Pierre Mouterde. Les impasses de la rectitude politique

Pierre Mouterde
Les impasses de la rectitude politique
Varia, 2019, 167 pages

Plusieurs essais de 2019 ont porté sur la rectitude politique. L’empire du politiquement correct de Mathieu Bock-Côté critiquait à partir d’un point de vue conservateur ce mécanisme qui distingue avant toute discussion démocratique les idées acceptables de ceux qui ne le sont pas. De l’autre côté du spectre politique, Judith Lussier dans On peut plus rien dire, évoquait que le nouveau vocabulaire propre à la gauche, loin de censurer les débats, permettait plutôt une mise à jour des combats pour l’égalité de toutes les minorités. On attendait donc un essai venant de la gauche qui se ferait critique de ce phénomène. C’est vers la fin 2019 qu’est arrivé sur les tablettes Les impasses de la rectitude politique de Pierre Mouterde. Dans cet essai, l’auteur défend l’idée selon laquelle la gauche doit reprendre à son compte la critique de la rectitude politique, car il observe que dans l’espace public, ce n’est que les foudres de la droite que l’on entend contre cette idée et qu’elle est plus fondamentale qu’elle n’y paraît.

Une nouvelle politique

Loin de se réduire à des anecdotes insignifiantes, les différents scandales qui touchent le politiquement correct seraient en fait révélateurs d’une nouvelle manière de faire de la politique. Mouterde observe que :

[…] la politique n’est plus d’abord cette forme à travers laquelle s’exprime la souveraineté d’un peuple en marche ou encore les volontés d’affirmation grandissantes des classes populaires et subalternes. Elle est de plus en plus ce mode de gestion technocratique de populations dont on cherche – sous les coups de boutoir du néolibéralisme et de ses logiques marchandes – à transmuer le statut revendiqué de peuples et de citoyens en celui de serviles consommateurs (p. 34).

Autrement dit, le politiquement correct est une forme de politique dégradée qui se réduit au gouvernement des juges, à l’ajout d’une case « autre » lorsqu’il est question d’identifier son sexe, à la parité sur les planches de théâtre ou au changement de nom de rue. Bref, le propre du politiquement correct est qu’il n’a rien de politique.

On se tromperait selon Mouterde en pensant que ce phénomène empêche la véritable politique de se développer. Nous aurions plutôt laissé vacante la place de cette dernière, car nous serions aujourd’hui incapables de relever de grands défis, de nous projeter dans l’avenir, de rêver d’infini ou d’avoir de l’audace collective. La rectitude politique n’a pas pris la place de ces grands projets, nous avons décidé de la lui céder. Et devant ce vide, nous nous replions sur cette petite « moraline », c’est-à-dire une morale bien-pensante dont on se sert pour faire bonne figure et qui donne l’impression d’agir sur le monde et de se protéger contre ses effets néfastes.

Cette suppression des idéaux collectifs est aussi notable chez Québec solidaire (QS), le parti le plus à gauche de la politique québécoise. Mouterde a participé à la fondation de ce parti et ne le reconnait plus. Selon lui, la position de QS sur la question de la laïcité démontre son parti pris pour la rectitude politique. L’argument de QS contre la loi 21 était essentiellement que l’interdiction des symboles religieux serait une forme de racisme, d’islamophobie et de sexisme envers les femmes voilées. Cette réflexion n’a pas tenu compte du contexte québécois, aucune formulation d’une critique du multiculturalisme ou du gouvernement des juges, aucune conception de la laïcité comme droit collectif et aucune mention de la montée de l’islamisme un peu partout en Occident et au Québec. Bref, la position de QS en matière de laïcité évacue toute réflexion philosophique, historique, sociologique ou politique et c’est bien là le propre du politiquement correct.

La méfiance

La rectitude politique est aussi le symptôme d’une autre grande tendance qui caractérise notre époque, c’est-à-dire la méfiance. Les rapports entre les hommes et les femmes sont suspects et cachent probablement une culture du viol ; on devine que les politiciens trainent dans la corruption ou autre magouille et on se méfie de la moindre convention sociale en se disant qu’elle doit cacher dans sa genèse une oppression quelconque. Comme tout ce qui se dissimule derrière la civilisation occidentale est une discrimination, on marche toujours sur des œufs. Après le doute méthodique de Descartes, voici la méfiance méthodique de la gauche postmoderne.

Cette méfiance mène tôt ou tard à la suppression de la mémoire, car on voudra oublier tous ceux ne respectant pas les bonnes mœurs de notre époque. C’est dans cette même logique qu’on ne réussit pas à séparer les œuvres artistiques des êtres humains les ayant produits ou les accomplissements de certains personnages historiques des travers de leur époque. Comme on se plait à déconstruire cette histoire qui devrait former la mémoire ainsi que le socle commun d’une communauté, on peut comprendre pourquoi les politiques collectives sont inexistantes dans le paysage politique.

À partir du constat de cette perte de mémoire, Mouterde en arrive à sa critique de la posture culturelle postmoderne. Cette posture ne reconnaitrait pas les grands récits collectifs qui ont formé le Québec pour y préférer une reconnaissance toujours plus grande de l’individu. La diversité tant chantée par cette posture ne serait en fait qu’une fragmentation toujours plus grande des sociétés menant à l’atomisation des individus vus comme des personnes sans attaches données en pâture à la dernière campagne marketing d’une Amérique mondialisée.

Critique de gauche

Mouterde est très critique de cette posture culturelle postmoderne, mais curieusement, l’essayiste semble être la plupart du temps d’accord avec les principes anticapitalistes, anticolonialistes et antiracistes de cette gauche. Sans partager les demandes d’annulation de spectacle, il mentionne à plusieurs reprises que l’on ne peut pas être contre les vertus défendues par ces manifestants. Ici, on peut très certainement critiquer la pensée de Mouterde, l’antiracisme, par exemple, est assurément une vertu, mais les manières selon lesquelles elle s’exprime sont si diverses qu’on ne peut accepter les yeux fermés cette idée. On se rappellera qu’au nom de l’antiracisme, on justifie certaines formes de ségrégation raciale et on fait de la discrimination contre les Asiatiques à l’entrée de certaines universités américaines, notamment Harvard.

En fait, la critique de Mouterde reproche surtout à cette nouvelle gauche qu’elle préfère s’attaquer à la forme plutôt qu’au fond. Selon lui, les censeurs devraient se détourner des symboles pour se concentrer sur leurs soubassements économiques. C’est ici qu’on reconnait véritablement le socialisme de Mouterde et qu’il se distancie de la critique de droite. Sans nuance, il n’hésite pas à faire porter le blâme de tous les maux de la terre sur les épaules du capitalisme. Loin de se soucier des problèmes économiques des groupes marginalisés, ce qui inquièterait la droite selon Mouterde, « c’est l’imposition de nouvelles valeurs morales qui ne correspondent nullement aux siennes et qui tendent à remettre en question hiérarchies sociales et privilèges traditionnels du passé dont elle continue à se faire envers et contre tout le héraut » (p. 153). Quoique la critique de Mouterde ne soit pas dénuée de fondement, reconnaissons qu’elle est fort simpliste. Certains courants conservateurs partagent en partie sa critique du capitalisme qui dénude l’être humain de sa mémoire. Le conservatisme reconnait aussi l’importance des droits collectifs, mais il est généralement beaucoup plus déchiré par la dualité entre ceux-ci et les droits individuels. Notons aussi que les conservateurs demandent le libre examen de toutes les idées sur les campus américains. Bien que certains défendent cette prise de position pour que leurs propres opinions soient entendues, reconnaissons que beaucoup prônent la discussion dans le but d’atteindre la vérité.

Conclusion

Les dernières lignes de l’essai de Mouterde sont un appel au dialogue que nous devons célébrer, car c’est à partir de ce dernier que se jouent la démocratie et la politique, c’est-à-dire la possibilité de surmonter des conflits et non de les supprimer. L’auteur ajoute que la censure est un aveu d’impuissance et qu’on ne peut combattre des idées ainsi. Concluons en disant que ces réflexions valent pour tous ceux débattant sur la scène politique.

David Santarossa
Enseignant au secondaire