Pour en finir avec le «bon et juste» Adélard Godbout

L’auteur prépare actuellement un ouvrage sur le Parti libéral du Québec à l’époque duplessiste.

Dans un texte publié dans Le Devoir du 18 septembre dernier, Bernard Amyot profitait du 50e anniversaire du décès d’Adélard Godbout pour souhaiter que l’histoire corrige la « troublante amnésie sur Godbout » au sein de la société québécoise. À la suite de cette invitation, j’ai décidé de relever le défi en commettant le présent texte qui se veut une réponse partielle à un sujet complexe. 

Du salmigondis indigeste de M. Amyot où les événements de la Deuxième Guerre mondiale côtoient une liste des réalisations d’Adélard Godbout, où le nom de certains fascistes européens sont associés avec celui de Maurice Duplessis et où, finalement, le panégyrique de Godbout l’emporte sur l’analyse sérieuse et étoffée, il ressort des affirmations non fondées qui reviennent malheureusement périodiquement dans l’actualité québécoise.

Parmi ces faussetés, qui s’inspirent largement de la thèse propagée par le petit neveu d’Adélard Godbout, le cinéaste et écrivain Jacques Godbout, on retrouve, notamment, celle voulant que « la plupart des leaders indépendantistes et la quasi-totalité des historiens » aient sciemment voulu gommer la mémoire d’Adélard Godbout de l’histoire du Québec. Il y a aussi celle décrivant le bon et « juste » Godbout et cette autre, voulant que les méchants nationalistes aient été responsables de ses déboires politiques et du maintien au pouvoir de Maurice Duplessis.

Ayant déjà démontré dans un article antérieur[1] que non seulement le nom d’Adélard Godbout n’a pas été effacé des livres d’histoire mais qu’il bénéficie même d’un meilleur traitement que Lomer Gouin par exemple, je n’insisterai donc pas sur ce point.

À l’intérieur du présent texte, je vais, dans un premier temps, tenter d’expliquer pourquoi Godbout a été considéré comme un « vassal » selon l’expression de M. Amyot. Dans un deuxième temps, je vais m’attarder à quelques-unes des politiques adoptées par le gouvernement Godbout dans le but de démontrer qu’il faut davantage parler d’un bilan mitigé que de celui que « tout politicien d’esprit noble et humaniste » aimerait revendiquer. Enfin, dans un troisième temps, je vais démontrer, contrairement à ce qu’affirme M. Amyot, que plusieurs nationalistes ont combattu Duplessis et que ce ne sont pas les méchants nationalistes qui ont assuré la pérennité de son régime.

Adélard Godbout : le « valet d’Ottawa »

Comment expliquer que Godbout ait pu se voir qualifier de « valet d’Ottawa »?

Le contexte de la Deuxième Guerre mondiale pourrait expliquer en partie son attitude conciliante envers le gouvernement libéral fédéral de l’époque. Pourtant, ce contexte ne semble pas avoir eu le même effet sur son vis-à-vis ontarien, le libéral Mitch Hepburn, qui fut beaucoup moins conciliant avec le grand frère fédéral à la même époque. Il faut donc chercher ailleurs.

Le fait que Godbout ait été choisi par les libéraux fédéraux du Québec pour devenir chef du parti provincial pourrait peut-être également expliquer son comportement. Mais en cela Godbout ne diffère guère des Georges-Émile Lapalme ou Jean Lesage qui ont pourtant agi très différemment après leur accession à ce poste. Là n’est donc pas l’explication.

La raison principale de l’assujettissement de Godbout au gouvernement libéral fédéral de l’époque 1939-1944 réside essentiellement dans les élections provinciales du 25 octobre 1939.

Lors de ces élections, les libéraux fédéraux ont littéralement acheté la victoire de Godbout contre Maurice Duplessis et l’Union nationale. Les libéraux d’Adélard Godbout ont obtenu un million de dollars de gens d’affaires ontariens pour financer leur campagne électorale dans les 86 circonscriptions électorales que compte alors le Québec[2].

Il s’agit là d’une somme colossale pour l’époque. À titre de comparaison, lors des élections fédérales qui auront lieu quelques mois plus tard, soit le 26 mars 1940, les libéraux fédéraux ont dépensé un million de dollars pour l’ensemble des 245 circonscriptions électorales fédérales au Canada[3].

Cette somme a été versée à la suite de l’intervention des libéraux fédéraux qui voulaient absolument empêcher une victoire de l’Union nationale pour ne pas nuire à leurs politiques en faveur de l’effort de guerre dans le reste du Canada et à leur réélection[4].

Cette importante contribution financière a donc considérablement réduit la liberté décisionnelle d’Adélard Godbout face au gouvernement libéral fédéral.

Les réalisations du gouvernement Godbout : un bilan mitigé

Évidemment, cette corruption électorale entache l’image que Bernard Amyot présente de Godbout dans son texte. Il le décrit comme un « homme cultivé, progressiste, humaniste et d’une intégrité irréprochable », qui a été « à l’origine du virage du Québec vers la modernité ». Il fut, selon lui, le « véritable précurseur de la Révolution tranquille ».

Le gouvernement Godbout a effectivement adopté des lois importantes : vote aux femmes, nationalisation d’une compagnie hydroélectrique, instruction obligatoire, pour ne nommer que celles-ci.

Toutefois, pour tracer un bilan de ses actions, il faut dépasser l’énumération sélective et analyser davantage chacune des législations adoptées. Dans le présent texte, je me contenterai de trois exemples succincts.

Dans son article, M. Amyot ne mentionne pas l’adoption de la loi créant la Commission du service civil adoptée en 1943 qui est souvent présentée comme l’une des réalisations progressistes de Godbout. Pourtant, la création de ce nouvel organisme, censé mettre à l’abri les fonctionnaires contre les desiderata des dirigeants politiques, a été créé après que Godbout eut congédié 4 685 fonctionnaires pour les remplacer par des militants libéraux assurés désormais de conserver leur poste![5]

Quant à la loi concernant la cession des droits de taxation pour le temps de la guerre, elle aura permis au gouvernement fédéral de percevoir plus de 2,25 milliards de dollars au Québec entre le 1er septembre 1941 et le 1er septembre 1947. Pendant la même période, le gouvernement fédéral n’aura versé au Québec que 102 $ millions[6].

Finalement, si on ajoute à ces réalisations la promesse formelle et solennelle, non respectée, faite à la population du Québec lors des élections de 1939 à l’effet de dénoncer et de combattre le gouvernement fédéral advenant l’adoption de la conscription, cela jette un éclairage bien différent sur l’homme et ses réalisations.

Raisons de la défaite de Godbout en 1944

Toujours selon Bernard Amyot, les armes utilisées par Duplessis pour battre Godbout lors des élections provinciales de 1944 furent la conscription, l’autonomie provinciale « bafouée » et la « xénophobie ». À mots couverts, il attribue aux « nationalistes » la responsabilité de la défaite du gouvernement Godbout.

Pourtant, Adélard Godbout lui-même n’attribue la défaite à aucune de ces raisons. Selon Godbout, les principales causes de sa défaite sont la faiblesse de son organisation électorale[7], le patronage insuffisant auprès des amis du parti[8], les financiers du parti qui ont eu peur des politiques socialistes, selon eux, adoptées par son gouvernement[9], les femmes qui auraient voté contre les candidats de son parti, de même que la manière de la Gendarmerie royale du Canada de pourchasser les déserteurs durant la guerre[10].

Dans ce dernier cas, il faut préciser que des policiers de la GRC sont débarqués chez Godbout en pleine nuit, et sont entrés dans sa chambre à coucher à la recherche de déserteurs…[11]

Quant aux libéraux fédéraux, ils attribuent la défaite de Godbout à son organisation électorale déficiente et au fait qu’il n’ait pas fait appel à eux[12]. Ne lui avaient-ils pas permis de l’emporter en 1939?

Comme on peut le constater, nulle part il n’est fait mention des nationalistes pour expliquer cet échec électoral. Et pour cause, plusieurs nationalistes faisaient alors campagne sous les auspices du Bloc populaire et combattaient non seulement les libéraux de Godbout mais aussi l’Union nationale de Duplessis[13].

Des « collaborateurs » libéraux fédéraux contribuent aux succès de Duplessis

En tentant de faire la filiation entre des « leaders nationalistes et cléricaux de l’époque », sans qu’on sache de qui il s’agit précisément, M. Amyot cherche à discréditer, par association, l’ensemble du mouvement souverainiste d’aujourd’hui en en faisant l’héritier idéologique de ceux-ci.

Pourtant, lorsqu’on y regarde de plus près, plusieurs nationalistes ont lutté contre Maurice Duplessis durant les années 1940 et 1950. Au premier chef, on retrouve le journal Le Devoir et André Laurendeau qui écrira en 1959 un éditorial mémorable dans lequel il décrit « le cheuf », Maurice Duplessis, comme un « roi nègre »[14].

Curieusement, M. Amyot passe sous silence que des nationalistes se battaient contre Duplessis. Il passe aussi sous silence que pendant ce temps de nombreux libéraux fédéraux, Louis St-Laurent en tête, félicitaient Duplessis pour sa politique concernant les richesses naturelles[15]. Il oublie également de mentionner que des dizaines d’autres députés libéraux fédéraux du Québec collaboraient avec des députés de l’Union nationale pour faciliter leur élection et vice versa[16]. Parmi les « collabos » les plus célèbres, il y avait Jean Lesage, député libéral fédéral de Montmagny-L’Islet et futur chef du Parti libéral du Québec, qui contribuèrent à maintenir Duplessis au pouvoir[17].

À la lumière de ce qui précède, les bons ne sont pas ceux que certains estiment. Les mauvais non plus. Par une analyse simpliste, ce sont des pans entiers de l’histoire du Québec de cette période qui sont occultés. Et, dans ce cas-ci, ce ne sont pas les historiens qui en sont responsables.

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[1] « Traître ou patriote. Adélard Godbout n’a pas été effacé de l’histoire », Le Devoir, 4-5 novembre 2000, p. A-15. Voir également en réponse au texte de Bernard Amyot le texte de Dominique Foisy-Geoffroy, « Adélard Godbout : ostracisé ? » et celui de David Rajotte, « Adélard Godbout : un juste, vous dites ? », publiés dans Le Devoir du 29 septembre 2006, p. A-9.

[2] Khayyam Z. Paltiel et Jean Brown Van Loon, « Financement du Parti libéral, 1867-1965 », dans Comité des dépenses électorales, Études du financement des partis politiques canadiens, Ottawa, Roger Duhamel, Imprimeur de la Reine et Contrôleur de la Papeterie, 1966, p. 177, 233 et 268 note 288. Voir également à ce sujet J. L. Granatstein, « Finances du Parti conservateur 1939-1945 », dans Comité des dépenses… op. cit., p. 289 et 331 notes 35 et 36.

[3] Khayyam Z. Paltiel et Jean Brown Van Loon, op. cit., p. 233.

[4] J. W. Pickersgill, The Mackenzie King Record, vol. 1, 1939-1944, Toronto, University of Chicago Press and University of Toronto Press, 1960, p. 35.

[5] James Iain Gow, Histoire de l’administration publique québécoise 1867-1970, Montréal et Toronto, Presses de l’Université de Montréal et Institut d’administration publique du Canada, 1986, p. 276.

[6] Rapport de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, vol. 1, Québec, Province de Québec, 1956, p. 142.

[7] J. W. Pickergill and D. F. Forster, The Mackenzie King Record, vol. 2, 1944-1945, Toronto, University of Toronto Press, 1968, p. 83.

[8] Cité dans Georges-Émile Lapalme, Le bruit des choses réveillées. Mémoire tome 1, Montréal, Leméac, 1969, p. 342. Voir également Jean-Guy Genest, Vie et oeuvre d’Adélard Godbout, 1892-1956, thèse de doctorat, Université Laval, département d’histoire, 1977, p. 576.

[9] Jean-Guy Genest, op. cit., p. 575.

[10] J. W. Pickergill and D. F. Forster, The Mackenzie King Record, vol. 2, op. cit.., p. 99-100.

[11] Ibid., p. 100.

[12] Ibid., p. 60.

[13] Paul-André Comeau, Le Bloc populaire 1942-1948, Montréal, Québec/Amérique, 1982, 478 p.

[14] Jean-François Nadeau, « André Laurendeau et Jacques Perrault, deux anti-duplessistes », dans Robert Comeau et Luc Desrochers (dir.), Le Devoir : un journal indépendant (1910-1995), Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université du Québec, 1996, p. 129-136 et Gérard Filion, Fais ce que peux. En guise de mémoires, Montréal, Boréal, 1989, p. 247-291.

[15] Georges-Émile Lapalme raconte en détails cet épisode dans ses mémoires. Il estime que ce fut là « l’événement le plus désespérant de sa carrière politique ». Le vent de l’oubli. Mémoires tome 2, Montréal, Leméac, 1970, p. 84-94. Voir également à ce propos Yvon Dupuis, Des souvenirs et des regrets aussi… Mémoires. Tome 1, Laval (Québec), Éditions Sepheon Press, 2003, p. 90.

[16] Nombreux sont les auteurs qui ont abordé la question des « collabos » au sein du Parti libéral, et ce, depuis bien longtemps déjà. Parmi ceux-ci mentionnons : Yvon Dupuis, op. cit., p. 91-92, Michel Lévesque, Le Parti libéral du Québec et les origines de la Révolution tranquille : le cas de la Fédération libérale du Québec (1950-1960), vol. 2, thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à Montréal, département d’histoire, 1997, p. 411-415, Reginald Whitaker, The Government Party. Organizing and Financing of the Liberal Party of Canada 1930-1957, Toronto, University of Toronto Press, 1977, p. 414-420, Georges-Émile Lapalme, Le vent de l’oubli…, op. cit., p. 122-123 et 189-190 et Samuel P. Regenstreif, The Liberal Party of Canada : A Political Analysis, thèse de doctorat, Cornell University, 1963, p. 254.

[17] Mario Cardinal, Florian Sauvageau et Vincent Lemieux, Si l’Union nationale m’était contée…, Montréal, Boréal Express, 1978, p. 278-280.