Résumé – Cet article pose l’urgence d’une politique attentive aux fantômes qui affolent le peuple québécois dans l’écriture de son histoire. Il situe le retour de certains revenants pour montrer que les fantômes, sous différentes formes, sont parmi nous. Loin de la paranoïa, attentif aux faits, il montre que le Canada est une Haunted House coresponsable de politiques d’horreur et de peur qui nous oblige à envisager une spectropolitique à la hauteur de notre destin historique. Il est écrit en deux parties. S’il présente tout d’abord notre histoire à travers le prisme des revenants, cet article s’achève sur un point positif : le Québec doit former une jeune élite capable de rencontrer les fantômes, interpréter leur message afin de les affoler dans le but ultime de persuader le peuple de l’importance de sa liberté.
Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es.
—Don Quichotte, Cervantès
Le Québec traverse des moments difficiles et les signes de sortie de crise sont pratiquement inexistants. Les nouvelles sont la plupart du temps mauvaises et le climat politique général a rarement été aussi étranger à la majorité et aussi insupportable. Que ce soit en raison des révélations concernant les habituelles corruptions politiques (fédérale, provinciale et municipale), des sabotages juridiques répétés, de la justification néolibérale des injustices économiques, de la disparition du français à Montréal ou de la nouvelle vision du monde, à savoir celle d’un État qui disparaît lentement, importe peu. Si les nouvelles sont souvent étouffantes, elles ne peuvent masquer une vérité, qui ne mérite d’ailleurs pas qu’on écrive des lettres dans les journaux – ils sont en crise, en lock-out ou objets de monopoles éconopolitiques –, voulant que le Québec soit paralysé, car il est hanté par une histoire qui revient sans cesse l’effaroucher.
Écrit en deux parties, cet article rappelle d’abord combien l’atmosphère actuelle et les discours ambiants sont aux disparitions, aux fantômes et à ces monstres que nous avons créés nous-mêmes. Il veut montrer que la politique se fait souvent dans le noir, au-dessous de la vie publique officielle, et qu’il est devenu urgent de se doter, au Québec, d’une politique spéciale pour contrer la peur[1]. Il ne s’agit pas d’une politique nouvelle qui regarde le futur ou qui veut recycler l’avenir, mais d’une politique qui veut exorciser un passé qui revient hanter le présent. Ce texte prend très au sérieux l’image du fantôme politique qui s’incarne dans le retour des problèmes non résolus d’un peuple épris de vertige devant son avenir[2]. En jetant les bases d’une spectropolitique – l’application politique de l’idée de spectre –, il veut montrer que nous sommes en partie responsables de la « constitution » des peurs qui se trouvent en nous, autour de nous, au-dessus de nous, et qui nous paralysent et nous enferment[3]. S’il présente d’abord notre histoire à travers le prisme des revenants, ce texte s’achève sur un point positif : le Québec doit former une jeune élite capable de comprendre les fantômes du passé, les chasser dans le but de persuader le peuple de l’importance de sa liberté à venir.
I. Apparitions : les revenants et le refus de la grande politique
Les vieux fantômes anglais sont des revenants habitués au retour
Nous partirons ici des fantômes qui reviennent souvent et qui traduisent bien l’idée que le futur ne peut pas se construire par l’effacement du passé. Les fantômes aiment à revenir, notons-le une fois pour toutes, lors d’événements les mettant en évidence, les Fêtes par exemple et les commémorations.
Les anniversaires de la ville de Québec, le fameux 400e, et de la Conquête britannique sur les plaines d’Abraham, le 250e de la défaite française, nous ont rappelé à quel point le passé revient vite nous hanter et combien notre destin demeure fragile en Amérique. Les visites soudaines de la famille royale, au Canada ou au Québec, ne sont jamais innocentes : elles montrent que le passé peut-être plus important pour un peuple que ses préfigurations de l’avenir[4]. Ces fantômes sont en fait des « revenants », ils reviennent, mais sans être visibles à l’horizon. Ils sont, en bonne partie, les produits collaboratifs d’une mémoire collective qui cherche à rester attachée à son passé.
Or ils montrent que les conquêtes et les guerres ont un effet durable, qui vaut partout, pas seulement au Québec[5]. Le revenant est un fantôme politique lorsque l’histoire n’est pas terminée et que l’avenir reste toutefois déterminé par les apparitions de ce que nous croyons ancien, dépassé et révolu, donc sans horizon. Quand nous nous identifions aux événements passés, c’est leurs ruines qui nous hantent et qui favorisent le retour imprévu du revenant. Le fantôme prend la forme du revenant lorsqu’il revient nous livrer à notre passé, de génération en génération, jusqu’à la mort.
Or ce problème du revenant est plus subtil que la défaite historique, car les Québécois n’ont pas seulement connu les affres du souvenir[6], ils ont aussi assisté, dans l’impuissance relative, à l’effacement de l’événement (nous ne parlons pas de sa mémoire véritable, car les cours d’histoire des conflits ne semblent pas intéresser le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport[7]) du 400e par le gouvernement fédéral, à la joie d’un nouveau maire se félicitant de chanter en anglais avec le Sir des Beatles. Les Québécois en effet ont assisté aux volontés publiques d’une Commission fédérale qui a voulu faire de la défaite un happening, faire d’un traumatisme historique une fête. Un peu plus et les historiens postmodernes qui obtiennent des subventions du fédéral nous expliquaient, non sans arguments « politiquement corrects », que la défaite de 1759 n’avait jamais existé et que les Québécois se vautraient dans le récit « mal écrit » de la souffrance et du repliement identitaire[8]. Ces historiens, qui aiment parler de cession et d’abandon là où il y a eu conquête, se trompent sur eux-mêmes, car s’il y a des fantômes qui prennent la forme de revenants, c’est précisément parce que l’événement passé a existé et que des êtres reviennent en témoigner. Les spectres se reconnaissent, ce qu’oublient évidemment les nouveaux historiens, au travail du deuil, au travail des générations et au travail de l’esprit dans le temps, thèmes qui reviendront bientôt.
Que la chose soit dite une fois pour toutes : confondant la mémoire et le souvenir du passé, les historiens à la mode, forçant les dates historiques à se relativiser, participent à la disparition de l’identité. Comment expliquer – nous ne posons la question qu’à titre de preuve atmosphérique – que les vieilles défaites deviennent des victoires au Québec ? Comment expliquer, avec ou sans considérations inactuelles[9], que les dates historiques et les anniversaires se transforment chez nous en cérémonies pour les morts-vivants – ceux qui refusent de s’endormir et qui veulent marcher sur les plaines[10] – ou soient récupérés par les organisateurs extérieurs, c’est-à-dire ceux qui n’habitent pas le territoire, mais qui prennent un malin plaisir à venir le hanter ? Questions difficiles certes, mais qui méritent peut-être une interprétation spectrale.
Pour nous, il s’agit de la preuve que les fantômes sont plus importants que l’on voudrait bien le dire. Sans avoir réponse à toutes ces questions, force est de constater que les apparitions se poursuivent, et ce, après l’Halloween et les commémorations. Qu’on se demande un instant pourquoi le Prince Charles, le représentant officiel de la couronne britannique, s’invite au Québec. Qu’on se demande aussi ce que peut signifier ce retour, sinon notre propre marginalité ou notre incapacité à faire l’histoire et à régler nos problèmes. Il ne s’agit pas que d’une apparition, d’une confusion politique dans le temps commun, une apparition sans horizon, il s’agit plutôt du retour d’un revenant. Ce type de fantôme politique revient précisément parce que l’histoire passée n’est pas terminée et que certains hommes au pouvoir refusent de sortir du passé. Ils veulent conserver le passé dans une identité nouvelle, comme nous le verrons sous peu.
Retenons ici une leçon d’importance : le Québec, loin de vivre dans la lumière, se trouve plongé dans la noirceur et s’affole à l’idée de rencontrer des images de lui-même qu’il espérait oubliées. Le passé n’est jamais loin derrière nous lorsque l’altérité, que nous acceptons d’héberger au nom d’une idéologie de l’hospitalité imposée, revient nous hanter. Or, au lieu d’en tirer profit en s’érigeant en tiers pour nous-mêmes, l’on finit plutôt par payer le prix de la facture. Le passé hante toute notre politique, et cela vaut aussi pour le Parti québécois qui est aux prises avec son passé. Quant à ceux qui pensent que la spectropolitique doit s’arrêter ici, qu’elle a assez fait de dégâts conceptuels, ils ont tort. L’image visant l’explicitation des fantômes hantant notre imaginaire collectif n’est pas morte, il faut se méfier de la précipitation, car les fantômes, ces figures spectrales qui hésitent entre le visible et l’invisible – il faudra le démontrer –, appartiennent aussi à la culture sportive et notre sport national.
L’appel désespéré et nostalgique aux « fantômes » du Forum
Les fantômes au Québec s’intéressent aussi au sport, car celui-ci est le lieu de grands événements. Les Québécois – la thèse n’est pas encore comprise, bien qu’elle soit facile à démontrer – sont incapables de réaliser la Grande Politique[11] ou s’ils veulent la réaliser, ils veulent la faire en dehors de l’État québécois. Ils préfèrent le hockey, les gâteries et les téléphones cellulaires à la liberté politique. Leur histoire n’est pas une épopée, mais une suite de coups du sort dont l’amour du sport ne fait qu’illustrer les limites de leur destin collectif. Le sport apparaît sans doute comme l’exutoire viril de ceux qui n’ont jamais appris à se battre politiquement et culturellement. Pour ceux qui n’ont pas de modèle, pas de héros intellectuels, il ne reste qu’une victoire dans le terrain de jeu de l’autre. Ici, on joue au jeu victorien de l’autre afin d’être reconnu, c’est-à-dire sans avoir la force de se reconnaître soi-même. Au lieu de se battre pour se libérer et pour se représenter sur la scène internationale, nos habitants plient l’échine ; ils connaissent l’angoisse, ils s’enferment et espèrent une rédemption dans le sport des autres. Quand vient le temps de s’unir et de s’entendre autour d’une action collective, on peut les affoler facilement parce qu’ils se replient ou s’isolent, comme des moutons. Ils se dénoncent entre eux et perdent par leur propre faute. Quand ils font face à un défi collectif, ils ne forment pas une équipe mais recherchent des héros individuels. Incapables du consensus politique visant à se donner un avenir, les Québécois se divisent et rencontrent les défis dans la peur, ce sont des sujets de spectropolitique.
Pour saisir cette incapacité politique, rien ne vaut le rappel de notre passion immodérée pour les Canadiens, nos ancêtres « Habitants » (Habs). De nombreux Québécois sont tristes quand les Montreal Canadians perdent une partie. La majorité silencieuse, celle qui aime à crier trois soirs par semaine « Go Habs Go ! », ne veut pas trahir la brasserie Molson, une entreprise célèbre dans la construction, la planification et la promotion de l’identité canadienne[12], et l’establishment anglophone qui préside aux destinées de l’équipe. Parfois, les « vrais fans » n’en dorment plus la nuit. Cadavériques – ils sont « bleu, blanc et rouge » –, ils se regardent dans le miroir et se disent qu’une défaite au hockey, c’est dur à avaler. Présentons ici la hantise des fans, la peur de ceux qui arborent de petits drapeaux sur leurs voitures.
Ces fans ne sont pas hantés par leur histoire, ni par la disparition de la langue de leurs parents d’abord, non : ils font toujours le même cauchemar, celui de voir leur équipe centenaire disparaître après avoir connu un passé glorieux. Les Montréalais, sportifs ou non, sont hantés par le Canada anglais. Quand les fans se réveillent, ils ne peuvent qu’implorer le retour des fantômes du vieux Forum, car seuls les vrais Canadiens français, entendons les « Flying Frenchmen », peuvent encore les libérer de leurs malaises. Eux, au moins, ils avaient réussi à marquer des buts gagnants dans le monde anglais… Dans un jeu victorien servant la domination des francophones depuis plus d’un siècle, à l’image de la fédération canadienne sans aucun doute, il importe d’appeler les fantômes, les conjurer, afin de regagner un peu en confiance et en « présence ». Si on veut mieux penser « l’externalité » (l’action de déplacer vers un extérieur du présent, en arrière ou en avant) des problèmes politiques non résolus, lorsqu’on veut trouver un exemple du passé problématique qui vient troubler l’avenir, nous n’avons qu’à demeurer au niveau hockey et à regarder à l’autre bout de l’autoroute 20, comme on dit désormais en langage sportif…
De la volonté politique de réanimer les défunts Nordiques
Le maire de Québec, en effet, ne reculant devant rien pour entrer dans la spectropolitique, parle du retour des malaimés. En campagne électorale, il a fait miroiter le désir de réanimer les défunts Nordiques. Tout le monde en parle et se dit content désormais ; les Canadiens d’abord, car ils cherchaient une rivalité, et les fans ensuite, car ils voulaient plus de joueurs francophones dans le grand circuit[13]. On le réalise : le passé n’est pas résolu et revient sans cesse. On le voit de mieux en mieux : au Québec, la logique spectrale envahit tout, partout, aussi le sport où se croisent le travail du deuil et l’image. Ce dont les Québécois rêvent, ce n’est pas d’un pays, mais d’une équipe de fantômes.
Si les Québécois n’ont pas réalisé que le retour des Nordiques signifie de nouvelles blessures sociales, de nouvelles divisions et la confirmation sportive de leur malaise identitaire, on doit reconnaître en toute bonne foi que le plaisir d’assister à des parties de hockey à Noël est d’un intérêt vital pour ceux qui n’ont pas obtenu le droit frontalier de dormir en Floride. Or, faute d’avoir droit au retour du duel Canadiens-Nordiques, les téléspectateurs se consoleront, en attendant, devant la « télérivalité » Montréal-Québec, au retour de la rivalité sous forme « amateure ». La série Lance et compte, qui marquait le malaise il y a une vingtaine d’années, n’est pas dépassée puisque nous produisons aussi notre « trivialité » interactivement, avec des amateurs portant les couleurs et les symboles de jadis. Nous rejouons les matchs mythiques, mais sans leur réalité. Si on a décidé de remplacer l’ancienne rivalité par une émission de télévision, c’est parce que la photographie est la marque du spectre et que le Québec ne vit pas sans sa passion pour le hockey illustrant la division de sa population. Les entraîneurs retenus et les thèmes musicaux de la téléréalité rendent compte de l’importance des fantômes et de la « profondeur de la blessure », c’est-à-dire de la duplicité des Québécois.
Le problème des Québécois est que les fantômes du Forum ne sont plus là, bien qu’ils aient laissé des traces immémoriales dans l’histoire politique. Ils sont redevenus des « Canadiens français » dans un monde postmoderne dont l’émancipation par le terme « Québécois » a perdu son sens. Si les Canadiens français sont revenus parmi nous (c’est la première leçon de la commission Bouchard-Taylor, un simulacre de consultation populaire qui voulait entrer dans la grille spectropolitique), ils sont là sans le courage de leurs ancêtres. Pour le dire autrement, c’est aujourd’hui la population entière du Québec qui, dévorée par la peur d’être petit, s’agite la nuit en rêvant aux exploits des Vézina, Richard et Lafleur, tout en s’imaginant secrètement que les gagnants de la coupe de lord Stanley pourront un jour remplacer un gouvernement local qu’ils jugent inefficace. Notre incapacité politique est si grande, si totale et si décevante que nous préférons le hockey au débat de chefs. Notre volonté d’oublier est si grande que l’on ne réagit même plus quand les fantômes anglais reviennent nous hanter. Loin de les exorciser, d’entrer en rapport et d’en prendre la mesure, nous nous enfuyons.
L’importance de penser la politique de la peur – la conjuration
Ce saut de la monarchie jusqu’à la passion du hockey repose sur une prémisse à double entente : les Québécois ont peur d’être et sont hantés par leur passé. Ils ont peur de réussir, ils ont peur de ceux qui réussissent et ils ont peur des autres, ceux qui, sans honte, tentent de réussir quelque chose et y parviennent eux-mêmes[14]. Il leur faut conjurer les spectres du passé. Le temps est aux fantômes, à ces étranges apparitions qui, tous les jours, viennent faire peur aux Québécois en leur racontant que leur passé est leur avenir. Il importe de sortir de la corruption du discours et des pratiques.
Une des façons de dominer la peur qui nous caractérise historiquement et qui revient nous hanter périodiquement n’est pas de revoir la Loi sur le financement des partis politiques, ce n’est pas non plus en se faisant vacciner individuellement contre la grippe H1N1 après quatre heures d’attente, mais en acceptant l’idée que le futur soit encore à faire, construit sur la résilience et les réussites[15]. Si l’avenir est incertain – en ce sens, il fait davantage peur aux petits –, il repose en revanche sur un passé que l’on peut apprendre à exorciser. Cet avenir, on l’oublie souvent, attend sa configuration. Mais avant de configurer l’avenir, il faut conjurer les fantômes. La conjuration apparaît comme un appel pour faire venir par la voix des spectres afin de les exorciser. Les Québécois doivent accepter les fantômes, les appeler, et ils viendront ou reviendront. Et c’est à la politique que revient le rôle insigne de s’interroger sur l’identité des fantômes, ceux qui, près de nous, apparaissent dans la « diachronie », c’est-à-dire à travers notre passé le plus actuel, pour nous paralyser et nous faire peur à jamais. « The time is out of joint », lit-on dans Hamlet. Cette vérité, le fait d’être confronté à un temps désarticulé, vaut ici. Le Québec doit sortir de la confusion des temps par la conjuration. Il doit faire le deuil de son passé imparfait et revoir son rapport aux prochaines générations. La conjuration à venir – l’arrêt des spectres dans leur parole anglaise – n’est pour le Québec rien de moins que la définition de son avenir, car sans conjuration, pas de futur, pas de projet, que la peur du passé et le retour des revenants.
II. L’histoire présente vue à travers celle de la maison hantée
Il convient, après ce constat d’ouverture négatif, de remonter à l’origine de ce sentiment de peur et d’affolement. Ici, la spectropolitique suggère que les fantômes, notamment la peur d’échouer qui détermine le comportement d’un peuple aux prises avec son avenir, naissent des conflits politiques, notamment des dominations historiques. Comprendre nos peurs implique donc que nous remontions à la construction du sentiment par un survol historique. Il faut bien comprendre que les mots que nous utilisons, comme l’avait bien relevé le poète Gaston Miron, portent nos peurs et nos espoirs. Tout texte, certes tout poème, est une production datée historiquement. Sa provenance est marquée. Tout texte commémore un « événement » qui ne reviendra jamais, mais qui revient quand même à chaque lecture. Ce qui revient, c’est la déconstruction du Québec imaginaire, celui de la Révolution tranquille. Nos mots actuels sont des spectres eux-mêmes qui nous parlent du passé.
Sur l’événement : partir à la recherche de la constitution de nos fantômes
Pour comprendre tout cela, allons-y d’une belle allégorie. Nous allons ici raconter l’allégorie du grand manoir, ou l’allégorie du Canada.
Si le Québec était jadis un vaste territoire, il occupe aujourd’hui l’espace d’une chambre dans un manoir anglais. Parfois, la famille propriétaire décide de venir visiter ses sujets, ce qui donne lieu au retour d’êtres disparus qu’on appelle des « revenants ». Ceux-ci, que l’on suppose revenir de l’autre monde, l’Ancien Monde, reviennent visiter les lieux de leur passé, de leur Conquête[16]. La Reine ou les membres de sa famille reviennent à l’occasion se promener dans l’une des plus vieilles pièces de leur maison, une pièce lointaine tapissée d’un bleu royal et agrémentée de fleurs de lys. Et chaque fois qu’un revenant de la sorte s’annonce, c’est l’événement même, surtout sur la scène fédérale. Chacune de ces apparitions est singulière, pensons à la dernière en date, celle du Canada Day 2010. C’est la première ou la dernière fois, on ne sait jamais. Chaque apparition est différente, elle est la fin ou le début de l’histoire. Chaque apparition est « constitutive » de nos peurs, car elle apparaît comme le témoin privilégié de la « constitution » canadienne. Elle se répète, et on attend chaque retour, comme si l’histoire allait s’arrêter, mais elle ne s’arrête jamais.
Or, à quoi ressemble la vie des sujets québécois dans la chambre la plus au nord d’un manoir hérité d’un vieux royaume ? Un salon peut être visité à répétition, avec un accueil des plus solennel, par des esprits extérieurs, des esprits intérieurs et des esprits frappeurs. Que signifie hériter politiquement de nuits d’épouvante, tout en continuant à vivre enfermé dans l’esprit d’une domination idéologique ?
Être hanté par l’esprit frappeur – Du crime à l’idéologie
La peur québécoise trouve sa première expression (et même une partie de sa constitution) dans la défaite des plaines d’Abraham en 1759. Cette peur s’est aggravée dans nos esprits après la pendaison de Patriotes, en 1837, à Montréal, et celle d’un métis, Louis Riel (métissage américain français incarné par Métis vs métissage multiculturel anglais), dans les jardins de l’aile ouest du manoir en 1885. Aujourd’hui, presque tous conviennent que la peur est devenue légitime, que l’on doit vivre dans la peur. On peut établir sans difficulté, livres et films à l’appui, que notre peur caractéristique a connu sa forme la plus aboutie autour des années 1970, années consacrées chez nous à la liberté et qui se sont soldées, peu s’en souviennent, par la terreur et l’épouvante. Si le passé nous échappe toujours, il vient nous hanter, on peut mieux le comprendre en analysant son empreinte psychologique dans les images contemporaines qui lui sont consacrées[17].
À cette époque, le Canada britannique s’estimait heureux d’être dirigé par un fantôme d’amour, Pierre Elliott Trudeau. Qui est cet homme surnommé affectueusement « PET » ? D’abord, un spectre de culture. Ici, le spectre est la figure de l’esprit pour le peuple. C’est évidemment un fantôme : on a avec lui un rapport visuel, car il aime être vu, même si on ne le voit pas toujours, car il nous regarde. Il est le droit de regard même. S’il me regarde et me juge, je ne peux pas le voir. Trudeau était là, spectral, il voulait faire loi sur le peuple par sa seule apparition. À la différence de l’idée ou de la pensée, le fantôme, bien que n’étant rien, vient prendre un corps afin d’affoler et de revenir sans cesse.
Or, ce Trudeau est un homme cultivé qui suit la mode. S’il est d’un fonds catholique et salvateur, s’il incarne le défroqué épris d’hospitalité chrétienne, il ressemble en même temps à un prêtre qui affole et qui ensuite peut tenter d’exorciser les possédés. Il ne croit pas son pouvoir mauvais. Son slogan est assez simple : « seul celui qui provient du Québec sait mieux que quiconque comment faire peur aux Québécois[18] ». Charismatique et réformé[19], il sait parler de sa voix souveraine. Il est l’As qui sait comment se retourner pour impressionner la cour, la galerie et les médias. Trudeau apparaît comme une figure qui a marqué, par ses dons, son époque et marquera la nôtre.
Parmi ses avantages spectraux, on le reconnaîtra digne héritier idéologique de Monkton, Murray et Durham ; on relèvera sa connaissance des garde-robes et ses qualités en espionnage[20]. Homme de vision bilingue, jouissant du don de la formule, il pouvait taquiner la famille propriétaire du manoir. Audacieux, il ne reculait pas devant ses riches voisins. Le spectre Trudeau se situe ainsi du côté de la puissance de la voix à laquelle il nous livre, il est évidemment du côté du pouvoir. Il travaillait des deux côtés des murs. Mais comment comprendre sa puissance ?
La fascination qu’il exerça tient à ce qu’il était présent, plus présent que la voix, et en même temps, absent. Sa visibilité comme spectre, le fait qu’il se présente comme un corps dans un corps d’armée, fait croire qu’on peut aisément l’identifier. C’est certes une impression trompeuse. Entre la vie et la mort, il se balade sans identité claire. S’il y a possibilité de conjuration, c’est en raison de cet entre-deux. Sa parole est inquiétante : elle attire et effraie. Avec Trudeau et son fils en politique, Justin, on peut saisir l’idée que le spectre soit aussi vivant, sinon aussi puissant, que sa présence réelle[21].
Or, l’idée de Trudeau, après sa conversion, fut de faire de « l’ombre » à ses compatriotes au nom de l’aile qu’il dirigeait dans le manoir. Il eut une belle occasion de faire « saisir » les esprits en 1970 lorsque des felquistes – des jeunes prêts à tout pour quitter le manoir hanté – proposèrent le grabuge et le kidnapping comme moyens de négociation avec les fantômes, avec ceux qui ne se présentent pas à la table. Le temps était alors aux disparitions politiques[22]. Pour gagner son combat asymétrique contre les microcellules où vivaient les abeilles de la résistance prêtes à l’enlèvement, Trudeau choisit la raison d’État. Celle-ci offrait l’avantage appréciable d’entrer dans une chambre du manoir avec des soldats et une armée. Le premier ministre du Canada, au mépris des lois et du droit international, entra par infraction chez lui, au Québec. Sans s’en apercevoir, il entra dans la mémoire collective comme un « esprit frappeur », c’est-à-dire un esprit qui, insatisfait de hanter de son vivant par ses politiques intellectuelles, voulait aussi marquer à jamais la descendance de ses sujets de seconde appropriation.
Depuis ce moment charnière pour la spectropolitique québécoise, la Crise d’octobre signifie, avec les « jours de la matraque », que dans le salon du manoir, l’État fédéral est prêt à tout pour faire régner les Ordres. La stratégie de l’esprit frappeur, qui s’accompagnait de simulacres de démocratie, allait montrer son efficacité redoutable lors de deux soirées d’épouvante, celle de 1980 et de 1995, appelées politiquement « référendums ». Revenons un instant à notre histoire de manoir afin de mieux se rappeler ces événements décisifs pour le peuple québécois.
Soirs d’épouvante – les référendums de 1980 et de 1995
Or, le jardinier entendit un jour que les résidents voulaient organiser une fête populaire dans la pièce la plus au nord-est du manoir. À ce moment, comprit-il, les locataires pourraient tenter de quitter le manoir sans payer leur dû. Au nom de la justice, il rapporta des informations précieuses aux autorités de l’aile et du manoir selon lesquelles certains préparaient des festivités. Les autorités décidèrent de ne pas perdre la face en restant neutres, autrement dit ils refuseraient aux locataires de résilier un bail qu’ils n’avaient jamais signé. Et pour s’assurer que les hébergés connaissent la peur aussi bien la nuit que le jour, on les menaça de couper leurs vivres, leurs pensions, ce qui eut pour effet fantasmagorique d’affoler les personnes les plus vulnérables. Le premier référendum, lors d’une soirée d’épouvante des plus captivantes de notre jeune histoire, couronna les partisans du NON.
Dans le manoir, au lendemain de cette victoire par 20 % des voix, les choses n’allaient pas en rester là. Les propriétaires mirent sur pieds des moyens pour baliser toutes les fêtes à venir. En 1995, le passé, imparfait, devait revenir hanter la majorité. La souveraineté était rejetée à 50,6 % des voix, bien qu’elle ait été soutenue par plus de 60 % des francophones. Malgré cette nouvelle défaite traumatisante, les résultats de la nuit d’épouvante de 1995 sont restés dans la tête de plusieurs grâce à la déclaration affolante de Jacques Parizeau. Pour d’autres souverainistes, il fallait encore contester ces résultats étant donné la faible marge séparant l’aile du manoir de la chambre, et les allégations que le gouvernement de l’aile, avec l’aide du jardinier et des argentiers du manoir, aurait violé les lois électorales de la chambre et même leur loi en matière d’immigration et de citoyenneté par l’entremise d’Option Canada. Au lieu d’agir, les locataires, dans l’épouvante, sentirent le sang se glacer dans leurs veines. Lentement, ils réalisaient que les autres réussissaient et qu’eux, paralysés, ne pouvaient qu’échouer. Trente ans de travail de sape portaient, en 1995, et avec l’aide des tribunaux du grand manoir, ses premiers fruits défendus : dans l’inconscient collectif, on put graver les mots suivants « tu ne mordras plus à l’arbre des référendums ». (La loi de Stéphane Dion, loi sur la clarté, cadenas dans la porte du manoir : ils ne sortiront pas.)
Ces évènements ont dégénéré dans le « scandale des commandites » de 1996 à 2003, au cours duquel des employés du manoir, dont un étage est situé à Ottawa, ont été impliqués dans des détournements de fonds publics afin de promouvoir la visibilité du manoir au sein de la population de la pièce. Dans la foulée du rapport de la vérificatrice, la commission Gomery est mise sur pied en 2004 avec le mandat de faire la lumière sur les actes du gouvernement de l’aile et de ses proches collaborateurs en matière de fêtes populaires.
Après les soirées d’épouvante et la disparition de l’esprit frappeur, certains ont cru que l’horreur était terminée et que la vie normale allait reprendre son cours. Mais pour ne pas être oublié de sitôt, Trudeau n’avait pas pris de risque : il avait eu des enfants. Non seulement avait-il partagé son destin spectral avec celui de la famille royale, mais ses enfants auraient un jour la chance de rappeler son héritage. Actuellement, le fils Justin tente de ramener, par les moyens de la politique partisane, l’âme de son père et se rendre aussi utile que lui à la cause du manoir. Après avoir théorisé ces soirées mémorables, nous reviendrons sur l’œuvre idéologique de l’esprit frappeur, car celle-ci hante aujourd’hui encore la petite pièce bleue du grand manoir.
La résistance et la peur d’être soi – la victimisation contemporaine
Si les Canadiens français étaient résistants, c’est parce qu’ils résistaient à leur réalité, à leur extériorité. Les Québécois, eux, connaissent la résistance à ce qu’ils sont : ils ne veulent pas voir la réalité en face. En vérité, ils ont peur des fantômes de ce qu’ils sont eux-mêmes. Ils résistent en refusant le discours sur eux-mêmes, ils ne veulent pas entendre les limites de ce qu’ils sont devenus. Ils résistent comme des victimes d’eux-mêmes, des victimes des fantômes qu’ils ont appris à aimer. Les Québécois veulent être reconnus par la Reine, ils veulent gagner une coupe, sans s’apercevoir qu’ils tremblent de ce qu’ils trouvent au fond d’eux. Bref, ils sont devenus des victimes dans le nouveau siècle de la reconnaissance qui les oublie sans cesse.
Le multiculturalisme comme idéologie « spectrophobique »
Après la Crise de 1970 et la soirée d’épouvante de 1980, Trudeau avait eu l’idée de s’imposer comme un grand esprit canadien, un spectre bilingue, dans le sillage d’anciens revenants de la trempe de Sir J. A. Mac Donald et W. L. Mackenzie King. Il officialisa une doctrine pour hanter l’aile du manoir, devenu son laboratoire, ainsi que toutes les chambres. Il entérinera un nom pour qualifier l’hospitalité spectrale de type britannique : le multiculturalisme.
Avec le multiculturalisme, on peut comprendre à quel point la voix du spectre n’est pas celle d’un vivant particulier. L’idéologie du multiculturalisme est bien celle qui, comme le spectre à la voix culpabilisante, nous regarde sans être vue. Nous ne pouvons pas l’identifier : nous sommes livrés à sa voix. Les Québécois essaient d’obéir à l’injonction, tout en s’y perdant, entendant sans cesse cette voix qui les force à se perdre dans les autres devenus plus grands qu’eux. Derrière l’idéologie encore à la mode aujourd’hui, le spectre joue de son autorité. Il a pour ainsi dire le pouvoir que lui confèrent les générations successives de politiques spectrales. Voilà comment le multiculturalisme est d’emblée spectropolitique : la doctrine, qui visait l’intégration des nouveaux arrivants, présente aujourd’hui l’avantage de venir hanter la majorité à partir de la minorité vivante et diversifiée. Mais d’où vient son effet ?
L’effet de l’horreur, on le voit mieux trente ans plus tard, provient d’un miroir culpabilisant qui dit que le résident ou le locataire n’a pas le droit à l’existence si l’on peut prouver qu’il existe dans le monde des personnes différentes de lui capables de lui imposer une culture nouvelle, le forçant par là à s’ouvrir – on postule donc qu’il ne l’était pas – à l’abstraction de l’autre. L’un des objectifs de cette politique effrayante est d’affoler le petit en le mettant, par la force de l’idéologie, en contact avec un grand imaginaire dont la signification est de lui rappeler sa fermeture. On comprendra mieux comment a pu se produire ce phénomène étonnant voulant que vivre au Québec, depuis 1985, c’est rencontrer l’esprit du multiculturalisme, un esprit sans contour, sans objet, planant partout à partir l’idée de la « political correctness » que celui qui ne parle pas anglais ou ne se déguise pas à l’année est refermé. Dans le multiculturalisme postmoderne, accompli et peu questionné, on fera l’éloge de celui ou celle qui ose aller voter avec le masque afin de hanter, à partir de l’urne, jusqu’aux résultats finaux de l’élection. S’il faut bien entendu conjurer le spectre, ce n’est pas seulement parce qu’il est porteur d’une différence qui, parfois, peut devenir intolérance, c’est aussi et surtout parce qu’il remet en question les acquis de la démocratie dans le grand manoir.
Films de peur étatique et médiation quotidienne de l’angoisse d’être
Pour saisir jusqu’aux détails le mode de fonctionnement de la maison hantée, il convient de relever le travail des médias. Car le travail de relais de l’idéologie générale est la première mission de la télévision de l’État. Voilà ce qui explique en partie pourquoi, chaque soir, durant les bulletins de nouvelles, nombreux sont les Québécois qui ressentent un malaise et s’affolent devant les reportages et les témoignages rapportés. Ils ont peur et perdent confiance en leurs moyens. Les organes de diffusion de la maison hantée sont efficaces en ce qu’ils promettent des malheurs à toute personne qui remettrait en question la présence des fantômes et l’omniprésence de leur langage, l’anglais, la nouvelle franca lingua. Une leçon est à entendre une fois pour toutes : que celui qui entend ouvrir un jour la porte de la chambre y pense par deux fois, car l’esprit frappeur, bien caché dans un garde-robe, tel un poltergeist politique, viendra l’affoler et le tourmenter pour l’éternité.
Un fantôme qui parle l’autre langue : la disparition du français[23]
Pour le marcheur attentif aux sons ou le voyageur rentrant d’un séjour à l’étranger, le premier signe du Québec hanté se trouve dans l’affaiblissement du français à Montréal. L’anglicisation croissante de l’île de Montréal est, en effet, un phénomène indéniable depuis les années 1990. Non seulement le français a-t-il perdu beaucoup de terrain par rapport à l’anglais, mais la raison s’en trouve en partie chez les francophones eux-mêmes qui répondent en anglais, non pas aux touristes, mais aux Montréalais de l’Ouest-de-l’Île. Cela est si évident que les citoyens, trop souvent, loin de s’en formaliser, ne s’en rendent même plus compte. Qui a relevé au demeurant que l’on entend désormais parler la langue d’Hamlet à l’est de la rue Saint-Denis, ce qui était exceptionnel en 1990 ? Personne. Pourquoi ? Parce que les effets sont passés dans les mœurs, surtout chez les jeunes, et que la mode est à l’anglais, ce qui vient culpabiliser les personnes qui ne s’expriment pas très bien dans l’autre langue.
Or le recul du français comme langue de travail témoigne aussi de la spectropolitique. À Montréal par exemple, la moitié des immigrants travaillent en anglais. Le problème de l’affichage illustre bien sûr l’ampleur du problème. Quant aux raisons sociales, le problème n’est pas québécois : il est mondial. De plus en plus d’entreprises, souvent pour des raisons néolibérales, refusent de traduire, pour la communauté d’accueil, leurs noms. On assiste de plus en plus en effet à des scènes troublantes chez les francophones quand ceux-ci, sans comprendre les lois, insistent pour envoyer leurs enfants à l’école anglaise. La chose est selon nous riche d’enseignement sur le plan historico-culturel : confrontés au discours mondialisant, de nombreux Québécois estiment désormais que l’anglais est la langue de l’avenir et que le français, pourtant une langue internationale parlée sur tous les continents, n’est plus à même d’assurer leur liberté et leur destin. Certains résidents du sud-ouest de l’île, qui avaient peur de l’Union soviétique et du bloc de l’Est en 1970, insistent pour que leurs enfants apprennent le mandarin dès le primaire…
Certes, puisque nous ne sommes pas à une contradiction près et qu’il ne nous revient pas de relever la pléiade d’incohérences d’un peuple, nous nous limiterons à rappeler la signification de ce phénomène. Les peuples conquis ont, souvent pour des raisons de survie, le réflexe d’adhérer au discours que le dominant leur impose. Minoritaires et menacés en Amérique, de nombreux résidents du Québec, loin de se dénationaliser, s’aliènent plus ou moins consciemment en croyant que l’anglais viendra les sauver. Pour qui sait voir globalement, il n’est pas tant question d’un naufrage ou d’une « démission identitaire », mais d’un repli, d’une mise entre parenthèses : dans la sphère publique, on accepte l’anglais et les valeurs que cette langue véhicule et, dans la sphère privée, on parle en français, honteusement.
Certains diront que la jeune société ne montre pas la maturité nécessaire pour s’affranchir de sa position culpabilisante à l’égard de l’autre. Prise au piège, la société québécoise écouterait le discours des nouveaux venus et chercherait dans le passé une solution qui ne s’y trouve pas. Cela n’est pas entièrement faux. Cependant, ce qu’il faut retenir, c’est que les attaques contre le « nous » québécois ne visent pas à améliorer la politique québécoise : elles veulent forcer les citoyens du Québec à accepter le modèle multiculturel canadien. Si le « nous » est une force politique, le « je » juridique le détruit…
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Penser la politique spectrale II
[1] Dans Spectres de Marx, Derrida avait proposé l’idée d’une hantologie, c’est-à-dire une science de la hantise par le passé non résolu. Nous travaillons très librement dans son sillage ici.
[2] Le terme fantôme (du grec « phainen » : apparaître) est utilisé d’ordinaire pour qualifier le retour d’une personne morte, tout se passant comme si elle refusait de mourir et désirait par delà l’existence communiquer un message en revenant. Le fantôme est celui qui, ne voulant pas se faire oublier ou s’éclipser, s’impose par des apparitions non planifiées et souvent effrayantes. En psychopolitique, on entend par ce mot le retour à la conscience d’un problème que l’on croyait avoir vaincu, réglé, du moins oublié. Il est presque un synonyme de l’« irritant » dans la pensée chronopolitique, c’est-à-dire d’image problématique restant dans la mémoire d’une société. Cf. Innerarity, D., Le futur et ses ennemis, Paris, Climat, 2008. Quant au spectre, qui est l’apparition « blanche » d’un mort, il se distingue du fantôme en raison de son caractère menaçant et de la blancheur de sa lumière. Le spectre politique renvoie, par extension, à une décomposition du champ d’action et à la limite dans lesquels il enferme les acteurs.
[3] Sur la fermeture et l’enfermement, lire Laplante, R., Chroniques de l’enfermement, Éd. de L’Action nationale, Montréal, 2004. L’enfermement renvoie toujours à l’idée de la cage.
[4] Pour les visites de revenants, notons celle de 1964 lors de laquelle des souverainistes menacent la sécurité de la reine si elle se montre dans la « belle » province, ce qui oblige les autorités britanniques à reconsidérer la visite. Les policiers de la Ville de Québec freinent brutalement les ardeurs de quelques centaines de manifestants. En 1976, toute la famille royale assiste aux Jeux olympiques de Montréal. En 1982, année canadienne par excellence, la reine et le prince Philip visitent Ottawa pour célébrer la proclamation de la Constitution. L’année suivante, des foules se massent dans les rues de plusieurs villes canadiennes pour accueillir le prince Charles et sa femme Diana. En 1991, ceux-ci reviennent hanter le Canada, pour la première fois avec leurs fils, William et Harry. La reine poursuit des visites régulières, notamment en 1994, 2002 et 2005. Plus récemment, en 2009, le prince Charles est venu hanter Montréal et son spectre a été accueilli par une centaine de manifestants. À l’été 2010, la reine Élisabeth II est venue planer au-dessus du Canada pour une tournée de neuf jours, mais elle a évité le vol sur Québec.
[5] Sloterdijk rappelle dans Écumes que la « terreurs des bombardement » des alliés en 1940-1945 sur le régime nazi visait à affaiblir l’infrastructure physique, mais aussi l’infrastructure mentale du pays. À ce titre, les guerres « créent », dans l’identité collective et la mémoire, des fantômes – des problèmes psychologiques irrésolus –, surtout chez les perdants.
[6] Le souvenir n’est pas la mémoire : le souvenir correspond à l’apparition persistante du passé par la ressurgence d’impressions, rendu possible par exemple lors de la visite d’un lieu, alors que la mémoire se rappelle des événements et les fixe dans le temps historique. Le souvenir est vague mais sensible, alors que la mémoire trouve des dates et leur donne un caractère indélébile.
[7] Il convient de rappeler que le professeur d’histoire Gilles Laporte (Collège du Vieux-Montréal) avait tiré la sonnette d’alarme en publiant un article-choc dans La Presse au sujet de la disparition des cours d’histoire du Québec. Depuis, un collectif fort actif tente de sauver ce qui en reste. L’heure, qui commence à être grave, est aux articles et au pétitions électroniques.
[8] Parmi les historiens qui, au nom d’une postmodernité qu’ils interprètent mal, s’attaquent au récit historique et à l’historiagraphie contemporaine, on retrouve Jocelyn Létourneau. À sa manière, Gérard Bouchard a aussi voulu supprimer la souffrance et les fantômes dans l’écriture historique des Québécois par eux-mêmes, mais il a contribué, on le verra, à leur retour.
[9] Il est de notoriété historico-philosophique que Nietzsche s’attaque à la mémoire du passé qui paralyse la vie. Voir Nietzsche, F., « Les inconvénients de l’histoire pour le vie » dans les Considérations inactuelles.
[10] Par cette formule, nous nous référons au Moulin à parole des résistants dont le succès fut boudé par les grands médias. On peut comprendre, il fallait le critiquer avant de l’entendre puisqu’il avait été associé à une frange du mouvement nationaliste.
[11] Cf. Jacques, D., La fatigue politique du Québec français, Boréal, 2008. On se rappelera les intuitions prophétique d’Hubert Aquin dans « La fatigue culturelle du Canada français », dans Blocs erratiques, 1962, pp. 69-103. Une version est diponible en ligne sur Vigile.net.
[12] Ne serait-ce qu’un raison du nom de son produit vedette, la Molson Canadian, mais aussi parce que le Club de Hockey Canadien, sous la gouverne très appréciée de la grande famille Molson, s’était farouchement opposé à l’entrée des Nordiques dans la Ligue nationale en 1979. À ce sujet, Larochelle, C., Les Nordiques : 10 ans de suspense, Sillery, Lotographie, 1982.
[13] La publication d’un livre, à savoir celui de l’ancien joueur professionnel Robert Sirois (Le Québec mis en échec, 2009) reprennant et approfondissant les résultats convaincants de l’enquête de Marc Lavoie n’est pas une pure coîncidence. Cf. Lavoie, M., Désavantage numérique, Le vent du Nord, 1996.
[14] Voir l’analyse de ce phénomène dans notre compte rendu du livre de J.-F., Lisée (Pour une gauche efficace, Boréal, 2008) publié dans Les Cahiers de L’Action nationale. Pour contrer la thèse du repliement identitaire et économique des Québécois, Lisée, qui rédige son livre en réformateur, pense le succès planétaire de Céline Dion en parallèle de celui de Ginette Reno, qui a surtout connu le succès au Québec, afin montrer les possibilités des petits et des grands.
[15] Voir d’un point de vue psychologique, Cyrulnik, B., Le murmure des fantômes, Odile Jacob, 2003.
[16] La monaie « royale » canadienne, toujours en circulation au Québec, témoigne de l’histoire et de l’omniprésence des fantômes. Le marché, explique Derrida dans Spectres de Marx, n’a ni commencement ni fin. Concrètement, chaque achat réalisé au Canada est hanté du sceau de la Reine, ce qui signifie que l’économie québécoise n’est que l’ombre d’elle-même. On pourrait aussi, sur le plan de la circulation spectrale, étudier le phénomène des timbres et de la poste canadienne, notamment la Société royale de philatélie du Canada.
[17] Pour mesurer la distance historique, le travail de l’oubli et le changement d’atmosphère, on visionnera avec profit trois films sur la Crise d’octobre et la révolte des Patriotes, soit celui de Michel Brault, Les Ordres, et ceux de Pierre Falardeau, Octobre et Février 1839.
[18] Le prêtre est celui qui sait affoler et faire peur. Il se comporte en esclave au service des autres. L’être de ressentiment est réactif ; il est dans une situation d’impuissance qui engendre des frustrations. Tout homme, quel qu’il soit, à qui l’on interdit l’action, et qui de ce fait se trouve dans l’impuissance, est affecté par le ressentiment. Il ne peut que subir l’impossibilité de s’extérioriser. Voir l’analyse du ressentiment dans La Généalogie de la morale de F. Nietzsche.
[19] Trudeau ne serait-il pas au fond l’avatar du catholicisme québécois et canadien-français mais affranchi de ses tares politiques, du poids séculaire de ses rapprochements avec le gouvernement britannique. Le catholicisme de Trudeau s’exprime dans sa déclericalisation accomplie ; il porte le message à travers le monde, comme un missionnaire, puis revient au pays pour institutionnaliser son message de paix, d’ouverture au monde, au prochain. Derrière la constitution de 1982, qu’y a-t-il, sinon la charité catholique ? Le bon cœur du catholique canadien-français rompu au jeu politique, n’ayant pas peur de la « realpolitik » parce qu’imprégné par les bonnes intentions chrétiennes. Trudeau a su être le prêtre moderne. Il fait de la politique d’église sans que l’on s’en soit rendu compte (voir à ce sujet le roman de Jacques Ferron, Le ciel de Québec, ou Ferron montre comment se façonnent ces idées).
[20] Sur la figure de Trudeau comme espion canadien, voir le fim de J. Godbout, IXE-13, l’as des espions candiens (1972).
[21] H.-G. Gadamer a déjà relevé que le mort est plus vivant dans sa mort que lors de sa propre vie. Avant lui, Shakespeare avait mis en dialogue . avec son père (le spectre). Dans la pièce, il l’appelle, l’interpelle, il s’entretient avec lui, plus efficacement que lorsqu’il était vivant.
[22] Pour illustrer le climat, nous pensons à quelques faits décisifs préparant la Crise d’octobre.
[23] Pour comprendre ce point décisif, voir notre texte intitulé « L’instant du vertige. Notes sur le repliement identitaire québécois », sur le site de Vigile, Chronique Penser le Québec, Collaboration spéciale, 15 oct. 2007. Il a été partiellement repris dans Le Soleil sous le titre « Une crise identitaire ? Oui ! Le français recule à Montréal… », in Le Soleil, 21 octobre 2007, Réflexion, Cahier A. Sur le thème de l’autre langue, voir notre « To be or not to be in French », sur le site de Vigile.net.