Patrice Groulx. François-Xavier Garneau : poète, historien et patriote

Patrice Groulx
François-Xavier Garneau : poète, historien et patriote
Montréal, Boréal, 2020, 278 pages

L’année 2020 aura été l’occasion pour la maison d’édition Boréal de combler deux vides immenses dans notre littérature scientifique. Ont paru, à quelques mois d’intervalle, des livres tentant de cerner les contours de deux personnages d’importance dans l’histoire intellectuelle du Québec, soit le père dominicain Georges-Henri Lévesque et l’historien François-Xavier Garneau. Nous étions, pour notre part, impatients de mettre la main sur le travail de Patrice Groulx qui s’est penché sur la vie de notre premier historien national. Ainsi, de la lecture très attendue de François-Xavier Garneau : poète, historien et patriote, nulle déception. Bien au contraire. L’ouvrage de Groulx est une réussite qui mérite de bons mots. Non seulement l’historien pourvoit à une lacune de notre historiographie, mais il le fait en plus de belle manière.

Groulx retrace l’itinéraire d’un garçon du faubourg Saint-Jean à Québec, donc d’origines modestes, qui deviendra un de nos monuments littéraires à force de travail et d’acharnement. Contrairement à la « noblesse de robe » canadienne-française de l’époque, Garneau ne fréquente pas les institutions religieuses. Son œuvre s’en ressentira et ne s’attirera pas les bons mots d’une frange du clergé. Il fréquente l’école laïque de Joseph-François Perrault avant de passer sous la tutelle d’Archibald Campbell qui le forme au notariat. Devenu notable et entouré du prestige de la littérature dans laquelle il s’enivre, il gravite autour des leaders patriotes et de leur organe de presse, Le Canadien. Garneau se fait connaître d’ailleurs du lectorat patriote par ses poèmes. Après un voyage en France et en Angleterre, il revient au Bas-Canada en 1833 dans la tourmente de l’opposition entre le Parti canadien et le pouvoir anglais. Habitant à Québec, Garneau est aux premières loges de l’échec des Rébellions et de sa conséquence politique principale, l’union des deux Canada et la minorisation institutionnelle des Canadiens, devenus Canadiens français.

La rédaction et la publication de l’Histoire du Canada sont évidemment des évènements centraux dans la vie de Garneau. Comme le veut la légende, cette œuvre est une manière de rehausser le prestige de la culture canadienne(-française) et de répondre aux mots dénigrants de Durham. Et pour cause : le ton de son œuvre est pénétré par « l’esprit 1840 » et l’impératif de résistance d’un peuple appelé à disparaître. Mais Patrice Groulx avance tout de même une autre hypothèse qui ajoute de la profondeur à la « théorie de la réplique ». Garneau, en intellectuel éclectique et boulimique de lectures, a fondé deux revues dans sa vie de jeune adulte, L’Abeille canadienne puis L’Institut. Elles n’ont cependant pas capté l’attention des lettrés et sont, en quelque sorte, mort-nées. Ces deux expériences lui ont fait prendre la mesure de la fugacité de l’écrit au Bas-Canada. « Alors, comment combattre l’amnésie ? [Garneau] sait que les livres d’histoire durent et, petit à petit, il se donne les moyens d’en écrire un. » (p. 91) Le poète ne fait pas le deuil de la littérature, il opère la sublimation de son énergie créatrice et patriotique en œuvre historique.

François-Xavier Garneau se lance ainsi dans l’écriture de son Histoire du Canada. Pour ce faire, l’historien use des bibliothèques qu’un homme fréquentant les milieux politiques comme lui a à sa disposition, mais pas seulement. Patrice Groulx explique comment Garneau nourrit son œuvre d’une multitude de documents officiels, de rapports et de livres que lui font parvenir ses contacts européens et américains. Cette masse de documents ne dort jamais bien longtemps sur le bureau de l’historien. Ce dernier ne se contente pas de publier une seule mouture de son Histoire. De 1845, date de parution du premier volume, jusqu’à sa mort en 1866, il n’aura de cesse d’enrichir son récit et d’affiner sa prose à la lumière des documents qui aboutissent sur sa table. Pour cette raison, les trois différentes éditions de notre première histoire nationale sont l’œuvre d’un auteur zélé qui comprend que l’histoire d’une communauté a à voir avec son inscription dans le temps et sa pérennité culturelle.

À la lecture de l’ouvrage de Patrice Groulx, un versant de la vie de l’historien national nous frappe par sa permanence et son prolongement dans la condition québécoise contemporaine. Garneau ne vivra jamais de sa plume ni de poète ni d’historien. Plus encore, sa vocation littéraire lui en coutera, autant en argent sonnant et trébuchant qu’en capital santé. Ses livres se vendent plutôt mal et n’arrivent que médiocrement à rembourser ses frais d’édition. Il s’adonne à la correction et au raffinement de son Histoire seulement lorsque son travail de notaire, de traducteur, de secrétaire, de conseiller (!) est terminé. Il mène une véritable vie d’ascète qui amenuise ses forces. Toujours, il quémandera des subventions à un pouvoir politique au mieux désintéressé, au pire hostile à son chantier historique. Décidément, Garneau, ses embuches et son dévouement nous parlent encore avec beaucoup d’acuité. Ils illustrent la tragédie du lettré canadien-français et québécois condamné à vivre une vie intellectuelle à la manière d’un dilettante.

Un autre aspect qu’il nous importe de soulever est la puissance du lien que les francophones d’Amérique conservent avec leur mère patrie, la France. Même si « François » est jaloux de ses droits anglais, son esprit est pétri de cette culture française qu’il admire. Comme à la recherche d’une « victoire par procuration », il est habité par la figure de Napoléon qui, contrairement aux élites d’ici, a cristallisé la révolution libérale en plus de tenir l’Angleterre en respect pendant de longues années. À plusieurs reprises, Garneau cherchera à faire connaître son œuvre en France. En vain ! Les quelques exemplaires qu’il expédie à ses contacts français se vendent mal et ne suscitent aucun enthousiasme en dehors des quelques auteurs qui s’intéressent aux vieilles colonies françaises, comme Rameau de Saint-Père. Groulx pose cette question rhétorique absolument lumineuse qui explique pourquoi les milieux littéraires français sont hermétiques à l’Histoire de Garneau : « Quel encouragement Garneau espère-t-il obtenir en décrivant sa nation incertaine comme s’il s’agissait d’un fantôme ? » (p. 165) Le destin crépusculaire d’un Bas-Canada en voie de minorisation n’enseigne rien à une France orgueilleuse de sa grandeur. La matrice intellectuelle de Garneau parle aux nations habitées par un sentiment de vulnérabilité et non à celles au pinacle de leur prestige. Bref, il faut attendre plus d’un siècle et demi avant que le « Nous sommes tous Québécois » d’Alain Finkielkraut n’émeuve la France.

Finalement, rappelons la qualité de l’ouvrage biographique composé par l’historien Patrice Groulx. Il conclut celui-ci sur l’importance de Garneau dans « l’histoire de notre histoire ». Il fait un appel aux universitaires, car « l’œuvre de Garneau dans l’historiographie, la littérature et le mouvement des idées sociopolitiques reste à faire. » (p. 259) Groulx souhaite que soit publiée la correspondance privée de Garneau. Ici, nous nous devons de manifester notre désaccord. Ce n’est pas la correspondance de Garneau qui doit faire l’objet d’une édition, mais bien l’ensemble de son œuvre. Son Histoire, ses poèmes, sa correspondance. Il y a quelque chose de profondément outrageant dans le fait de ne pas avoir accès avec facilité aux écrits de notre premier historien national. Pour l’instant, ce n’est pas l’œuvre de Garneau qui nous parle, mais le désintéressement des institutions et l’indifférence sur lesquels il s’est lui aussi cassé les dents à maintes reprises. À bon entendeur.

Alexis Tétreault
Candidat à la maîtrise en sociologie, UQAM