Pierre Duchesne. Guy Rocher, Tome I (1924-1963), Voir – Juger – Agir

Pierre Duchesne
Guy Rocher, Tome I (1924-1963), Voir – Juger – Agir
Montréal, Québec Amérique, 2019, 458 pages

Après l’œuvre magistrale qu’a été la biographie de Jacques Parizeau par Pierre Duchesne, les attentes étaient élevées pour celle de Guy Rocher par le même auteur. Après avoir raconté la vie d’un grand homme d’État et à travers elle une partie de notre histoire politique, il s’agissait de faire de même avec celle d’un grand intellectuel et d’une partie de notre histoire intellectuelle. Pour y arriver, le biographe puise autant dans des entretiens avec M. Rocher que dans des livres d’histoire et des pièces d’archives. Cela donne un côté savant au livre, sans lui enlever son caractère accessible rendu possible par le style d’écriture clair et épuré de l’auteur. Ce dernier arrive donc à présenter la vie et l’époque de son sujet avec brio en insistant pertinemment sur l’histoire des idées nationalistes. Et il le fait en adhérant à son sujet, sans feindre de prendre une distance artificielle par rapport à celui-ci, et en s’effaçant pour laisser toute la place à l’homme et son temps.

Dès le premier chapitre, il est question du père de Guy Rocher, ingénieur formé par les frères enseignants des écoles techniques inspirés par un nationalisme pragmatique, par opposition au nationalisme culturel des collèges classiques. Malheureusement, il meurt à 39 ans, laissant Guy et son frère Bernard seuls avec leur mère. Ils se retrouvent alors au pensionnat qui les mènera au collège classique, dont Guy garde un bon souvenir, contrairement à d’autres de sa génération. Il y rencontre Camille Laurin qui devient pour lui un modèle de rigueur intellectuelle et de curiosité. Il rencontre aussi des conférenciers comme Lionel Groulx qui viennent parler de sujets tels les combats des francophones hors Québec contre les politiques assimilatrices des autres provinces. Avec sa lecture du Devoir et de L’Action nationale, seule revue à laquelle les élèves ont le droit de s’abonner, Guy Rocher devient nationaliste et partisan du corporatisme, une pensée politique prônant un rôle limité pour l’État et une grande place aux corps intermédiaires.

Guy Rocher ne devient pleinement actif sur le plan politique qu’avec la jeunesse étudiante catholique (JEC) à la fin des années 1930. Après un bref séjour non concluant au noviciat, il est appelé à diriger la JEC de Montréal. C’est alors qu’il rencontre de futurs leaders et intellectuels comme Daniel Johnson, Claude Ryan et Fernand Dumont. La JEC étant un milieu stimulant sur le plan intellectuel, c’est aussi à cette époque qu’il découvre des philosophes du XXe siècle comme Bergson et Mounier. Tranquillement, il devient plus progressiste.

Par contre, il ne deviendra jamais communiste. Il est vacciné contre cela lorsque, dans l’immédiat après-guerre, il quitte ses études en droit pour se rendre en Europe participer à des congrès internationaux à titre de président national de la JEC. Dans le cadre de ce séjour, il assiste à de nombreuses manipulations par de jeunes communistes qui tentent de contrôler ces congrès, par exemple en interrompant des débats sérieux à l’aide de manifestations antifascistes.

À défaut de devenir communiste, Guy Rocher devient personnaliste, et donc sensible non pas seulement à l’individu et sa liberté comme les libéraux, mais davantage à la personne humaine inscrite dans une communauté dont elle est responsable. Il a même la chance de rencontrer et de s’entretenir avec Emmanuel Mounier en personne.

Plus surprenant encore, il a droit à un entretien avec le pape. Et cet entretien crée une polémique à son retour au Québec. C’est que le père Lafond qui l’accompagne relate cet entretien dans une lettre publique où il mentionne avoir dénoncé devant le pape « certaines écoles patriotiques qui, pour des raisons de races et de langue, manquent en quelque sorte de charité envers leurs frères de langue anglaise ». Plusieurs évêques, dont celui de Nicolet, dénoncent vivement cette lettre qui risque de nuire à la cause du français au Canada. Et ce n’est là qu’un exemple parmi d’autres illustrant à quel point le jeune Rocher se retrouve alors dans un milieu anti-nationaliste. Autre exemple, Gérard Pelletier rédige alors des brûlots critiquant la spiritualité des catholiques du Québec et banalisant les crimes communistes. Il faut dire que la JEC est la concurrente de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française, qui elle est nationaliste.

Au cours de cette période, Guy Rocher tait donc son nationalisme et devient un catholique de gauche, ce qui favorise son rapprochement avec le père Lévesque. C’est d’ailleurs ce dernier qui l’incite à entreprendre des études à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval. Il rencontre là un second modèle, Léon Dion, qui assistera le père Bélanger dans la direction du mémoire de maitrise du jeune sociologue Rocher. Ce mémoire intitulé La sociologie de la religion de Herbert Spencer porte sur la pensée de ce sociologue anglais, pour qui la morale religieuse est appelée à être remplacée par une morale fondée sur les nécessités individuelles et sociales de l’évolution. Rocher critiquera cette pensée notamment parce qu’elle reconnait trop peu l’influence sociale de certains grands leaders religieux.

Tout se déroule donc bien à l’Université Laval jusqu’à ce que, suite à sa participation à une collecte de fonds pour les grévistes d’Asbestos et un discours du père Lévesque contre l’anticommunisme de Duplessis, le recteur Mgr Vaudry s’oppose à l’embauche de Rocher comme professeur. Ce dernier fera alors contre fortune bon cœur, et en profitera pour aller faire son doctorat à Harvard. Il le fait sous la direction de Talcott Parson qui, comme lui, adhère à la théorie stucturo-fonctionnaliste qui cherche à comprendre la société à travers ses institutions comme la famille, les professions, l’Église et l’État. Sa thèse porte d’ailleurs sur les relations entre l’Église et l’État en Nouvelle-France ; relations marquées par d’importantes transformations, notamment une réduction de l’influence de l’Église sous Louis XIV.

Comme Guy Rocher réussit bien à Harvard, le recteur Vaudry finit par lui pardonner et permettre son accession à un poste de professeur de sociologie à l’Université Laval. Rocher s’y épanouira quelques années. Même si avec des Maurice Tremblay sa faculté est « en guerre contre François-Albert Angers et Esdras Minville » et donc contre le nationalisme dit conservateur, c’est l’occasion pour lui de renouer quelque peu avec son nationalisme. Par exemple, avec Fernand Dumont, il rédige une introduction à la sociologie du Canada français, qui considère ce dernier comme une société globale et non comme une minorité ethnique. Avec Arthur Tremblay, qui rédige un rapport sur l’éducation à l’attention de la commission Tremblay, il se sensibilise davantage à l’importance de l’éducation pour le rattrapage des francophones. Il faut dire que certaines de ses recherches ont démontré la moins grande mobilité professionnelle de ces derniers.

Tout cela prépare donc bien le professeur Rocher, passé à l’Université de Montréal, à accepter de siéger au sein de la commission Parent. Il influencera d’ailleurs les conclusions de cette dernière, favorables notamment à un système d’éducation plus unifié, à une élévation du niveau de scolarisation et à une démocratisation de l’enseignement. De même, il sera parmi les commissaires majoritaires qui pousseront pour la création d’un ministère de l’Éducation réellement responsable, et non d’une structure bicéphale accordant beaucoup d’influence au Conseil de l’éducation. Pour lui, c’est une question de démocratie.

Ce rapport est critiqué pour son caractère « radical » par certains, dont Claude Ryan. Il débouche tout de même sur un projet de loi reprenant l’essentiel de son contenu peu après son dépôt. Mais ce projet de loi est ensuite retiré… Et l’auteur Pierre Duchesne nous laisse sur ça, un peu abruptement, mais non sans créer un certain suspense.

Le premier tome de sa biographie de Guy Rocher est donc un succès, puisqu’il est à la fois agréable à lire et fouillé, autant en ce qui concerne la vie de son sujet qu’en ce qui a trait à l’histoire intellectuelle du Québec moderne. Ce qui laisse présager d’un tome deux tout aussi pertinent… et enlevant.

Guillaume Rousseau
Professeur de droit, Université de Sherbrooke