Philippe Cantin. Serge Savard, Canadien jusqu’au bout

Philippe Cantin
Serge Savard, Canadien jusqu’au bout
Montréal, KO Éditions, 2021, 490 pages

Écrire un compte-rendu exige un minimum de distance critique. Dans ce cas-ci, j’en suis bien incapable, les fabuleuses performances du Canadien de Montréal ayant bercé mes jeunes années. Les joueurs qui composaient cette équipe furent mes premiers héros, que dis-je, mes premières idoles. Je suis assez vieux pour me rappeler la décennie 1970 durant laquelle cette équipe de hockey a remporté six Coupes Stanley, dont quatre consécutives, en 1976-77-78-79 !

 

Les Éditions KO ont eu la bonne idée d’associer un athlète d’exception, l’ancien défenseur Serge Savard, au chroniqueur sportif du journal La Presse, Philippe Cantin qui lui a « prêté sa plume » avec talent et professionnalisme. Cette rencontre en haut lieu ne pouvait qu’être éblouissante. Et elle l’est. De la petite église de Landrienne en Abitibi aux loges feutrées du Centre Bell, en passant par le monde des affaires autant que par les nombreuses implications communautaires de Savard, Cantin nous présente un homme au parcours singulier. Ce n’est toutefois pas uniquement la vie de Serge Savard qu’il nous raconte, c’est aussi l’histoire récente du Québec. N’est-ce d’ailleurs pas le propre d’un individu d’exception, soit que sa vie se marie intimement à son époque ?

Pour écrire cette biographie, Philippe Cantin a usé d’une technique qu’il connaît bien. Calepin en main, il a rencontré Savard à maintes reprises. Je retiens que ce dernier possède les deux qualités essentielles qu’exige la pratique d’un sport professionnel. D’abord, une inébranlable confiance en soi. On le sent tout au long du livre, Serge Savard est conscient de sa valeur sans jamais ne laisser poindre ne serait-ce qu’un soupçon d’arrogance. L’ancien numéro 18 a également su conserver dans toutes les circonstances un calme olympien. J’ajouterais une troisième qualité qui, elle, est plus rare, dans le sport comme ailleurs : l’humilité. Mais pas n’importe laquelle. Ce type d’humilité que seuls les véritables champions possèdent. Malgré les victoires et les honneurs, Savard est demeuré modeste. Et cette humilité typiquement canadienne-française, telle celle de Maurice Richard, est d’autant plus remarquable que son parcours est celui d’un véritable champion. À ce sujet, l’ancien athlète se rappelle ce que lui répétait son père : « Sois une bonne personne » (p. 10). Pour avoir eu l’honneur de l’avoir rencontré à quelques reprises, je peux confirmer au lecteur que Serge Savard a retenu ce sage conseil.

Qu’on en juge. Savard a joué pendant 17 saisons dans la Ligue nationale de hockey ; quinze pour le Canadien de Montréal et deux pour les Jets de Winnipeg. Il a été l’un des meilleurs défenseurs de l’histoire. Il a formé ce qu’on appelait à l’époque le « big 3 », trio de défenseurs étoiles qu’il formait avec Guy Lapointe et Larry Robinson. Il a également été pendant dix ans le directeur général du Canadien, premier francophone à occuper ce poste prestigieux. Ses championnats et ses honneurs individuels sont à ce point nombreux que j’hésite à les énumérer par crainte d’en oublier. Je me contenterai d’écrire qu’il a remporté dix Coupes Stanley, dont deux à titre de directeur général ; il a fait partie à plusieurs reprises de l’équipe du Canada, dont celle qui a gagné la « Série du siècle » face à l’équipe de l’Armée rouge en 1972. En 1986, il a été intronisé au Temple de la renommée et son chandail a été retiré vingt ans plus tard. Comme si cela n’était pas suffisant, il est un homme d’affaires accompli tout en n’oubliant jamais d’associer son nom à différentes causes, en plus d’être un homme très attaché à sa famille.

Passionné de politique, ses coéquipiers l’ont surnommé « le sénateur ». Savard ne s’en cache pas, il est fédéraliste, ce qui ne l’empêche pas d’être aussi un nationaliste convaincu, comme l’indique cette savoureuse anecdote racontée par Cantin. Le Canadien de Montréal se trouve à Winnipeg. Savard, alors directeur général, invite les journalistes à souper dans un restaurant de Saint-Boniface. Après, le groupe se dirige vers la tombe de Louis Riel. Savard lance alors aux journalistes anglophones « Agenouillez-vous et demandez pardon… » (p. 262). Ironiquement, ce sont justement des hommes tels que Serge Savard, eux qui ont prouvé que les Québécois étaient capables de réussir de grandes choses, qui ont fait naître en moi mon désir d’indépendance. Comme quoi un individu peut, inconsciemment, stimuler ses adversaires !

Comment expliquer que cet homme ait pu atteindre un si haut degré d’excellence ? Lisons Philippe Cantin : « Au-delà du talent et de la profondeur du Canadien, Serge estime que les valeurs de l’organisation ont eu une influence prépondérante dans le fabuleux parcours de l’équipe au cours des années 1970 » (p. 223). Par exemple, les Bruins de Boston alignaient de nombreux joueurs aussi talentueux que ceux du Canadien. Selon Savard, la différence entre les deux équipes tenait à ceci : « Je pense qu’on travaillait plus fort qu’eux, surtout durant les entraînements. » Il ajoute cet aspect fondamental : « On respectait des règles claires, ajoute Serge. En voyage, on portait un habit et une cravate. C’est une marque de discipline. Et il n’y avait pas de familiarité avec l’entraîneur » (p. 223). Faut-il le dire, la personnalité de Serge Savard qui se dégage de cette biographie en est une qui s’est construite sur des valeurs jugées aujourd’hui désuètes : travail, discipline, honneur, fidélité, enracinement, devoir, respect de l’autorité, mais plus important encore pour un athlète professionnel comme pour tout le monde : le succès du groupe passe avant celui des individus. J’exagère à peine en écrivant que la carrière et la vie de Savard forment un vade-mecum de la pensée conservatrice. D’ailleurs, Savard est l’un des rares qui ne verront pas dans ce rapprochement une insulte, car il n’hésite pas à revendiquer ce qualificatif de conservateur.

Cantin mentionne que, de l’avis de Savard, le Canadien de Montréal a même été jusqu’à sauver le hockey. En 1974 et 1975, les Flyers de Philadelphie ont remporté deux Coupes Stanley en usant de la violence et de l’intimidation. En 1976, refusant de se laisser intimider, le Canadien les ont affrontés en finale et a remporté la série en quatre matches. Savard affirme que « Cette Coupe est la plus satisfaisante de toutes celles que j’ai remportées, comme joueur et directeur général. Parce qu’elle marque un point de rupture avec les deux années où les poings ont gagné » (p. 207). Après cette victoire, la Ligue nationale de hockey amendera ses règlements afin de contrer la violence sur la patinoire. Cette évolution aura également une grande influence dans les ligues mineures où l’on a évidemment tendance à copier ce qui se passe chez les professionnels.

Mes obsessions étant ce qu’elles sont, je ne pouvais que noter avec bonheur que l’ancien numéro 18 n’apprécie guère l’expression de « Grande Noirceur ». S’il est vrai que ses parents, eux qui ont participé à la colonisation de l’Abitibi dans les années 1930, ont eu une vie très dure, il reste que « Ce sont eux, souligne Savard, qui ont vécu sans toilette à la maison, ce sont eux qui, au prix de mille difficultés, ont défriché la terre, bâti les villages et créé un environnement propice à l’éducation des enfants » (p. 35). Toujours au sujet de la Grande Noirceur, Cantin résume ainsi la pensée de Savard : « Dans sa jeunesse, Serge Savard ne la ressent pas. Ces deux mots le feront d’ailleurs frémir toute sa vie. Ils ne correspondent ni à son expérience ni à sa lecture du développement du Québec » (p. ٣٥). Un peu plus loin, le biographe ajoute que « Serge salue aussi le rôle du clergé ayant encadré la scolarité des jeunes de sa génération. Leurs réussites professionnelles dans les années 1960 ont montré la qualité de leurs études » (p. 36). Cette gratitude manifestée par Savard nous change des lamentations habituelles. Un peu plus et j’avancerais que pour lui, cette biographie n’était qu’un prétexte pour remercier tous ceux qui lui ont permis de connaître le succès. En notre époque de passions tristes, cette lecture verse un peu de baume dans nos cœurs.

Le moins que je puisse dire est que je m’ennuie de la présence d’un homme de l’envergure de Serge Savard à la tête du Canadien de Montréal. Avec un dirigeant comme Geoff Molson, une sorte de Justin Trudeau déguisé en homme d’affaires, isolé et cloîtré dans sa tour d’ivoire construite par ses riches ancêtres, jamais cette organisation n’a été aussi peu représentative tant du peuple que de l’excellence qu’elle incarnait naguère. En un mot, Molson est indigne de son héritage. C’est sous sa gouverne que l’équipe a présenté l’année dernière un alignement dans lequel il n’y avait pas un seul joueur québécois. Une première en plus de cent ans. De plus, lorsqu’il était directeur général, Serge Savard subissait une immense pression due à la présence des Nordiques de Québec. Molson, pour sa part, n’a pas à vivre avec cette intense compétition. Ces constatations sont d’ailleurs le seul point négatif de cette biographie. Elle nous rappelle comment cette équipe de hockey était jadis glorieuse.

Il n’est pas aisé d’écrire une biographie d’un homme d’exception. Quoi retenir, quoi rejeter ? Voilà où se situait le véritable défi de Philippe Cantin. De ce point de vue, cette biographie est une réussite. La rencontre entre un remarquable athlète professionnel et un journaliste inspiré ne pouvait que donner un résultat magistral. Pour ceux qui veulent connaître la vie captivante d’un athlète professionnel, pour ceux qui veulent connaître les qualités essentielles qui font les champions, pour ceux qui veulent assouvir leur passion pour le Canadien de Montréal et pour le hockey, enfin, pour ceux qui veulent envisager une perspective différente de notre histoire, cette biographie est pour vous.