Philippe Néméh-Nombré. Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei

Philippe Néméh-Nombré
Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei

Mémoire d’encrier, 2022, 120 pages

Philippe Néméh-Nombré est une recrue prometteuse de la famille progressiste québécoise. Collaborateur à la défunte émission de Marie-Louise Arsenault, Plus on est de fous, plus on lit, vice-président de la Ligue des droits et libertés, il trouve le temps de siéger sur le comité de rédaction de la revue Liberté. Ceux qui n’avaient jamais eu le privilège d’entendre parler de lui ont eu la chance de le découvrir le 7 juillet dernier en lisant la chronique de Mathieu Bock-Côté dans le Journal de Montréal. Le grand public apprenait alors que le chercheur postdoctoral, interpellé par les cultures, les poétiques, les « écologies noires » et les « possibilités » de relations entre les perspectives libératrices noires et autochtones, estime qu’une « auto-patrouille qui brûle est une promesse ».

Métaphore ou postulat ?

La réponse se trouve dans Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei, un court document paru au début de l’année et très ardu à labourer. Si on peut reprocher à son auteur l’étendue du grand écart qu’il tente d’accomplir entre son militantisme et la posture de sociologue, nous opterons pour une observation un peu plus sévère : le cadre théorique de Néméh-Nombré est pratiquement déficient, à cheval entre la sorcellerie et la fabulation.

Le lecteur d’aujourd’hui est pourtant ouvert d’esprit, accepte même d’être perturbé, mais il se trouve qu’il tient au moins à être pris au sérieux. Malheureusement, Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei est loin de lui rendre cette faveur.

Méthodologie douteuse

Doublon, astérisques délinquants et écriture inclusive à deux vitesses sont autant de signes avant-coureurs d’une entreprise négligente. Mais on peut faire encore bien d’autres reproches à la méthodologie préconisée par l’auteur.

Nous l’avons écrit, et peut-être devrions nous le répéter : pour l’auteur, une « auto-patrouille qui brûle est une promesse ». Pourquoi exactement ? Parce que selon Philippe Néméh-Nombré, « [a]bolir, c’est créer ». D’ailleurs, au terme de sa pénible épreuve, le lecteur sera tenté de conclure que si « abolir, c’est créer », il se pourrait bien que l’auteur se soit convaincu qu’il est pertinent même s’il n’a en retour déployé que toute l’étendue de son impertinence.

La lune de miel entre la gauche et l’incohérence a commencé il y a bien longtemps. Nul besoin de revenir sur la mésaventure communiste, puisque les antiracistes partisans de la discrimination raciale rappellent tous les jours au lecteur qu’il faut faire preuve d’une indulgence presque radicale pour prendre l’interlocuteur progressiste au sérieux. Philippe Néméh-Nombré, pond des chapitres d’une douzaine de lignes, des temps – seize plus exactement – nous rappelle l’auteur. Le blanc – une couleur qui semble donner le mal de mer à Néméh-Nombré – peuple pourtant les pages. Avons-nous affaire à un homme de peu de mots ou à un penseur à bout de souffle ? Nous sommes plutôt face à un faussaire.

Un vaste inventaire s’impose : Néméh-Nombré affirme que « la modernité occidentale, comme le monde qu’elle continue de créer sur le continent qu’elle a appelé l’Amérique, doit son existence à la production de l’abjection noire et à la production de l’absence autochtone ».

À ce jour, aucune étude sérieuse n’a pourtant corroboré une telle affirmation. D’ailleurs, sur les ondes de Radio-Canada en avril 2022, l’auteur a tenu à préciser qu’il aurait bien aimé retoucher cette phrase puisque l’Amérique doit « notamment » son existence au rapport entretenu avec les Noirs et les Autochtones.

Modeste rectification. Poursuivons.

Néméh-Nombré, sans que cela suscite l’étonnement du lecteur, ne tient pas Samuel de Champlain dans son cœur. Ce dernier a fondé Québec, a promis l’Amérique, mais il faudrait surtout se rappeler que l’existence des Noirs et des Autochtones « est instrumentale, modelable selon les nécessités coloniales et désirs possessifs » de l’illustre navigateur. Nous inviterions Néméh-Nombré à fréquenter l’œuvre monumentale de David Fisher sur le sujet. Samuel de Champlain fut, dans les faits, l’un des explorateurs européens les plus sensibles à la présence autochtone. On rapporte même qu’il espérait que les Français et les Autochtones se métissent. Et si l’auteur l’ignore, lorsque Champlain mit le pied en Amérique, cette terre connaissait déjà la guerre, le meurtre, l’esclavage, la trahison et les jeux d’intérêt.

On devine que l’auteur adhère au mythe du « bon sauvage », et le lecteur s’en lasse assez rapidement. Il faut dire que Néméh-Nombré répète, sans gêne, que la présence blanche en Amérique est le résultat d’une « occupation » et que les populations autochtones ont été victimes d’un génocide. Cela est une habitude chez lui de ne fonder des accusations sur aucune étude sérieuse, si ce n’est qu’un récit détourné du réel.

Néméh-Nombré, le sociologue, se plaît à déconstruire, mais il a un faible pour les faits divers aussi. Le cas de Pierre Coriolan, abattu par les policiers, retient notamment son attention. Rappelons les faits : juin 2017, le 911 reçoit un appel d’un voisin effrayé par des bruits de saccage dans l’appartement d’à côté. Les autorités, convaincues qu’un groupe de personnes est rassemblé dans le logement, envoient plusieurs agents sur place, où ils constatent qu’un individu, seul, a déployé toute sa furie. L’homme est calme à l’arrivée des policiers, mais leur fonce dessus lorsqu’ils s’annoncent. Du coup, Coriolan est atteint par balles et périt.

Le récit de Néméh-Nombré – et non la revue exacte des faits – suggère, lui, que Coriolan aurait pu être amadoué, détendu et emmené à l’hôpital. La théorie surclasse encore une fois l’épreuve du réel. Selon une enquête publique du gouvernement du Québec, Coriolan n’a pas collaboré avec les agents, a foncé sur les patrouilleurs sans jamais s’arrêter, malgré des décharges de pistolet à impulsion électrique. Durant sa course, il était même armé d’un tournevis. Pyromane assumé, l’auteur renonce à accorder aux policiers la légitime défense. Pour Néméh-Nombré, les policiers n’ont pas droit à la dignité et devraient prendre le risque de recevoir des coups de marteaux d’un Alain Magloire ou encore de tournevis d’un Pierre Coriolan. C’est parce que dans l’esprit de Nombré, la police tue et ne sait faire que cela. Et, rappelons-le, une « autopatrouille qui brûle est une promesse ». L’auteur en appelle à la violence, la démonstration a été faite. L’auteur est grossier aussi.

Il va jusqu’à affirmer que l’ouragan Katrina est la cicatrice « du capitalisme racial, de l’après-vie de l’esclavage, des systèmes coloniaux français, espagnol, britannique et états-unien ». Si la science intéresse vraiment l’auteur, il pourrait être intéressé – un jour, s’il a le temps – d’apprendre qu’une littérature abondante s’exprime pourtant sur l’insensibilité des phénomènes météorologiques. Les ouragans sont désintéressés, ne se préoccupent pas du « racisme » et de la « pauvreté » des populations affligées. Quant aux Blancs, eux non plus, surprenamment, n’ont rien à voir avec la trajectoire malheureuse de Katrina.

La sorcellerie

Philippe Néméh-Nombré serait-il un sorcier ? La question peut sembler ridicule, mais Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei emprunte quelques formes au grimoire. Oui, on y retrouve carrément les secrets les mieux gardés de la sorcellerie burkinaise. Avant que les hommes blancs n’imposent sur cette terre le colonialisme, le meurtre, le racisme, la perversion et leur empreinte dégueulasse, il fut une époque où les crocodiles régnaient sur le monde.

L’auteur est plus clair que nous sur cet épisode incontournable : « Les crocodiles à Sabou, sont les ancêtres et protecteurs des humains, qui eux sont leurs descendants et leur incarnation humaine ».

Il serait malheureux de faire l’économie des détails encore plus croustillants à notre disposition. Quelque part au Burkina Faso, cette terre, dont l’inventaire des raisons communes avec le Québec est si vaste que l’auteur n’est plus en mesure de les distinguer clairement, le « voyant ainsi dépourvu, poursuit mon père [le père de l’auteur], un crocodile vivant près du cours d’eau [et] lui viendra en aide en pressant sur son propre ventre, duquel il fera sortir de l’eau pour que le chasseur puisse boire. Le chasseur Tounkoudou doit sa survie au crocodile et c’est pour cette raison que ses descendants s’appelleront No-Bur, “presser le ventre” en bisa, plus tard francisé en Nombré durant la colonisation. »

Claude Lévi-Strauss, père de l’ethnologie, avait le mérite de tisser des liens entre l’expérience autochtone et européenne. Néméh-Nombré ne le reconnaît pas, mais il a une dette envers ce membre de l’Académie française.

La dette est par ailleurs encore loin d’être réglée. L’auteur a beau nous répéter que l’homme blanc est coupable et responsable des pires souffrances que le domaine des sensibilités a pu inventer, le lecteur le soupçonne de ne pas regretter tant que cela d’être né en 1991 en Amérique. Regretter le monde précolonial quand on est de plus en plus favorisé par le milieu médiatico-académique relève de l’injure ou alors de l’ingratitude. En mettant sur un pied d’égalité certaines pratiques barbares et les grands accomplissements de la civilisation occidentale, Néméh-Nombré donne l’impression d’être nostalgique d’un temps et d’un espace étrangers à notre expérience en Amérique. L’auteur peut tenter de convaincre aussi longtemps qu’il le souhaite qu’il s’ennuie du temps où les crocodiles crachaient dans la gueule des hommes, le lecteur n’est pas près d’oublier que le monde d’aujourd’hui lui est tout sauf hostile.

Nous ne bénéficions pas de chiffres officiels de vente du livre Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei, mais la fumée s’est répandue dans toutes les librairies de la ville. Comme l’auteur l’écrit dans les dernières pages, « le reste, nous l’improviserons ensemble ». À la lecture de ce grimoire, il nous apparaît clair que Néméh-Nombré improvise depuis plus longtemps qu’il ne le pense. La charge d’un militant, qui improvise et jette des sorts, voilà ce à quoi est convié le lecteur. La méthode de travail est négligée, méprisée même, le tout, sans que son responsable ne s’en soucie un seul instant.

De toute façon, il n’a de comptes à rendre à personne. Il y a longtemps que le réel ne le préoccupe plus et que l’exigence de cohérence n’afflige plus les auteurs progressistes.Et puisqu’il faut être deux pour danser, c’est cette fois la maison d’édition Mémoire d’encrier qui se fait complice d’une publication aussi étrange. Il y a fort à parier que les prochaines saisons littéraires s’annoncent ahurissantes.

Rémi Villemure
Auteur