Printemps 2024 – Ouvrir de nouveaux espaces

Mine de rien, les Cahiers voguent sereinement vers la vingtaine. C’est une réussite dont nous sommes fiers, mais qui ne nous étonne guère. Depuis le tout premier numéro, nous sommes convaincus de la pertinence et de l’utilité d’un tel outil pour soutenir et enrichir la vie des livres. L’œuvre que nous poursuivons a toujours été […]

Mine de rien, les Cahiers voguent sereinement vers la vingtaine. C’est une réussite dont nous sommes fiers, mais qui ne nous étonne guère. Depuis le tout premier numéro, nous sommes convaincus de la pertinence et de l’utilité d’un tel outil pour soutenir et enrichir la vie des livres. L’œuvre que nous poursuivons a toujours été d’abord conçue comme une contribution intellectuelle. La critique rigoureuse, le questionnement des ouvrages et l’appréciation de leur contribution nous semblaient et nous semblent encore essentiels au dynamisme culturel. Discuter des livres, leur donner un écho dans les forums savants ou encore dans les divers réseaux qui définissent autant de publics, c’est d’abord affirmer et reconnaître que le travail de la pensée reste un travail de construction du sens, certes, mais aussi de partage d’une convivialité qui donne sa marque à la vie de la nation.

Il s’avère évidemment que nous œuvrons dans un espace culturel écartelé et qu’en cela, le travail d’élaboration de la référence commune est éternellement précaire. Champ de luttes dans un État qui l’instrumentalise dans tous les registres des « compétences partagées » la culture québécoise reste une culture entravée. La place des livres dans notre vie culturelle subit le même sort que tous les espaces culturels : elle reste en quête perpétuelle d’assises fortes, coincée entre diverses instances de légitimation et de soutien.  Pas niée, bien sûr, mais réduite à exister soit en mode mineur soit en sous-ensemble fractionné et décentré.

La transmission culturelle oscille ici dans une espèce d’entre-deux où les orientations de l’État canadien la pressent et la déportent en la mettant en demeure de se justifier de se sentir au centre de son monde. Telle est la logique de la condition minoritaire dans un régime qui, depuis toujours, la consacre partout à l’existence dédoublée, particulièrement dans tout ce qui renvoie à la perception de soi et aux conditions d’institutionnalisation des pratiques et des œuvres aussi bien que des héritages.  La chose est aggravée plus que jamais par la domination impitoyable de la culture de masse américaine assénée par tous les dispositifs de la culture numérique. La « découvrabilité », pour reprendre le terme qui s’est imposé à l’heure des GAFA, est aussi un enjeu majeur pour les livres et le rayonnement de ce qu’ils portent.

Depuis le tout début, les Cahiers sont donc constamment placés à un carrefour exigeant : faire vivre les livres dans l’univers de la culture savante, les faire rayonner dans un espace culturel où leur place n’est jamais acquise et qui, chaque année qui passe, se voit menacée de mille périls. Pour l’heure, le volet commercial et industriel ne se porte pas trop mal. Le monde de l’édition peut certes s’enorgueillir de quelques belles réussites et d’une santé relativement bonne dans un marché aussi étroit. Mais il y a tout lieu de rester vigilant, car de tels succès resteront toujours dépendants de la vitalité de la culture. Il faut dès lors tout mettre en œuvre pour que le livre ne soit pas relégué dans les interstices, renvoyé aux marges façonnées par le marketing.

Après toutes ces années où les Cahiers n’étaient disponibles que sur abonnement, car nous n’avions pas les moyens d’une plus grande diffusion.  Une autre étape s’ouvre avec la présente livraison. Le magazine sera désormais disponible en kiosque et en librairie. C’est un pari audacieux. La présence des revues et magazines dans les circuits commerciaux reste marginale. Il reste que tout élargissement de notre espace constituera un gain net. L’équipe éditoriale et L’Action nationale, soutenues par le mécénat qui nous apporte les liquidités nécessaires pour faire le saut dans la distribution commerciale, espèrent donc que le partenariat avec Messageries Dynamiques permettra d’élargir le cercle des lecteurs.

Les attentes restent modestes, néanmoins, car la vie des livres, en particulier celle des essais, restera marginale dans les médias de masse. Voilà des années que tous peuvent constater que les médias électroniques et les journaux traitent la production québécoise seulement sur le mode anecdotique en ne lui laissant qu’une part congrue. Et pourtant, quel dynamisme, quelle étendue et quelle qualité dans le monde des essais ! Heureusement, certains titres et certains auteurs remportent le succès qu’ils méritent ! Mais d’autres subissent les effets de la subordination culturelle pernicieuse dans laquelle vivent la parole et la pensée québécoises, subordination qui condamne notre culture à la sous-oxygénation chronique. Des pans entiers de la production restent prisonniers de traitements confidentiels, ballottés entre l’ordre marchand et les carcans politico-bureaucratiques.

C’est d’ailleurs l’un des commentaires les plus fréquemment portés à l’attention de la rédaction et des auteurs des comptes-rendus et critiques que nous publions : celui de l’étonnement devant la diversité et la richesse du paysage éditorial des essais. À notre échelle, nous parvenons à élargir les espaces. Nombre de nos lecteurs et abonnés n’en reviennent tout simplement pas de ce que Les Cahiers leur font découvrir. Nous en sommes ravis, bien sûr. Et cela ne fait qu’attiser davantage notre impatience devant la modestie de nos moyens. L’abondance et la qualité des publications justifieraient certainement que nous fassions un ou deux numéros de plus par année. Rien ne nous interdit donc de rêver que la présence en librairie nous apportera les ressources qui nous permettraient de satisfaire nos ambitions.

Pour l’instant, nous espérons d’abord que la présente livraison apporte plaisir et étonnement à ceux et celles qui nous découvriront en bouquinant en librairie ou en musardant devant les kiosques. Chaque nouveau lecteur apporte une nouvelle lecture, c’est d’abord ainsi que nous apprécierons l’élargissement de notre lectorat. C’est l’enrichissement du dynamisme culturel, notre ambition. L’opulence de la production finira bien par donner tous ses fruits. Il viendra le jour où la pensée québécoise en essais donnera à notre culture l’élan que sa puissance lui mérite pour nourrir la référence québécoise et en faire le centre de gravité de la vie de l’esprit en cet incertain pays. Il viendra aussi, souhaitons-le, le moment où les travaux des essayistes trouveront leur place au cœur de la transmission culturelle que doivent assumer bibliothèques, maisons d’enseignement et instances de débats publics qui vivent elles aussi, malheureusement, le même défi de précarité.

Les Cahiers de lecture ont un public fidèle et passionné. Il s’élargit de numéro en numéro, patiemment, discrètement. Bienvenue à ceux et celles qui nous découvriront.

Robert Laplante

Directeur des Cahiers de lecture

Cahiers de lecture – Printemps 2024

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