Pandémie et indépendance

Durant la crise sanitaire, j’ai entendu plusieurs personnes prédire que la pandémie aura des effets positifs sur le niveau de soutien à l’indépendance parce qu’elle dévoile les contradictions du Canada. C’est une hypothèse légitime, mais comme toutes les hypothèses, elle est incertaine et pourra se révéler fausse.

Ce raisonnement procède d’un défaut de notre culture politique qui a tendance à se fier aux forces de la Providence et à minimiser les efforts à faire pour que la réalité change. Pendant des décennies, le discours souverainiste nous a incités à l’attentisme et à la passivité en soutenant que l’indépendance adviendrait par un simple vote référendaire et sans que le Canada ne s’y oppose ardemment. Il fallait simplement attendre que le fruit soit mûr ou que les conditions soient gagnantes. Le bon gouvernement allait suffire à éveiller les consciences. Or, ces espérances ne se sont pas concrétisées, la réalité n’a pas changé et le Québec est toujours sous la tutelle du Canada.

Notre ancienne mentalité catholique colore souvent nos jugements et nous fait croire que l’histoire avance par l’opération du Saint-Esprit. Au fil des siècles, des échecs et des déceptions, nous avons perdu le sens du combat, de l’affrontement, de la résistance dans la durée. Nous en sommes venus à penser que notre émancipation allait venir des rejets répétés du Canada de nos demandes légitimes. Cette thèse est encore défendue par un candidat à la direction du Parti québécois qui cherche de l’espoir dans les refus du Canada ; elle est aussi implicite dans la stratégie du Bloc québécois. Et pourtant, l’expérience des cinquante dernières années aurait dû nous convaincre du contraire parce que le Canada nous a dit non à de multiples reprises ce qui n’a pas rendu les Québécois et les Québécoises plus indépendantistes.

Et maintenant, la crise sanitaire que nous traversons nous fait revenir aux mêmes croyances. De nombreux nationalistes, certes de bonne foi, se font du cinéma en s’imaginant que François Legault entrera en conflit avec le gouvernement fédéral et comptent sur les divergences de stratégie dans la gestion de la pandémie pour transformer la CAQ en parti indépendantiste. Les lendemains risquent de ne pas chanter.

Je n’ai pas plus que les autres de boule de cristal, mais la méthode la moins erratique pour réfléchir sur l’avenir consiste à tenir compte des leçons du passé et des enseignements de la sociologie électorale. Je sais bien que si l’histoire bégaie, elle ne se répète jamais de la même façon. Mais on peut se fier aux tendances générales pour rester dans le sillon du plausible.

Il est indubitable que la pandémie a créé des conditions idéologiques favorables pour justifier l’indépendance en revalorisant le rôle de l’État, en dévaluant la mondialisation comme source de développement, en montrant de façon concrète la nécessité de contrôler les frontières, les mouvements de population et les approvisionnements en matériel médical. Pour sortir de cette crise, on a fait appel au nationalisme économique, à la souveraineté sanitaire, à la souveraineté alimentaire et à l’achat chez nous. Mais il n’y a rien de nouveau sous le soleil et on a tenu le même discours durant la crise des années trente et par la suite avec la montée du mouvement coopératif et la création d’une bourgeoisie nationale. Ce nationalisme économique n’a pourtant pas mené à la réalisation de l’indépendance parce que pour que celle-ci advienne il faut une culture politique de combat et une volonté politique forte ce qui a manqué cruellement au peuple québécois jusqu’ici.

On sait que les situations de guerre ou de crise ont habituellement pour effet de susciter le ralliement aux dirigeants politiques, c’est le phénomène que les politologues américains appellent le « Rally Around the Flag ». Lorsque la patrie est en danger, les citoyens serrent les coudes, taisent leurs divergences et pratiquent la solidarité. Les chefs politiques obtiennent des taux d’approbation inégalés et le plus souvent ils sont reportés au pouvoir à la sortie de la crise. Le cas le plus récent de ce phénomène est celui du président Bush junior après les attaques contre le World Trade Center.

Comment ce phénomène se traduira-t-il au Canada et au Québec ? À court terme, la gestion de la pandémie profite largement à François Legault, car elle lui a permis d’évacuer toutes les oppositions de l’espace public et d’occuper seul le terrain médiatique sur la scène québécoise. Pas étonnant qu’il recueille 90 % d’approbation des citoyens. Mais, il doit agir dans le cadre du fédéralisme, il n’a pas les coudées franches et surtout il ne maîtrise pas tous les leviers de l’économie.

Le partage des pouvoirs l’avantage dans l’immédiat parce qu’il contrôle les politiques qui affectent directement la santé de la population et il peut se présenter comme le grand protecteur de la nation confinée. Il a profité de la crise pour s’imposer comme le leader incontesté de la nation. Le bénéfice politique accumulé sera suffisant pour assurer sa réélection à la sortie de la crise. Mais inévitablement, il perdra des plumes avant que celle-ci ne finisse parce qu’il doit gérer un État provincial ce qui veut dire qu’il ne contrôle pas tous les outils de gestion et que ses champs de compétence touchent directement la vie des gens de sorte qu’il risque d’être de plus en plus contesté avec le prolongement de la crise. Son image a déjà commencé à se ternir avec la gestion erratique des CHSLD et avec son annonce de rouvrir le système scolaire au début de mai. La peur panique instillée par sa politique de confinement suscitera des résistances au déconfinement. Plus la pandémie durera, plus les restrictions des libertés fondamentales qu’il nous impose pèseront sur le moral des citoyens. Il pourra toujours se dédouaner de ses difficultés en rappelant que le gouvernement fédéral a tardé à fermer les frontières ce qui a contribué à amplifier la contagion. Il pourra aussi évoquer les bâtons dans les roues que le gouvernement fédéral lui a mis pour procéder au déconfinement. Comme d’autres avant lui l’ont fait, il fera vibrer les cordes du nationalisme pour consolider sa base électorale, mais cela ne le mènera pas sur la route de l’indépendance. Sa marge de manœuvre idéologique est limitée par le cadre du régime fédéral.

Il faut aussi considérer que le premier ministre Legault n’est pas le seul joueur sur l’échiquier, il y a aussi le gouvernement fédéral qui, lui, est maître des vrais pouvoirs, des politiques fiscales, budgétaires, monétaires et commerciales, en plus de détenir les pouvoirs d’urgence « nationale ». On peut conjecturer que la pandémie profitera aussi au gouvernement de Justin Trudeau. Certes, dans les médias québécois, il ne s’est pas imposé comme un leader fort à l’instar de François Legault, mais il ne s’est pas déconsidéré non plus se présentant comme le commandant en chef du sauvetage économique.

Cette crise fut pour lui une bénédiction, car elle lui a permis de sauver son gouvernement minoritaire en muselant les oppositions. Il n’aura pas à subir avant longtemps le test de la motion de censure, à moins de le décider lui-même lorsqu’il le jugera opportun pour sa réélection.

Profitant de la crise pour imposer son leadership défaillant jusque là, il a d’ailleurs eu l’outrecuidance au début de la pandémie de chercher à accroître son pouvoir en proposant au nom de l’urgence nationale de suspendre les travaux du parlement pour une période de 18 mois en réservant au seul gouvernement libéral le pouvoir de décider des impôts et des dépenses. Comble d’ironie ou d’inconséquence, les députés du Bloc québécois, censés défendre les intérêts du Québec, ont soutenu ce coup d’État pour une période plus courte de 6 mois. Ils avaient sous doute oublié que le même scénario de centralisation des pouvoirs s’était produit durant la crise de 1929 et durant la Seconde Guerre mondiale où le gouvernement fédéral s’était emparé de tous les pouvoirs fiscaux avec le consentement du gouvernement Godbout.

Trudeau a réussi à imposer la marque de l’État fédéral dans cette gestion de crise. Seul pilote tenant la barre de l’État fédéral dans l’adversité, il a incarné l’État providence dispensateur de la manne gouvernementale venue sauver les individus et les entreprises de la faillite. Il a même mobilisé le pouvoir militaire pour affirmer l’autorité du gouvernement fédéral dans l’esprit de la population en envoyant quelques centaines de soldats secourir les vieux abandonnés par le gouvernement du Québec. Il a réussi à montrer qu’il avait à cœur le bien-être de tous les Canadiens en leur procurant des chèques de subsistance. Sans regarder à la dépense, il a ouvert les caisses de l’État fédéral et engendré un déficit abyssal pour soutenir les Canadiens pris au dépourvu par les effets économiques de la pandémie. Il a bien pris soin d’arroser de dollars toutes les catégories de citoyens espérant un retour électoral sur les investissements de l’État et le déficit public. On estime à l’heure actuelle que le déficit de l’État canadien atteindra 252 milliards de dollars qu’il faudra bien rembourser un jour. L’État fédéral a en quelque sorte nationalisé l’économie canadienne sans que personne ne proteste. Il annonce qu’il est prêt à prolonger son audace dépensière pour de longs mois afin de relancer l’économie. Celui qui a mis du pain et du beurre dans l’assiette des Canadiens passera, lui aussi, pour un sauveur de la nation. On peut penser que la balance de la reconnaissance lui sera favorable et penchera en sa faveur lorsqu’il déclenchera la prochaine élection, ce qu’il fera probablement dès la fin de la pandémie avant que les Canadiens ne soient obligés de rembourser les coûts faramineux de ses décisions. Il pourra affronter l’avenir avec un gouvernement majoritaire.

Tous ces scénarios ne sont valables que dans la mesure où la pandémie se termine dans les prochains mois. Si elle persistait et menait à l’effondrement des économies, il est probable que les démocraties ne retrouveraient pas leur fonctionnement normal avant longtemps.

En ces temps de pandémie, il y a un autre réflexe atavique qui revient à la surface de notre culture politique : le mythe du sauveur, du grand chef qui viendra nous montrer le chemin de la terre promise et nous libérer des turpitudes du fédéralisme. La foi aveugle et l’espérance nous ont guidés longtemps comme peuple vers les culs-de-sac politiques. Une nouvelle ferveur apparaît à l’occasion de cette crise qui incite de nombreux nationalistes à penser que le premier ministre du Québec nous libérera du Canada. Mais dans un avenir prévisible, on peut se demander pourquoi François Legault prendrait le risque de redevenir indépendantiste alors qu’il peut facilement être réélu en continuant à prêcher un nationalisme identitaire dans le cadre du fédéralisme canadien. Et même si cette reconversion advenait, on ne construit pas un nouveau pays dans la facilité en s’en remettant aux sautes d’humeur d’un chef de gouvernement qui fait des allers-retours idéologiques, disant une chose et son contraire le lendemain.

Enfin, les temps de crise ne sont pas favorables au changement politique parce qu’ils cultivent la peur. L’esprit de l’époque est à l’instinct de conservation. La remise en question du régime et de la communauté politiques n’est pas à l’ordre du jour. Pendant de longs mois, si ce n’est des années, le débat public sera accaparé par le retour à la vie « normale » et surtout par le financement des déficits colossaux engendrés par la crise, car ceux-ci auront des conséquences sur l’ensemble des politiques publiques. Le repli sur soi et sur l’univers étroit de la survie n’est pas non plus propice aux grandes ambitions nationales qui impliquent une rupture avec le passé. Il faudra traverser une longue période d’incertitude et de convalescence collective. Il faudra reconstruire les organisations qui auront été mises sur pause et restaurer la culture démocratique affaiblie par la pandémie. Mais l’avenir dure longtemps, paraît-il, alors préparons nous à la renaissance en ne comptant que sur nous-mêmes.

 

* Politologue