi 101 aux cégeps. Puisque plusieurs cégépiens font leur cursus en anglais pour devenir bilingues, madame Marois propose d’ajouter aux missions de l’école québécoise celle de former de parfaits bilingues. Elle a suggéré d’enseigner plusieurs matières en anglais, comme dans une école d’immersion, y compris l’histoire et la géographie, pour garantir à tous ce bilinguisme, dont elle a même fait une question d’équité pour les régions très francophones[2]… Malheureusement, elle a réitéré cet objectif durant la campagne électorale de l’automne 2008. Comme le dit si bien Christian Dufour, dans Les Québécois et l’anglais. Le retour du mouton, faire de tous les Québécois des «parfaits bilingues» est un objectif trompeur et néfaste, qui ne ferait que paver une voie royale à l’assimilation. Christian Dufour rappelle que le bilinguisme ne pose pas problème ; ce qui est crucial pour l’avenir de la nation québécoise, c’est de rétablir avec fermeté et cohérence le principe de claire prédominance du français.

C’est pour la même raison que je dénonce cette folie que promeut madame Marois, l’objectif de faire de tous les Québécois des parfaits bilingues par la généralisation de l’immersion : c’est ni plus ni moins nous proposer la voie louisianaise comme avenir collectif.

C’est en vue de répondre à ce faux problème du bilinguisme que la chef du Parti québécois nous propose cette idée saugrenue. Car augmenter la maîtrise de l’anglais par des activités extrascolaires, augmenter l’enseignement de l’anglais et aussi d’une troisième langue sont des choses faciles à faire. Tout comme apprendre l’anglais en cas de volonté ou de nécessité demeure chose aisée au Québec, probablement plus aisée que n’importe où dans le monde. En effet, partout au Québec, rien n’est plus facile que d’écouter un poste de radio en anglais ou une chaîne de télé anglophone. De plus, tous les élèves québécois apprennent des rudiments d’anglais à l’école. Si jamais leur profession exigeait une maîtrise supérieure de l’anglais, ils auront déjà en main les atouts pour progresser vite en la matière. Les autres n’auront jamais une ignorance totale de l’anglais, comme cela peut exister ailleurs dans le monde, mais sauront se débrouiller à la hauteur de leurs besoins.

En revanche, cette proposition fait totalement fi des effets pervers qu’une telle immersion générale engendrerait. Ces effets pervers sont simples à identifier : si tous les Québécois étaient « parfaits bilingues », la francisation des immigrants s’en ressentirait dramatiquement, tout comme le bilinguisme des Anglo-Québécois, sans parler de la consommation de culture francophone qui subirait une concurrence accrue d’autant. À terme, c’est l’identité même de la majorité, identité francophone, qui cèderait à une identité de plus en plus assimilée à la culture dominante en Amérique du Nord. La distinction entre bilinguisme individuel mur à mur et bilinguisme collectif ne tient donc pas la route, de par le fait même que les francophones, une fois tous bilingues, feraient du bilinguisme collectif une réalité de facto.

À un faux problème, donc, madame Marois avance une solution radicale et menaçante pour la perpétuation de notre identité nationale. Suite au tollé suscité par sa déclaration, notamment après les sorties de VLB[3], madame Marois a dû reculer[4] – mais ce n’était que de circonstance. Ses déclarations de novembre 2008 montrent qu’il s’agit bien d’une idée qui lui est chère. Elle paraît tenir à l’Option Louisiane qui s’est trouvé quantité de défenseurs au sein de nos élites.

Les chantres de l’Option Louisiane

C’est ainsi que VLB, de même que les plus fermes défenseurs du français, tel le Mouvement Montréal français, se sont attiré entre-temps des critiques extrêmement virulentes[5]. Un nombre impressionnant de journalistes et d’intellectuels se sont même dressés pour exprimer leur appui aux propos de Marois, sans compter les habituels «quémandeurs de maroquins[6]». Et ils ont défendu l’Option Louisiane[7]. Ils ont tous défendu l’idée selon laquelle faire du Québec un État français normal serait soi-disant un projet «intégriste». La Presse a soutenu que VLB, en dénonçant le projet de madame Marois, défendait le «Québec ancien» voué à disparaître[8]. D’autres ont même poussé la logique anti-affirmation nationale jusqu’à donner en exemple le cas irlandais, c’est-à-dire d’une nation qui n’a pas su éviter l’assimilation avant d’accomplir son indépendance, et ce, soi-disant au nom du souverainisme[9]. Ce fut notamment le cas dans le numéro spécial de la revue Liberté : Québécois, encore un effort[10].

Au vrai, l’invocation du cas irlandais se répand[11] parmi ceux qui prétendent voir une opposition entre le nationalisme culturel et le souverainisme politique. Obnubilés par la mode bien pensante de l’heure[12], qui est au libéralisme pluraliste, ils ne se rendent pas compte qu’ils suivent docilement le Canada trudeauiste. Qui pis est, leur parti pris antinationaliste, fondé sur une fausse conception de ce qui est «progressiste», empêche totalement leur pensée de saisir et de rendre compte des réalités québécoises. En effet, si la dimension culturelle de la nation n’a aucune importance, pourquoi est-ce spécifiquement la seule province à dominante française de la Confédération qui recherche son indépendance ? Pourquoi pas l’indépendance du Manitoba ? De plus, comment justifier un projet qui, défini en ces termes, ferait du Québec un État bilingue, multiculturel, plurinational et autres pantalonnades, quand non seulement c’est ce que nous propose le Canada, surtout depuis 1982, mais qu’en plus le meilleur moyen de réaliser cet idéal délétère serait justement de se plier à l’ordre canadien tel que redéfini par Trudeau ?

En fait, plusieurs de ces intellectuels veulent l’indépendance du Québec en vertu d’un patriotisme élémentaire, mais ce nationalisme leur est inadmissible et inavouable. Ils préfèrent s’enferrer dans de pareilles contradictions plutôt que de lui reconnaître sa pleine légitimité. Évidemment, la défense et l’illustration de l’identité québécoise, de sa francité, deviennent source de malaise pour autant de bien-pensants. Comme devant la crise des accommodements raisonnables, ils ont honte de ceux qui se dressent pour l’État français.

On l’a vu au moment où VLB critiqua vertement le rêve bilingue de madame Marois. Le Québec français de VLB serait un Québec rétrograde, fermé, dépassé, une vieillerie provinciale vouée à céder la place au progrès étincelant – qui est multicolore et parle anglais. On a beaucoup dit que le Québec n’était pas seulement français dans son identité. Cependant, le Québec se définit d’abord et avant tout par sa francité nord-américaine. André Pratte est venu appuyer madame Marois et proposer un Québec moins français – nous devrions encourager selon lui les allophones et les francophones à faire leur cégep en anglais, clame-t-il[13]. En d’autres mots, l’assimilation canadienne. C’est aussi ce que venait proposer la commission jeunesse du PLQ en 2008, voyant le Québec comme bilingue et multiculturel et rejetant l’esprit de la loi 101.

Peu de temps auparavant, à l’automne 2007, Jean-François Lisée, dans Nous, avançait qu’il fallait maintenir l’équilibre identitaire du Québec, entre français et anglais, y incluant même des identités issues de l’immigration. Voilà une idée plus que curieuse. L’aboutissement normal d’une intégration réussie de l’immigration, après quelques générations, est l’assimilation. Il n’y a pas de raison que le Québec ne vise pas lui aussi cette réussite. Si le taux d’assimilation frise les 100 % ailleurs et ne frôle que les 50 % ici, cela exprime bien la mesure de nos forces et de nos faiblesses. Une politique nationale doit viser à renforcer notre nation.

Puis, au printemps 2008, la Commission Bouchard-Taylor livrait son rapport. Que préconise-t-il ? Comme le dossier que lui a consacré L’Action nationale l’a montré, le rapport Bouchard-Taylor propose d’aborder le Québec avant tout en fonction d’une identité bilingue – la dualité – et d’y favoriser le développement du multiculturalisme, sinon en nom, du moins en esprit[14]. Or, en modifiant le sens de l’interculturalisme, que prônent Bouchard-Taylor, sinon le modèle canadien en pratique ? Au-delà des termes, ce qu’il faut expliciter en ce qui a trait au multiculturalisme, c’est que le Québec rejette et le mot et la chose, que ce modèle ne lui convient pas. Bouchard et Taylor sont allés jusqu’à recommander aux Québécois de se refuser le rôle de majorité et de peuple fondateur qui leur revient, en bannissant l’appellation «de souche». En définitive, tout ce rapport est une entreprise d’affaiblissement de la nation québécoise et d’alignement sur le modèle canadien, un refus de l’objectif de «normalité» pour cette nation dans son État. Soit l’objectif de l’État français.

L’Option-Lousiane se porte donc bien auprès d’une frange de la classe médiatique et de l’intelligentsia, y compris l’intelligentsia souverainiste, sans oublier les jeunesses libérales de l’heure. Ni non plus le privé : il suffit de rappeler une sortie de la Chambre de commerce de Québec qui demandait de suspendre la loi 101 pour faciliter l’importation de main-d’œuvre bon marché – qu’il faut supposer calquée dans ses origines sur celle du Commonwealth qui immigre au Canada anglais.

Et combien de nos institutions québécoises ne sont-elles pas alignées sur le modèle canadien, plutôt que québécois, de bilinguisme et de multiculturalisme ? Outre les services de nos ministères, aux individus comme aux entreprises, ne faut-il pas relever également la généralisation de la conception multiculturaliste, dans nos municipalités qui font des règles spéciales pour les minorités religieuses, à la SAAQ, ou encore dans tous nos établissements d’enseignement, depuis la décision de la Cour suprême sur le kirpan – sans oublier la Commission des droits de la personne ? Prenons un exemple des plus éloquents sur le plan politique. Nous avons beaucoup voté dernièrement ; qui peut voir une différence entre les cartons envoyés aux électeurs par le Directeur général des élections du Québec et Élections Canada ? Les deux sont également bilingues. Mis à part l’adresse qui n’est pas «bilinguisée», les documents du DGE n’expriment pas plus que ceux du fédéral la claire prédominance du français.

La réponse confuse du PQ au réveil qui s’amorce

Des voix commencent cependant à s’élever contre notre démission béate en matière linguistique, dans la foulée de la fondation du Mouvement Montréal français. Ces voix qui réveillent nos chairs alanguies et dégrisent nos esprits pour nous rappeler à nos responsabilités collectives ne trouvèrent pas d’emblée, à l’écoute de leurs mauvaises nouvelles, une oreille sympathique et attentive dans la classe médiatique, relais incontournable de toute question publique. Mais le message perce de plus en plus. Suite aux articles de Noée Murchison dans Le Journal de Montréal, et à ceux de Robert Dutrisac dans Le Devoir[15], les interventions du Mouvement Montréal français ont obtenu davantage d’attention, tout comme la dissension des analystes mise sous le boisseau par la présidente de l’OQLF. Depuis, sont notamment parus les ouvrages de Jean-Claude Corbeil et de Christian Dufour, mais aussi de démographes comme Charles Castonguay, et l’IRFA a été fondé en réponse aux veuleries de France Boucher et du gouvernement qui l’appuie[16].

Toutefois, le PQ n’offre pour toute réponse qu’un programme incohérent en 2008. Quand un homme aux opinions stipendiées, tel qu’André Pratte, renchérit sur les propositions linguistiques des chefs souverainistes, sans oublier les roucoulements de The Gazette[17], ces derniers auraient lieu de s’interroger sur celles-ci. Un ressaisissement s’impose, tant au niveau national, devant des élites de plus en plus égarées dans la négation de notre intérêt national, qu’au niveau politique, devant des partis nationalistes désorientés, spécialement en ce qui concerne l’État français.

Depuis les années 1990, le Québec a glissé de plus en plus vers l’idéalisation du bilinguisme et du multiculturalisme au Québec même, et ce, sous gouverne péquiste. Sur le simple plan de la claire prédominance du français, le PQ n’a pas voulu revenir sur la loi 178 ni proposer quelque mesure que ce soit de renforcement du français, entre 1996 et 2003. Au contraire, il a favorisé le développement d’un comportement insidieux au sein des services publics québécois : comme le journaliste Robert Durtrisac l’a montré, la logique qui prévaut dans nos services publics n’est pas la prédominance du français. C’est le bilinguisme à volonté, conçu comme un droit strictement individuel à la canadienne, même que l’idée de favoriser le français peut être vivement découragée au sein de certains bureaux. L’État québécois ne se comporte pas avec les immigrants, les allophones ou les entreprises comme si le français était la langue officielle du Québec, mais traite en État bilingue. Or les pratiques dévoilées par Le Devoir[18], et j’insiste sur ce point, n’ont pas été instituées par les libéraux de Charest. Non, elles datent des années 1990. Ce sont les péquistes qui ont laissé s’implanter cette logique de bilinguisme à la Trudeau.

Cette désorientation, qui dévoile une faiblesse doctrinale, a des effets déplorables. Notre État québécois ne se comporte pas de manière à envoyer le message que le français est la langue commune, mais bien comme une province bilingue d’un pays bilingue. À cela on peut ajouter la folie des deux CHU à Montréal, financés à égalité : accorder 50 % du financement à une institution anglaise à Montréal est non seulement inéquitable pour la majorité, mais très dangereux pour le français. À quoi s’ajoute aussi le financement universitaire qui dépasse même 50 % pour les universités anglophones de Montréal, comme Marc Chevrier l’a soulevé dans L’Action nationale d’octobre[19]. Comme Mario Beaulieu vient de le rappeler, pour 8 % d’anglophones au Québec, 25 % du financement universitaire québécois et 35 % des subsides universitaires fédéraux au Québec, vont aux établissements anglophones[20]. Les effets de ces folies seront gravissimes si nous ne redressons pas la barre rapidement. Ce qui menace, comme le souligne Christian Dufour, c’est la créolisation de notre culture chez nous. En d’autres mots, la louisianisation, pilotée puis soutenue – c’est un comble ! – par le parti souverainiste !

En somme, la désorientation et l’incohérence affichées par madame Marois en ce qui a trait à l’État français affectent le PQ au moins depuis l’époque de Lucien Bouchard. Du côté de l’intégration des immigrés, en choisissant le nom de ministère de l’Immigration et de la Citoyenneté, le PQ affirmait d’un côté des principes d’intégration républicains, de «convergence culturelle». Ces principes favorisent l’intégration de l’immigré comme membre de la communauté politique nationale, donc en tant que citoyen d’abord et non pas membre d’une minorité ethnique. Bref, ces principes affirment clairement que l’objectif de notre politique d’immigration est d’augmenter le nombre de Québécois (intégrés culturellement et politiquement), pour des raisons démographiques et économiques ; pas de créer de nouvelles demi-nationalités en notre sein comme le seraient de véritables «communautés culturelles».

Mais de l’autre le PQ sapait cette intégration en pratique en abolissant les COFIS et tout le mouvement souverainiste à la fin des années 1990 s’engageait dans une logique multiculturaliste, comme Mathieu Bock-Côté l’a relevé dans La dénationalisation tranquille. Pour ne citer qu’un exemple éloquent, mentionnons les fortes orientations multiculturalistes de la réforme pédagogique initiée sous madame Marois : les nouveaux programmes veulent transmettre une image du Québec bilingue et multiculturel[21].

Les mesures du Parti québécois manquent trop souvent de cohérence et sont à demi-mélangées de principes trudeauistes conçus pour les défaire, depuis une bonne douzaine d’années au moins. Après le sursaut de 2007 – qui ne lui a sûrement pas nui le 8 décembre –, le PQ de 2008 paraît atteint d’une sévère rechute. Il ne se montre pas prêt à confronter les vrais enjeux de notre avenir national. Sans la pression d’un PQ cohérent en la matière, le PLQ a pu se permettre une réponse toute superficielle à la crise linguistique, tout comme l’effondrement de l’ADQ dans les sondages a permis au PLQ de ne présenter qu’un «contrat moral» vide d’effets concrets en guise de réponse aux défis de l’intégration[22].

Le PQ a le devoir de présenter une solution cohérente à la question de la claire prédominance du français et de la francisation de notre immigration. Et le Québec a grand besoin de partis nationaux qui le fassent. Mais en donnant sa caution au gouvernement libéral qui voulait augmenter les seuils d’immigration, le PQ n’a pas offert une réponse sérieuse à ces enjeux, bien qu’il prétende vouloir améliorer la francisation en augmentant les cours donnés aux nouveaux arrivants. Pareille amélioration exigerait des conditions minimales pour ne pas qu’une immigration accrue joue en défaveur du français : accroître davantage la proportion d’immigrants parlant déjà français, ainsi que ceux issus d’origines dites francotropes (pays de la Francophonie ainsi que ceux de langue latine), répartir strictement les quotas de l’immigration en fonction d’emplois partout sur le territoire, de manière à réduire radicalement la proportion de l’immigration qui s’installe à Montréal, etc. Mais le Québec, en l’état actuel, a-t-il les pouvoirs d’orienter ainsi son immigration ? Voilà qui exigerait d’obtenir des responsabilités accrues en la matière. En attendant l’obtention de ces moyens, et la clarification de ces orientations fermes favorables à la francisation, une augmentation des seuils paraît irresponsable, comme le premier colloque de l’IRFA l’a exposé avec éloquence[23].

De l’affirmation nationale au diktat du pluralisme

Mais comment expliquer cet égarement, cette désorientation des partis souverainistes ? Le Parti québécois, porteur de l’idéal souverainiste, dévoyé de l’affirmation nationale, s’est plié au nouveau culte des bien-pensants : le diktat du pluralisme. Pareil retournement appelle une récapitulation de l’évolution amenant le Parti québécois de la promotion de l’État français à celle d’un Québec bilingue et multiculturel.

En effet, lorsqu’on veut dresser le bilan de la situation actuelle du français au Québec, l’attitude incohérente et plus que timide du Parti québécois depuis la démission de Jacques Parizeau en 1996 apparaît comme un facteur politique crucial. Car outre les égarements actuels qui font que la cause du français peine à trouver un défenseur politique, l’action du Parti québécois au pouvoir durant ses deux derniers mandats a affaibli le projet d’État français, qui s’affirmait depuis des décennies. Le résultat aujourd’hui est que le français et la perpétuation de notre identité nationale se retrouvent dans une situation extrêmement précaire et que, malgré un immense sursaut de l’opinion en 2006-2007, les politiques tardent à offrir une réponse décidée et cohérente à ces défis, les partis souverainistes au premier chef. Ils ne parviennent pas à se désembourber des avenues dans lesquelles ils se sont fourvoyés depuis 1996 – car le Bloc loge à la même enseigne[24].

Or l’égarement des partis souverainistes depuis 1996 exige une explication plus poussée : à mon avis cela s’explique par un double affaiblissement du nationalisme. Les échecs référendaires créaient les conditions matérielles de cet affaissement tandis qu’une faiblesse doctrinale devant un assaut idéologique institutionnalisé et amplifié par la mode progressiste post-68 en créait les conditions spirituelles. D’une part, le coup de 1982, d’autre part, la progression du libéralisme progressiste parmi les souverainistes, suite aux pressions du modèle gouvernemental trudeauiste appuyé par les attaques de la presse canadian contre l’affirmation nationale québécoise ainsi qu’à la nouvelle mode bien pensante qui est au libéralisme pluraliste en Occident.

L’exposé de ces phénomènes exige de récapituler l’élan de cette affirmation nationale que ces facteurs, couplés aux échecs référendaires, sont venus saper. Issu de l’élan d’affirmation nationale de la Révolution tranquille, le PQ, en principe, devrait demeurer fidèle à cette logique plus encore que le PLQ ou l’ADQ. Durant les années 1960 et 1970, les trois principaux partis à l’Assemblée nationale ont cependant participé à cette affirmation nationale[25]. Le PLQ proclamait l’État du Québec, gagnait une campagne dont le slogan était en 1962 «Maîtres chez nous». Après un secrétariat initié par le PLQ suite à une motion de l’U.N., le gouvernement de Daniel Johnson créa un ministère de l’Immigration pour que le Québec prenne en main l’intégration de celle-ci chez lui – ce dont les émeutes de Saint-Léonard en 1968 allaient rappeler l’urgence. Johnson fit aussi de notre Assemblée une Assemblée nationale, notamment. Ensuite, le PLQ de Robert Bourassa passait la loi 22 et surtout le PQ établissait la Charte de la langue française en 1977.

Ces ambitions n’étaient pas nouvelles. Il faut se souvenir des actions d’affirmation nationale d’Honoré Mercier et de tentatives, à son époque et plus tard, par exemple à l’initiative d’Olivar Asselin, d’augmenter la part d’immigration francophone, parmi celle venant d’Europe ou grâce aux rapatriements, comme de tentatives sous Maurice Duplessis, déjà, de faire du français la langue de référence en matière de législation québécoise (durant son premier mandat).

Néanmoins, avec la Révolution tranquille cette affirmation nationale a pris de nouvelles proportions. L’action politique de la Révolution tranquille faisait figure d’un aboutissement en promettant de réaliser enfin cet objectif d’abord défendu par les nationalistes de l’entre-deux-guerres, à l’instigation de L’Action française et de Groulx, qui défendaient l’idée d’un État français – c’est-à-dire l’assomption de l’État québécois comme l’État d’une majorité canadienne-française.

La logique de la loi 101 l’exprime le plus clairement : faire du Québec un État aussi français que l’Ontario est anglais. En somme, faire du Québec un État «normal» dans sa relation avec sa majorité et sa culture. De fait, la combinaison de politiques d’immigration favorisant l’intégration à la culture nationale commune, ce qu’on a appelé la «convergence culturelle», des succès de l’affirmation nationale dans divers domaines, notamment l’économie, et de la loi 101, a considérablement accru la proportion de notre immigration qui est francisée et intégrée à la majorité. L’anglicisation, en pratique, serait passée de 80 % des immigrés avant 1977 à environ 50 % aujourd’hui. Seulement, 50 % n’a rien d’une situation «normale». L’anglicisation en Ontario dépasse de beaucoup les 90 %. Une foule de domaines échappent à l’action de la loi 101, sans compter la nouvelle constitution de 1982 et les invalidations de la Cour suprême. Seulement, au lieu de trouver les moyens de continuer à avancer, le Québec recule désormais : le coup de 1982, conforté par 1995, semble avoir porté.

Une troisième grande défaite, 1982 ?

La victoire en 1995 aurait, tout porte à le croire, fait triompher chez nous notre modèle, notre ordre, notre langue, sans complexe. Mais un peu comme 1840 approfondit les effets de la Conquête, le résultat de 1995, toute demi-victoire qu’il fût, ne fit rien pour renverser ce nouvel ordre canadien. Au contraire, il lui permettait d’approfondir son action délétère sur notre collectivité. Après la Conquête, et l’Acte d’Union, le Québec a-t-il été atteint d’une troisième grande défaite, au milieu d’un élan d’affirmation nationale sans précédent dans son succès politique ?

Car le Québec n’était évidemment pas seul à avancer sur la voie du nation-building dans la Confédération canadienne. La centralisation fédérale est un axe capital d’affirmation du nationalisme canadian, au minimum depuis les premiers gouvernements de MacKenzie King et la commission Rowell-Sirois. Trudeau a renouvelé ce nationalisme d’une manière très astucieuse. Il a proposé une formule qui soit en accord avec la tradition de libéralisme constitutionnel centré sur la liberté individuelle et qui en même temps aide à distinguer le Canada non plus tellement de la Grande-Bretagne – ce que quelques nouveaux symboles nationaux récupérés du Québec allaient le faire, tels la feuille d’érable et l’Ô Canada – mais des États-Unis, face auquel le Canada anglais doit maintenir une forme de distinction.

Cette distinction n’est pas seulement faite de telle ou telle politique sociale pancanadienne. Non, sur le plan identitaire, le Canada se présente comme multiculturel et bilingue. Mais comme il ne s’agit pas de reconnaître des droits collectifs comme ceux de la nation québécoise, cela instaure en réalité un rapport de droits individuels entre le citoyen minoritaire et l’État central, à travers sa charte qui favorise une forme de nationalisme politique, en même temps qu’en pratique la nette prédominance de l’anglais favorise une assimilation culturelle à la majorité dans la plupart des cas, très fortement hors Québec, et dans de bonnes proportions malgré tout au Québec même. Les apparences multiculturelles favorisent, en définitive, une adhésion au Canada sans handicaper l’assimilation à l’anglais et le Canada se dote au surplus d’une distinction renouvelée par rapport aux États-Unis, aggiornamento du loyalisme à la monarchie britannique.

En face du projet canadian renouvelé par Trudeau, le Québec affirmait un objectif clair de construction nationale lui aussi, et ce, jusqu’au milieu des années 1990. Après certaines mesures adoptées par Duplessis – tels les points d’impôt québécois – la Révolution tranquille donnait sa pleine ampleur à cette affirmation nationale par les moyens que nous avons brièvement décrits. Cependant, les nationalistes canadians, Pierre Trudeau le premier, ont décrié toutes les mesures québécoises de la manière la plus sombre possible. En particulier, au nom d’une conception de la liberté dite «négative» ou plus strictement libérale, ils ont voulu dépeindre la loi 101 comme une atteinte aux droits individuels. Celle-ci incarne une mesure favorable à la liberté comprise selon une conception dite «positive» ou plus strictement démocrate (républicaine), c’est-à-dire que le citoyen est libre en tant que membre d’une communauté politique libre. En l’occurrence, cela signifie que la nation québécoise a le droit de prendre des mesures légitimes en faveur de son intérêt national bien compris. Elle le fait d’ailleurs sans aucune injustice, mais au contraire avec générosité – ce que représentait bien la loi 101 dans son intégrité en 1977. Elle ne retirait rien en effet aux droits minoritaires des anglophones et des autochtones.

Pourtant, les attaques contre la loi 101 et l’affirmation nationale, en particulier le projet souverainiste, furent nombreuses à tenter de dépeindre le Québec comme une terre liberticide et une collectivité encline à la discrimination raciste. Alors que Trudeau n’hésitait pas à qualifier la souveraineté du Québec de «crime contre l’humanité», on n’avait pas de mots assez durs, dans beaucoup de médias anglophones, pour les lois du Québec en faveur du français. Toujours au nom d’une conception libérale étroite et d’une bonne dose de mauvaise foi, on feignait par ces attaques de croire que le Québec persécutait sa minorité anglaise et les libertés individuelles. Le modèle québécois n’a rien d’antidémocratique, au contraire, il repose sur une conception plus démocratique, au sens de self-governement, alors que le modèle de nationalisme canadian est plus strictement libéral et individualiste dans ses choix institutionnels et moins démocratique, en niant l’autodétermination québécoise, comme en 1982.

Un complexe ? Le poids de la mode bien-pensante et des institutions canadiennes

Force est d’admettre que ces attaques incessantes, ces dénigrements par Pierre Trudeau et d’innombrables tribunes dans les médias canadians, ont paru affecter une partie des dirigeants péquistes qui ne défendent pas avec fermeté l’esprit de la loi 101. Sous le choc après les déclarations Parizeau, beaucoup de péquistes se sont laissés convaincre par ceux qui avaient eu honte de la loi 101 depuis le début, et qui ont adhéré aux arguments présentés par les anglophones pour décrier la loi – des arguments libéraux qui masquent mal, en réalité, un chauvinisme profond qui refuse le droit au Québec d’être aussi français que les États à majorité anglophone sont anglais[26]. Les souverainistes n’ont pas toujours solidement défendu le modèle québécois, avec la conviction d’avoir raison, mais ont plutôt commencé à hésiter à nous affirmer, de peur d’affronter ce barrage d’opprobre et de mauvaise foi.

Le discours du Centaur et le «Congrès du Miroir», sous la direction de Lucien Bouchard, le révélaient. Le Parti québécois et, plus généralement, le mouvement souverainiste laissaient l’affirmation nationale et l’ambition d’État français s’affaisser en cédant au diktat du pluralisme. Avant un sursaut à l’automne 2007, où le PQ semblait vouloir tirer les leçons de l’échec de l’élection de mars 2007 et du succès de l’ADQ, les partis souverainistes semblaient avoir développé un véritable complexe par rapport à l’affirmation nationale et à l’État français.

Je l’ai noté, Mathieu Bock-Côté a éloquemment illustré dans La dénationalisation tranquille, l’affaiblissement doctrinal interne qui s’est manifesté avec le plus de force après 1995. Il faut mentionner cependant une conjonction de facteurs, outre le lendemain de référendum : le poids systémique du modèle canadien qui prévaut sur le modèle québécois et a été renforcé depuis 1982 en même temps que le triomphe, à gauche, de ce qu’on a appelé la «gauche culturelle», et plus généralement, d’une réduction de la démocratie à une administration en fonction de «droits de l’homme» différenciés selon des identités culturelles minoritaires, sans oublier un contexte général de mondialisation. Le cas de la gauche culturelle sur lequel insiste Mathieu Bock-Côté est d’importance : il explique qu’autant d’intellectuels souverainistes se soient convertis eux-mêmes au projet trudeauiste pour le Québec, même dans leurs visées souverainistes. C’est un phénomène que je qualifie de «nouvel opium des intellectuels». De fait, une portion importante des intellectuels souverainistes, façon Cahiers du 27 juin, sont d’ardents défenseurs du libéralisme pluraliste à la Trudeau[27].

Le rapport Bouchard-Taylor n’est qu’un des plus récents exemples de cette logique d’alignement sur le modèle canadien, de normalisation du Québec dans le fédéralisme canadien, encouragé cette fois par une série d’intellectuels, dont une forte proportion de souverainistes déclarés, qui jouent, mutatis mutandis, le rôle que jouaient ceux de l’École des sciences sociales du père Lévesque dans les années 1950 et que dénonçait Michel Brunet[28]. Seul élément rassérénant, ce rapport qui favorise une conception bilingue et multiculturelle du Québec s’est attiré une sérieuse volée de bois vert.

Toutefois, il est impossible de négliger l’importance déterminante des institutions canadiennes redéfinies par Trudeau qui agissent au Québec avec valeur de suprématie sur les lois québécoises, nonobstant le fait que le Québec n’ait pas adhéré à la constitution de 1982. D’ailleurs, comme MBC l’indique lui-même ainsi que plusieurs autres[29], si l’affaissement fut aussi brutal après 1995, c’est en raison d’une faiblesse plus ancienne. Cette faiblesse n’était certes pas celle de Camille Laurin. Mais l’ensemble du mouvement, mis devant les attaques virulentes, et les nouvelles institutions canadiennes créées par Trudeau, s’est laissé contaminer par l’idéal de son principal adversaire. C’est ce qu’Éric Bédard a qualifié de «trudeauisation des esprits».

Ces deux facteurs idéologiques se conjuguent : le poids des institutions canadiennes et la mode bien pensante du pluralisme, «nouvel opium des intellectuels», qui en devient l’allié objectif, que ces intellectuels bien pensants se déclarent souverainistes ou non. En contrepartie, l’aile politique du mouvement souverainiste n’est pas armée d’une doctrine aussi forte, et clairement énoncée, de nationalisme que ne le sont les Canadians avec le modèle trudeauiste. La doctrine nationale étant moins fermement établie du côté souverainiste que du côté canadian, les souverainistes ont pu montrer une certaine vulnérabilité devant les offensives de critique libérale et nationaliste canadian, spécialement après 1995. Voilà un problème de fond.

Le nécessaire redressement doctrinal

En somme, la question centrale qui se pose est celle de la faiblesse doctrinale des mouvements politiques souverainistes, spécialement des partis. Les fédéralistes, en particulier les libéraux, profitent d’une doctrine très clairement articulée par Trudeau, libérale, multiculturaliste, qui anime un patriotisme canadien fort avec des principes clairs. La pensée de Trudeau, exprimée dans Cité libre avant sa prise du pouvoir, instituée une fois premier ministre, s’adossait au surplus sur l’engagement d’une pléthore d’intellectuels nationalistes canadians, non seulement ses proches tels Frank Scott, mais tous ceux qui avaient appuyé la centralisation depuis Mackenzie King, phénomène noté alors par Michel Brunet. Les néo-démocrates souscrivent à cet idéal, tout comme le parti vert d’Elizabeth May. Les conservateurs actuels s’appuient sur l’École de Calgary.

En face de quoi les péquistes, avec la loi 101 et la laïcisation des commissions scolaires, ont poursuivi, et paraissent encore poursuivre une logique d’affirmation de la communauté politique nationale, et donc de sa culture commune, y compris dans le domaine de l’intégration, logique plus républicaine, que le nationalisme québécois a de plus en plus développée à Québec à partir de la Révolution tranquille. Je l’ai relevé, ce sont d’ailleurs tous les gouvernements de la Révolution tranquille qui ont œuvré à faire de notre État un véritable État français, mais, depuis 1976, le Parti québécois s’en faisait le fer de lance.

Pour autant, comme je l’ai souligné, depuis 1996, ce sont les péquistes eux-mêmes qui ont initié des politiques dans l’administration de l’État québécois qui allaient dans le sens de l’harmonisation avec le multiculturalisme et du bilinguisme canadiens. Les politiques officielles du Québec, en pratique, vont de plus en plus dans la direction du libéralisme pluraliste à la canadienne au lieu d’affirmer haut et fort les principes républicains d’intégration et de laïcité, les principes de l’État français, que l’affirmation nationale québécoise construisait jusqu’au milieu des années 1990. Partant, un immense effort de cohérence est à refaire pour les souverainistes. Au vrai, c’est en ce domaine qu’il est le plus urgent d’agir en vue d’espérer à terme un redressement et une réponse aux défis actuels posés à notre dessein d’État français.

L’opinion publique a montré la voie en posant la question de l’intégration carrément, avec la polémique des accommodements raisonnables et l’intérêt pour la francisation qui s’ensuit logiquement. C’est vraiment à une carence doctrinale au sommet des partis souverainistes qu’on a affaire, où les souverainistes convertis au trudeauisme semblent avoir pullulé dans l’appareil et la direction, en contradiction avec la base, mais en accord avec beaucoup de journalistes – avec des exceptions, ceux de Quebecor principalement – et beaucoup d’universitaires et d’intellectuels. Or, la démission d’André Boisclair, qui avait affiché une conception multiculturaliste de l’intégration au moment de la décision de la Cour suprême sur le kirpan, ne règlera pas à elle seule le problème, les déclarations de madame Marois en 2008 le démontrent.

Pour résister au diktat du pluralisme, qu’imposent à la fois les institutions canadiennes depuis 1982 et une certaine mode de bien-pensants parmi les intellectuels, les nationalistes doivent reconstituer une doctrine forte et claire. Cette doctrine doit dissiper toutes les timidités liées aux accusations d’ «illibéralisme» en rappelant que l’objectif québécois est un objectif parfaitement légitime, d’autodétermination, laquelle est au fondement même de la démocratie. Autodétermination qui doit permettre au Québec, dans ses champs de compétence, de faire prévaloir ses choix, et d’autant plus ceux qui sont essentiels à son avenir national, comme la claire prédominance du français. Cette doctrine doit congédier toute timidité devant les accusations de fermeture ou de discrimination dues à une mode «droit-de-l’hommiste», ou multiculturaliste, qui confond diversité culturelle et multiculturalisme, en rappelant que la diversité culturelle de l’humanité repose sur l’existence de peuples aux cultures diverses, et non sur une politique de diversité ethnicisée interne. Cette doctrine doit rappeler la légitimité de l’idéal de l’État français, légitimité démocratique, et ambition «normale» de faire du Québec un État «normal», ni plus, ni moins. L’Action nationale, fidèle à sa mission, y travaille depuis plusieurs années maintenant, en particulier depuis que Robert Laplante a dénoncé la logique de minorisation à l’œuvre dans sa Chronique de l’enfermement [30].

Si le parti qui doit porter l’affirmation du Québec français, qui devrait le faire s’il représentait bien son électorat, ne le fait plus de manière cohérente, il s’ensuit qu’à présent, le plus urgent est de restituer l’esprit de la loi 101, par le biais d’une cohérence doctrinale. C’est la condition préalable au rétablissement d’une direction nationale à la tête de notre gouvernement. Les nationalistes, armés de cette pensée cohérente que j’appelle de mes vœux, doivent faire pression sur tous les partis politiques, et sur les partis nationalistes au premier chef, pour qu’ils retrouvent et renouent avec cette logique de la Charte de la langue française et de l’affirmation nationale. Pensée nationale cohérente qui est essentielle pour faire du Québec un État français.

 

 


[1] J’élabore sur cette question dans «Histoire, identité et démocratie», in François Charbonneu et Martin Nadeau (dir.), L’Histoire à l’épreuve de la diversité culturelle, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes – Peter Lang, 2008, p. 71-92.

[2] Robert Dutrisac, «Entrevue au Devoir – Marois veut des élèves bilingues», Le Devoir, 5 février 2008.

[3] Victor-Lévy Beaulieu «La traîtrise de Pauline Marois», Le Devoir, 12 février 2008. Mathieu Boivin, «Plus d’anglais à l’école – mauvaise idée», Le Journal de Montréal, 7 février 2008. Christian Rioux, «Full bilingue», Le Devoir, 15 février 2008 et «En passant par Bruxelles», Le Devoir, 29 février 2008. Voir également Paul-Émile Roy, «Le faux débat sur le bilinguisme. Le vrai débat est celui-ci : le Québec veut-il oui ou non exister comme État français ?», www.vigile.net, 25 février 2008.

[4] Pauline Marois, «Non à un Québec bilingue», Le Devoir et La Presse, 13 février 2008.

[5] Alain Dubuc, «La game», La Presse, 8 février 2008.

[6] Yves Michaud, au sujet de Sylvain Simard : «Une grave erreur de jugement d’André Boisclair», vigile.net, 9 novembre 2005.

[7] Lysiane Gagnon, «Une majorité unilingue ?», La Presse, 19 février 2008.

[8] André Pratte, «Pour un Québec multilingue», La Presse, 15 février 2008.

[9] Un mot sur l’extrapolation du cas irlandais au cas québécois, au risque de rappeler certaines évidences. L’Irlande, malgré une forte assimilation à la culture britannique et à la langue anglaise, maintient une identité de peuple distinct, grâce à un enracinement millénaire, à une identité ethnique celtique, dont le patrimoine est toujours très vivant de plusieurs façons, appuyée aussi sur le catholicisme, une forte homogénéité catholique de la République indépendante au moment de l’indépendance, et une géographie insulaire. En revanche, le Québec, malgré un enracinement séculaire, de par sa géographie, une fois assimilé linguistiquement, ne manquerait pas de se fondre dans un grand tout canadien, comme la Louisiane l’a fait dans un grand tout du vieux sud. Cela n’est qu’encore plus vrai avec la forte immigration exogène que connaît le Québec depuis des décennies.

[10] Catherine Mavrikakis, «Trahir la race: portrait de l’intellectuel québécois en Judas», Liberté, no 279, dossier «Québécois encore un effort», février 2008, p. 35-44.

[11] On pourrait citer, comme une des premières occurrences de cette jobardise (dans le cas de Catherine Mavrikakis), en tout cas la première que j’aie recensée, le dernier texte de Michel Venne au Devoir avant de se lancer à la tête de l’Institut du Nouveau Monde, où la comparaison entre l’Irlande et la Catalogne insinuait cette idée que Mavrikakis déclare tout de go.

[12] Comme on se le rappelle, Marcel Gauchet dénonçait déjà cette mode dans «Les droits de l’homme ne sont pas une politique», en 1982. C’est en effet depuis le début des années 1980, avec l’effondrement du marxisme et le triomphe de la mondialisation, que s’impose cette mode du libéralisme pluraliste. Toutefois, au Québec, elle avait atteint une bonne partie de la classe intellectuelle beaucoup plus tôt, dès l’époque de Cité libre.

[13] André Pratte, article cité.

[14] Si j’avais enjoint, peu avant le dépôt du rapport, la Commission d’offrir des directives pour renforcer le modèle québécois dit interculturaliste plutôt que le multiculturalisme («Un Québec multiculturel ou multiethnique ?», Le Devoir, 21 mai 2008), c’était dans l’optique d’un renforcement du principe de convergence culturelle, à l’exact contraire de la refonte du modèle interculturaliste que prône ce rapport.

[15] De Noée Murchison, voir notamment «I don’t speak French – Le français pas important», Le Journal de Montréal, 14 janv. 2008. De Robert Dutrisac, voir notamment «Québec s’adresse en anglais aux trois quarts des allophones», Le Devoir, 8 avril 2008 et «Québec bafoue la Charte de la langue. L’État communique en anglais avec les entreprises établies au Québec», Le Devoir, 17 avril 2008.

[16] Jean-Claude Corbeil, L’Embarras des langues. Origine, conception et évolution de la politique linguistique québécoise, Québec/Amérique, 2007 ; Christian Dufour, Les Québécois et l’anglais. Le retour du mouton, LER, 2008 ; Charles Castonguay, Avantage à l’anglais. Dynamique actuelle des langues au Québec, Renouveau québécois, 2008. Pour l’IRFA (Institut de recherche sur le français en Amérique), cf. www.irfa.ca

[17] Don MacPherson, «Charest and Marois both face their language hardliners», The Gazette, 9 février 2008.

[18] Voir Robert Dutrisac, articles cités.

[19] Marc Chevrier, «La petite politique d’un naufrage annoncé», dans le dossier «Le chaos universitaire», L’Action nationale, p. 108-129.

[20] Mario Beaulieu, «Les partis doivent s’engager à prendre des mesures sérieuses pour le français», Le Devoir, 1er décembre 2008.

[21] Pour de plus amples développements sur cette situation d’ensemble de la réforme, voir Charles-Philippe Courtois, «Introduction», Le nouveau cours d’histoire du Québec au secondaire : l’école québécoise au service du multiculturalisme ?, rapport de recherche de l’IRQ (Institut de recherche sur le Québec), à paraître en décembre 2008. Voir le collectif dirigé par Robert Comeau et J. Lavallée, Contre la réforme pédagogique, VLB, 2008.

[22] Mais même ce contrat moral était de trop pour certains beaux esprits. Voir Joseph Facal,«Les donneurs de leçons», Le Journal de Montréal, 5 novembre 2008.

[23] Lisa-Marie Gervais, «Premier colloque de l’Institut de recherche sur le français en Amérique – Québec devra prendre les grands moyens pour sauver le français dans la métropole», et Michel David, «Les mains liées», Le Devoir, samedi 29 novembre 2008.

[24] Le BQ semble par contre avancer une vision plus cohérente en proposant de retirer le Québec de l’application de la loi sur le multiculturalisme et l’extension de la loi 101 aux compagnies sous charte fédérale. Seulement son action politique d’ensemble, au moment d’écrire ces lignes, ne paraissait pas davantage empreinte de cohérence. La crise politique à Ottawa, la possibilité de renverser le gouvernement minoritaire conservateur par un autre de coalition libérale-néo-démocrate n’avait pas, en toute apparence, suscité chez le Bloc d’exigences de dévolution en échange de son appui nécessaire pour asseoir un gouvernement minoritaire.

[25] Voir notamment l’article de Lucia Ferretti, «La Révolution tranquille», L’Action nationale, novembre 1999, p. 60-91.

[26] Idéal qui n’empêche aucunement de bien enseigner les langues étrangères à l’école québécoise ni non plus de respecter les droits des minorités, mais commande de nous respecter nous-mêmes.

[27] Jocelyn Maclure l’exprime très clairement dans «Les raisons de la laïcité ouverte», Le Devoir, 24 novembre 2008. Il y qualifie sa position, favorable aux cours d’Éthique et de culture religieuse, de libérale pluraliste, et l’oppose aux positions conservatrices et républicaines qui ont en commun un nationalisme certain.

[28] Michel Brunet, Canadians et Canadiens, Fides, 1954. À ce sujet, consulter Jean Lamarre, Le Devenir de la nation québécoise, Septentrion, 1993.

[29] Voir notamment : Éric Bédard, «Souveraineté et hypermodernité – La trudeauisation des esprits», Argument, vol. 10 no 1, aut. 2007 – hiv. 2008, p. 101-126. Mathieu Bock-Côté, La dénationalisation tranquille, Boréal, 2007. Danic Parenteau, «La pensée nationaliste québécoise à l’épreuve du multiculturalisme canadien», communication présentée au Colloque de l’Institut d’études canadiennes de l’University of Alberta, Les nationalismes au Canada : état des lieux, 21 novembre 2008. Charles-Ph. Courtois, «Retour historique sur l’échec du souverainisme», communication présentée au Colloque organisé par le MNQ à l’occasion de son 60e anniversaire, Bilan et avenir du nationalisme québécois, 18 octobre 2008.

[30] Robert Laplante, tout en critiquant la «langue de l’imposture» du bilinguisme et du multiculturalisme fédéraux adoptés en refus du biculturalisme (Chronique de l’enfermement, L’Action nationale éditeur, 2004), fut l’un des rares au début des années 2000 à rappeler l’objectif fondamental de l’État français. L’Action nationale a notamment dénoncé la folie des deux centres hospitaliers universitaires à Montréal. Depuis, une quantité de penseurs sont intervenus dans la revue sur les questions de l’affirmation nationale, de la langue, de l’intégration et de la transmission (en lien avec l’enseignement de l’histoire). Plusieurs jeunes penseurs se sont d’ailleurs joints à l’équipe à travers les séminaires de lecture de la revue, lesquels sont des cénacles d’élaboration de cette pensée nationale renouvelée.