Ou la liberté, ou la mort

Ce texte de Pierre Falardeau a servi de narration à un film d’une minute réalisé dans le cadre d’un collectif de cinéastes en 1995 pour une œuvre intitulée 1837 secondes pour l’indépendance. Ce texte pose la question la plus fondamentale du débat québécois sur l’indépendance.

Ou la liberté, ou la mort

La lutte pour la libération de notre pays n’est pas une lutte constitutionnelle. C’est une question de vie ou de mort. Ou rester à jamais une minorité de braillards et mourir à petit feu comme à Sault-Sainte-Marie, ou devenir un peuple libre et vivre debout. La lutte pour la liberté et l’indépendance n’appartient ni à un parti ni à une classe, mais à l’ensemble du peuple québécois. Chacun, quelles que soient sa langue, son origine ethnique ou la couleur de sa peau, est personnellement responsable. Responsable de tout, responsable de tous. Il y a un prix à payer pour la victoire ou la défaite. Chacun devra rendre des comptes. Le choix est simple : ou la liberté ou la mort !

Pierre Falardeau, 1995

Périodiquement, la lassitude politique amène la classe politique à remettre en cause le combat national. Ce texte de Falardeau répond définitivement au doute. Il nous renvoie à la dimension historique, qui pose la question cruciale de notre existence. On ne peut pas aborder la question nationale québécoise sans évoquer l’annexion brutale du peuple québécois à l’Empire britannique lors de l’invasion de 1759. Cette annexion à un empire apparemment dissous s’est en fait métamorphosée en une appartenance à la grande alliance anglo-américaine du fait de notre inféodation au Canada anglais. Dans le triangle Atlantique, « Canada, États-Unis, Royaume-Uni », l’existence du peuple québécois est une réelle menace stratégique à l’intégrité de cette puissance impériale reconstituée. Perçue comme telle sous l’Empire britannique, mais à nouveau sous celle de l’alliance anglo-saxonne où le président Roosevelt envoie une lettre au premier ministre Mackensie King pour lui suggérer une politique d’assimilation des Canadiens français, la menace canadienne-française puis ensuite québécoise a, depuis l’épisode des patriotes de 1837-38, fait l’objet d’une politique impériale permanente de réduction et d’acculturation du peuple québécois. Le 31 janvier 1839, le haut-commissaire John George Lambton Durham remettait au gouvernement de Londres son célèbre rapport qui sans rejeter la politique d’assimilation comme moyen d’intégration des Canadiens français à l’Empire britannique, la jugeait toutefois inefficace. Durham misera définitivement sur une politique de minorisation. Le territoire de la Nouvelle-France qui avait été morcelé lors de la conquête puis à nouveau lors de la guerre d’indépendance américaine serait à nouveau remembré puisque depuis la colonisation du Haut-Canada par les loyalistes et l’immigration des îles britanniques, Durham croyait qu’avec l’union des deux colonies, la minorisation des Canadiens français ne serait plus qu’une question de décennie. L’œuvre fut achevée lors de l’avènement de la Confédération de 1867 où, avec l’entrée des provinces atlantiques, la minorisation était désormais acquise. Malgré l’autonomie relative de la Province de Québec, ce nouvel état inféodé consenti aux Québécois, la politique de minorisation continuait son œuvre dans les territoires à majorité britannique.

L’interdiction de l’enseignement du français au Nouveau-Brunswick, au Manitoba et en Ontario n’était que la manifestation la plus sinistre d’une politique qui n’avait plus à être promulguée puisque par la simple force des institutions elle allait de soi.

Devenus le sanctuaire des Canadiens français, le Québec et son État ont longtemps été perçus par les nationalistes comme le rempart approprié au processus d’assimilation. Par contre, la minorisation mise en marche dès le lendemain de la conquête n’a jamais présenté autre chose qu’un aspect d’inéluctabilité. Tous les bons chercheurs connaissent cette spirale descendante. En 1760, nous formions en dehors des populations amérindiennes 100 % de la population du territoire canadien. En 1840, nous en formions encore 60 %. En 1867, ça tombe à 40 %. En 1950, 30 %. Au tournant des années 70, moins de 25 % et ça continue, 23 % aujourd’hui. Chaque année qui passe gruge ce chiffre. Sur le plan de la démocratie canadienne, nous n’avons plus aucune prise sur notre vie.

Du côté anglais, rendu à ce stade, le système impérial ne devrait plus se sentir menacé. Et pourtant non ! Les années 60 ont vu apparaître la montée en puissance de l’état québécois. Parallèlement, l’émergence d’un mouvement indépendantiste qui s’empare du pouvoir d’État en 1976 laisse voir que le processus de minorisation ne serait pas suffisant pour contrer la trajectoire dissociative du peuple québécois au sein de l’empire. Certes, les Québécois n’ont plus de pouvoir sur l’ancien territoire de la Nouvelle-France devenu la Confédération canadienne, mais ils sont en train d’en construire un nouveau à l’intérieur du sanctuaire qu’est devenu le territoire québécois.

Dès la prise du pouvoir par le Parti québécois, Ottawa, le dépositaire de l’héritage néo-colonial met en place une politique d’harnachement de la nation québécoise. Outre les velléités de résoudre la question par l’intervention armée où octobre 70 n’était qu’une répétition générale, Ottawa met en place une politique de colonisation, mot qu’il faut interpréter dans son sens littéral. Un reportage de Radio-Canada paru au tournant des années 90 nous révèle qu’Ottawa a fait le choix d’implanter du côté québécois de l’Outaouais, toute une série d’édifices fédéraux pour s’emparer du centre-ville de Hull et favoriser en sol québécois le déménagement de fonctionnaires fédéraux qu’on croyait avec raison plus fidèles à l’identité canadienne que la population ouvrière de Hull. L’opération a réussi en très peu de temps, la région de Gatineau est devenue aujourd’hui un bastion libéral quasi indestructible. Parallèlement à ce transfert de population, la nouvelle loi sur les langues officielles qui devait au départ assurer des droits aux francophones hors Québec vise désormais à assurer la défense juridique et le soutien aux institutions de la minorité anglophone au Québec. Par ce tour de passe-passe, la langue de la majorité continentale et canadienne est protégée sur le territoire du Québec et la langue de la minorité française est soudainement attaquée de toutes parts lors d’une guérilla juridique incessante visant à contrer les effets de la loi 101.

Ces mesures ne sont rien en regard d’une politique structurante rarement mise en cause par les politiciens québécois à savoir le déséquilibre du financement des institutions de haut savoir. En effet, le réseau universitaire anglophone reçoit 30 % de l’aide fédérale consentie aux universités du Québec et ce pour une population d’origine britannique qui frise les 8 %. La machine à assimiler s’est remise en marche malgré tous les efforts que Québec peut avoir mis depuis 30 ans pour contrer l’anglicisation.

La réalité en chiffres, c’est que les Québécois de langue maternelle française qui formaient 83,3 % de la population en 1991 en forment aujourd’hui 79 %. Il n’y a pas à se surprendre quand on sait que 60 % des nouveaux arrivants s’intègrent presque obligatoirement à la communauté anglaise. Ce chiffre reflète d’ailleurs le même pourcentage d’étudiants allophones qui choisissent de poursuivre leurs études en anglais même après fréquenté l’école française en conformité avec la loi 101.

Ce que révèle cette analyse de facture historienne, c’est que le sanctuaire québécois subit lui aussi les conséquences du rapport Durham. Désormais, la minorisation déborde la cadre strictement canadien pour devenir un phénomène québécois. À cause de ses institutions, de sa masse et d’une forte conscientisation politique, on ne se dirige pas toutefois vers la louisianisation. Par contre, s’il y a un parallèle à faire c’est avec d’autres nations minoritaires, comme celles des Basques ou des Catalans.

On sait aujourd’hui que dans la Communauté autonome basque, la population d’origine basque ne représente que 70 % de la population. En Catalogne, les Catalans ne représentent plus que 55 % de la population. Bilbao et Barcelone, les capitales économiques de ces deux nations sont des villes pratiquement espagnoles où les langues nationales sont confinées exclusivement au cercle familial. À Montréal, on n’y est pas encore, mais on se dirige vers l’anglicisation à la vitesse grand V. Ce qu’on appelle l’équilibre linguistique montréalais est en fait l’évolution du phénomène de diglossie qui inévitablement doit amener cet équilibre à se rompre un jour ou l’autre en faveur d’une des deux langues. Tous les indices linguistiques actuels montrent que cette diglossie ne pourra disparaître dans l’état actuel des choses qu’en faveur de l’Anglais. Ce qui nous attend, c’est la situation catalane. Nous serons très bientôt, une population française dont la capitale économique vivra dans une autre langue. À partir d’un certain seuil d’abaissement démographique, mettons autour de 75 %, les Québécois ne pourront probablement plus inscrire leur lutte de libération nationale dans un cadre classique de démocratie représentative.

La théorie du nationalisme civique ne s’applique malheureusement pas dans un cadre issu du monde colonial. En pratique la ségrégation linguistique des institutions montréalaises et le morcellement par territoires linguistiques font en sorte que 20 % de la population québécoise est étrangère à tout débat national. À vrai dire, elle reçoit toute son information de sources anglo-canadiennes ou même simplement américaines et reste étrangère à tous points de vue à la culture québécoise. Cela ressemble énormément à la situation basque où seuls les Basques se risquent à voter pour des partis basques toutes tendances confondues. Pour faire aboutir tout projet national au Québec, il semble évident dans un cadre démocratique que tout effort d’émancipation nationale présuppose d’avoir d’abord gagné la bataille de l’intégration.

La question n’est pas de savoir si le Québec compte trop ou pas assez d’immigrants mais à laquelle des deux communautés linguistiques ils arriveront à s’intégrer. Sur le plan politique, on peut en venir à cette conclusion, s’il est vrai qu’en faisant l’indépendance on sauvera la langue française, il est encore plus vrai que c’est en sauvant la langue française qu’on rend possible l’indépendance.

Dans les faits, la vie démocratique au Québec est liée à la pénétration de la langue et de la culture française dans les foyers de Montréal et de Gatineau. Défendre le français, c’est défendre la démocratie. Les deux questions culturelles et politiques sont dans le contexte québécois éminemment soudées.

Il reste un point très important à aborder. Nul besoin de souligner que tout déclin démographique des francophones est au premier degré favorable au Parti libéral du Québec qui n’a d’ailleurs jamais depuis 1972 passé une seule législation ni pris aucune mesure en faveur du français. La politique impériale de minorisation telle que conçue par lord Durham trouve donc des défenseurs au sein même du monde politique québécois. Défenseurs probablement inconscients d’ailleurs, car le maintien du fait colonial sur l’île de Montréal tient d’ailleurs autant des interventions québécoises que des politiques fédérales.

Le financement outrancier des universités anglophones de même que le développement accéléré du réseau anglophone des cégeps est presque entièrement financé par Jean-Baptiste le Québécois. Que l’Université Concordia loge aujourd’hui dans la maison mère des Sœurs grises et le cégep Dawson dans celle des Dames de la Congrégation est hautement symbolique. Pour sa part, dans les années 1970 le cégep Dawson logeait dans un banal édifice du carré Viger, il est aujourd’hui malgré la dénatalité le seul cégep au Québec qui ait progressé au point de devenir aujourd’hui le plus important cégep québécois. Ceci relève d’une politique uniquement québécoise, comme si nous avions intégré en nous la volonté manifeste de l’Alliance impérialiste anglo-saxonne de nous voir disparaître.

La morale de cette histoire, c’est que malgré tous les dénis politiques, le fait colonial est loin d’être disparu au Québec. Il n’est plus imposé par Londres, mais fait partie des vieilles habitudes des Québécois qui les reprennent à leur compte tout en croyant que maintenir la ségrégation linguistique et même l’oppression linguistique fait partie des exigences du modernisme alors qu’il s’agit d’un processus d’auto-destruction. Et ce comportement est d’autant plus dangereux qu’il semble inconscient.

La morale de cette morale, c’est que la lutte pour l’indépendance n’aboutira pas si elle n’est pas en même temps une lutte anticoloniale interne visant à abolir la ségrégation linguistique et l’oppression linguistique. Il faut savoir toutefois que cette politique n’est plus décidée par Londres, mais appliquée principalement par les Québécois dans un processus d’autocolonisation.

Je reviens maintenant à l’énoncé de Pierre Falardeau. En paraphrasant les révolutionnaires français de 1789 avec la formule : La liberté ou la mort, il pose la question québécoise dans son essence même. Il change la phrase en celle-ci : « Ou la liberté ou la mort. »

La conscience historique ne permet pas de nous tromper. Depuis 1759, la spirale descendante n’a jamais été infléchie dans un autre sens. Choisir l’appartenance au monde anglo-saxon, c’est choisir la disparition proche ou lointaine du peuple québécois. Actuellement le déclin se précipite, mais il pourrait retrouver bientôt son rythme normal de lente décrépitude. Deux choix s’offrent à nous : La médiocrité comme destin national pour un horizon pouvant s’étendre sur quelques siècles encore ou un véritable sursaut dans les quelques mois ou quelques années qui viennent. Il s’agit de profiter de la dernière fenêtre de lancement qui nous reste avant la grande éclipse qui nous guette.

Comme dirait Falardeau, ce n’est pas une lutte constitutionnelle. C’est une lutte entre la vie et la mort.