Pour la refondation du mouvement indépendantiste?

L’élection du 1er octobre annoncera une fin de cycle et un réalignement des forces politiques. L’échec électoral de la stratégie attentiste obligera des remises en question et une refondation du mouvement indépendantiste qui s’est perdu dans les incohérences et les tergiversations. Depuis 1995, les forces indépendantistes sont en déclin et ont entrainé le Québec dans un processus de régression politique en laissant le champ libre aux fédéralistes. Les dirigeants souverainistes ont réussi à transformer une presque victoire en déroute politique en devenant des promoteurs de l’autonomisme provincial. Ce faisant, ils se sont transformés en agents implicites de légitimation du fédéralisme canadien. Ils ont réussi à convaincre les Québécoises et les Québécois que rester dans le cadre canadien, ce n’était pas si grave, qu’on pouvait s’en accommoder.

Pourquoi le mouvement indépendantiste est-il en régression au Québec alors qu’ailleurs, les revendications indépendantistes, en Catalogne et en Écosse, mobilisent les électeurs ? Cette déliquescence du mouvement indépendantiste est évidente et se manifeste de différentes façons : soit par le déclin du soutien à l’option dans les sondages qui oscille entre 30 et 35 %, soit par les positions démissionnaires de certains leaders du mouvement qui renoncent à la lutte et préconisent l’intégration lucide dans le régime canadien au nom de la défense des intérêts du Québec, soit encore par le refus des partis qui portent ce projet depuis un demi-siècle d’en faire un enjeu avant, pendant et après les élections.

Lorsqu’un mouvement ne réussit plus à mobiliser, il est naturel d’en attribuer la cause aux adversaires qui le combattent. La bataille de l’indépendance ne s’est jamais faite à armes égales puisque le gouvernement canadien et les forces fédéralistes qui le soutiennent ont à leur disposition des ressources financières, juridiques et étatiques beaucoup plus importantes que celles du mouvement indépendantiste. S’ajoutent à cela l’opposition du milieu des affaires, la complaisance des médias comme Radio-Canada et La Presse qui ont toujours tendance à favoriser le statu quo. Mais il faut aussi tenir compte de facteurs internes au mouvement pour expliquer son déclin dans l’opinion publique.

Au lieu de s’enfermer dans la logique des recommencements et répéter les mêmes stratégies qui ont produit cette régression politique, il faut faire un bilan critique et identifier les facteurs qui nous ont conduits au cul-de-sac actuel.

Je propose dans cet article une lecture des contradictions internes qui ont miné durant les cinquante dernières années le combat national. Je tenterai de montrer que les indépendantistes sont aussi responsables de l’échec de leur projet parce que le discours des principaux porte-parole du mouvement indépendantiste a été construit sur la peur de l’indépendance et le refus d’en faire la promotion. Ils ont choisi de centrer le débat public sur la défense des intérêts du Québec dans le cadre canadien au lieu de proposer de rompre avec le régime canadien.

L’action du Saint-Esprit

Catholiques nous avons été, catholiques nous sommes restés si on en juge par le fait que de nombreux indépendantistes croient encore aux miracles ou à l’intervention de la divine providence pour construire le destin de la nation. Pendant cinquante ans, on a entretenu l’illusion qu’un projet de libération nationale pouvait se réaliser par la grâce du Saint-Esprit, en en parlant le moins possible ? Avec une naïveté déconcertante, on a expliqué qu’il ne fallait pas se servir du pouvoir pour faire la promotion de l’indépendance, que les Québécoises et les Québécois découvriraient les mérites de l’indépendance par la descente des langues de feu qui viendraient un jour les éclairer.

À ceux qui veulent se donner bonne conscience en se faisant accroire que le Parti québécois ou le Bloc ont servi la promotion de l’indépendance, je voudrais rappeler quelques faits empiriques incontestables qui mettent à mal ces mythes et montrent une tout autre réalité : celle du refus systématique de faire de l’indépendance un enjeu prioritaire du débat public.

De 2011 à 2015, les quatre députés du Bloc qui siégeaient à Ottawa ont posé 274 questions en Chambre. Parmi celles-ci, une seule se référait à l’indépendance du Québec (posée le 4 nov. 2011). Pendant quatre ans, le Bloc a laissé son option constitutionnelle dans le placard en se limitant à défendre les intérêts du Québec1. Il n’a pas été un promoteur actif de l’indépendance. Il ne s’est pas servi de cette tribune parlementaire pour expliquer aux Québécoises et aux Québécois la nécessité de faire l’indépendance.

Qu’a fait de son côté le Parti québécois lorsqu’il a exercé le pouvoir ? On peut certes reconnaître qu’il a été un bon gouvernement, qu’il a utilisé au maximum les compétences provinciales pour favoriser la modernisation et le développement du Québec. Mais il a sacrifié l’avancement et la promotion de son objectif fondamental : l’indépendance. Le meilleur exemple de cette politique d’abandon, on le trouve dans l’attitude même de René Lévesque qui, il faut le rappeler, considérait l’indépendance comme une stratégie de négociation ou encore comme une police d’assurance au cas où le Canada refuserait de réformer la constitution et qui a finalement prêché le beau risque du fédéralisme en 1984 en appuyant le Parti conservateur.

Dans une étude lexicométrique des 102 discours prononcés par René Lévesque lorsqu’il était premier ministre de 1976 à 19852, j’ai montré que sur les 530 271 mots utilisés seulement 47 se référaient à la souveraineté et 22 à l’indépendance. De plus, les références à la souveraineté sont pour l’essentiel concentrées durant la période référendaire de mai 1979 à octobre 1980 et participent au syntagme « souveraineté-association » (21 occurrences). Il faut enfin souligner que l’expression « souveraineté-association » ne réfère par nécessairement au statut politique du Québec et est utilisée pour décrire les relations entre le gouvernement, les commissions scolaires et les municipalités. Quant au concept d’indépendance, il n’a été employé qu’à quatre occasions pour parler du statut éventuel du Québec. Les 18 autres occurrences de ce concept se référaient à l’indépendance américaine. Sur les 15 423 phrases, seules 144 ont traité plus ou moins directement de souveraineté, soit moins de 1 %. Exercer le pouvoir et occuper la fonction de premier ministre dans un cadre provincialiste n’est pas très propice à la promotion de l’indépendance sauf chez Jacques Parizeau dont la fréquence d’emploi du concept de souveraineté fut 14 fois plus élevée que chez Lévesque ce qui montre bien que quand on veut, on peut.

Depuis 1974, avec l’adoption de l’approche référendaire, le projet indépendantiste a été détourné de sa finalité première : libérer le Québec de la domination canadienne. Au lieu de préconiser une stratégie de libération nationale, le mouvement indépendantiste s’est laissé absorber dans un jeu électoral visant la conquête du pouvoir provincial. L’objectif n’était pas de convaincre les Québécoises et les Québécois de la nécessité de sortir du Canada, mais plutôt de les convaincre de voter pour un bon gouvernement qui servirait les intérêts du Québec. C’est ce qu’on a appelé la stratégie étapiste qui imposait en fait une cascade d’étapes. D’abord, faire élire un gouvernement majoritaire en cachant l’option, ensuite offrir une panoplie de politiques publiques qui devaient servir les intérêts de divers groupes particuliers, ceux-ci devant en retour, par reconnaissance, devenir des appuis à l’accession à l’indépendance et avant dernière étape, déclencher un référendum. La course à obstacles n’était pourtant pas terminée, car avec un référendum gagnant, il fallait ensuite négocier en 1980 un projet d’association économique avec le Canada qui se transformera plus tard en 1995 en partenariat avant de pouvoir un jour profiter des fruits de l’indépendance. Voilà qui résume 50 ans de lutte indépendantiste où il ne fut pratiquement jamais question de faire la promotion de l’indépendance pour sa valeur intrinsèque, mais de l’utiliser comme moyen pour justifier une série de projets de société tous aussi valables les uns que les autres.

Comble d’ambiguïté, on n’osait même pas employer le mot indépendance pour désigner le projet national, on préférait utiliser le concept de souveraineté qui, comme chacun le sait, est un concept à géométrie variable qui peut s’appliquer à divers champs de compétence sans aller nécessairement jusqu’à l’indépendance. On pouvait ainsi préconiser une réforme du fédéralisme canadien sous couvert de souveraineté élargie ce que fit le Parti québécois en 1985 en se faisant le promoteur de l’affirmation nationale dans le cadre du Canada. Rappelons qu’à l’époque même le Parti libéral se réclamait de la souveraineté culturelle ce qui montre bien l’élasticité du concept. Si on peut être plus ou moins souverain, on ne peut pas être indépendant à moitié : on l’est ou on ne l’est pas.

Les ornières du clientélisme

Cette stratégie dirimante reposait sur une conception électoraliste de l’action politique. Pour séduire les électeurs, il fallait leur faire miroiter les bénéfices concrets qu’ils pourraient retirer d’un gouvernement souverainiste. On pensait que les Québécoises et les Québécois ne pouvaient pas adhérer au projet d’indépendance pour elle-même et qu’ils ne se laisseraient convaincre que par un effet dérivé des bénéfices immédiats que leur procureraient les politiques d’un État provincial. Ce raisonnement était fautif et illogique pour deux raisons : en premier lieu, il contenait une contradiction interne puisqu’un gouvernement provincial n’avait ni les ressources ni les leviers de pouvoirs pour satisfaire toutes les demandes de la société. Il ne pouvait que générer des déceptions et des abandons comme cela s’est produit dès 1982 au moment où le mouvement syndical qui avait obtenu des concessions majeures sous le gouvernement Lévesque se retourna contre lui dès que la bise fut venue avec la crise des finances publiques. Cette logique soumettait l’accession à l’indépendance au chantage des groupes de pression qui en demandaient toujours plus pour appuyer la souveraineté comme cela s’est produit en mai 1995 lorsque la CSN et la CEQ dénoncèrent le gouvernement de Jacques Parizeau parce qu’il consacrait trop de temps à la souveraineté et manquait de « vision sociale3 ».

Par ailleurs, si gouverner une province permettait de donner satisfaction à diverses clientèles, pourquoi alors avait-on besoin de faire l’indépendance ? Ce raisonnement pouvait provisoirement conduire à la victoire électorale, mais sa réussite même sciait la branche sur laquelle il reposait. Nul besoin de faire l’indépendance si on pouvait faire de grandes choses avec les pouvoirs d’un État provincial comme le prétend encore aujourd’hui Jean-François Lisée. Les effets sécurisants de la loi 101 furent particulièrement significatifs à cet égard puisque les Québécois, s’imaginant leur sécurité linguistique acquise, ont jugé qu’il n’était plus nécessaire d’aller plus loin en votant OUI au référendum de 1980. Enfin, les stratèges du Parti québécois avaient oublié que les intérêts particuliers ne sont pas nécessairement compatibles avec l’intérêt national. En ce sens, les politiques économiques du Parti québécois ont nettement favorisé l’émergence d’une classe d’affaires francophone, mais celle-ci n’a pensé qu’à ses intérêts à court terme et n’a eu rien de mieux à faire que de se mettre au service de la défense du fédéralisme lorsque le temps des choix fut venu.

Mais il y avait une autre contradiction, externe celle-là, dont on ne s’est pas préoccupé dans le mouvement indépendantiste : à savoir que le Canada existait comme État et que les États n’ont pas l’habitude de se laisser dépouiller de leurs pouvoirs. On s’est imaginé que le débat se ferait entre nous et selon les règles de l’Assemblée nationale comme si le Québec avait déjà la souveraineté.

L’État canadien ne pouvait rester inerte dans cette dynamique de contestation. Il pouvait lui aussi adopter des politiques publiques pour satisfaire des clientèles spécifiques et obtenir leur soutien indéfectible au « plus meilleur pays du monde. » Il disposait de ressources médiatiques, financières et juridiques pour combattre les avancées du mouvement indépendantiste. Pensons aux bourses du millénaire, aux Chaires de recherche du Canada, aux investissements dans les infrastructures, aux commandites, etc. On avait oublié que le combat politique ne se faisait pas principalement contre le Parti libéral du Québec, mais contre un État national bien enraciné dans le tissu social au Québec même. Alors que le mouvement indépendantiste croyait avoir remporté la bataille de l’identité en se faisant accroire que les Québécois se définissaient irrémédiablement comme Québécois d’abord, le Canada de son côté a mené une offensive sans précédant pour construire l’identité canadienne en investissant des centaines de millions de dollars dans des campagnes de propagande relayées non seulement par ses agences gouvernementales, mais aussi par les entreprises privées comme Canadian Tire de telle sorte que les jeunes générations de Québécois se sentent plus Canadiens aujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a vingt ans et qu’ils sont de plus en plus convaincus des vertus du bilinguisme et du multiculturalisme.

L’irréalisme du mouvement indépendantiste repose sur l’idée qu’il suffit d’un vote le jour du référendum pour faire l’indépendance et que 30 jours de campagne suffiront pour changer les mentalités. Comme le disait Bourgault, l’indépendance n’est pas une récompense, c’est un combat. Pour faire l’indépendance, il faut un peuple déterminé et motivé qui en fait un impératif catégorique en dehors de tous les projets de société imaginables, un peuple qui peut comprendre ce qu’est l’intérêt national et qui lui donne la priorité sur les intérêts particuliers. Ce travail de conscientisation, les partis qui se disent indépendantistes n’ont pas voulu le faire. Ils ont refusé d’adopter une attitude de confrontation systématique avec le Canada justement pour attirer les nationalistes mous ou les fédéralistes nationalistes. Ils ont cultivé l’ambivalence de l’opinion publique au lieu d’adopter une logique de combat. Surtout, ils ont voulu gouverner une province pour montrer qu’ils pouvaient faire mieux que le Canada sans avoir les ressources et les pouvoirs d’un véritable État.

Les deux échecs référendaires, les tergiversations sur le processus d’accession à l’indépendance incarnée par la logique des conditions gagnantes, les limites de l’action d’un gouvernement provincial ont entrainé la dilution des capacités de mobilisation et la régression du mouvement indépendantiste. Obnubilé par ses performances électorales, le PQ a inféodé la stratégie indépendantiste au clientélisme corporatif et au clientélisme idéologique. Il s’est illusionné sur les vertus persuasives du projet de société. On avait oublié, sans doute par angélisme, que gouverner, c’est mécontenter. Contrairement aux attentes, la solidarité sociale ne s’est pas transformée en solidarité nationale.

Englué dans cette logique clientéliste, le Parti québécois a choisi de ne pas faire la promotion de sa raison d’être et de l’article premier de son programme. Il a choisi de centrer le débat public sur le projet de société plutôt que sur le projet de pays. Il en est même venu à considérer son projet d’indépendance comme un boulet qui nuisait à ses chances de former un gouvernement. Désertant la défense de son option fondamentale dans le cadre des campagnes électorales, il laissa le champ libre aux autres partis pour faire la démonstration des effets négatifs de l’indépendance et convaincre les Québécoises et les Québécois des vertus du fédéralisme. Devant une telle abdication, il n’est pas étonnant que l’idée de devenir un pays indépendant ne fasse pas de progrès dans l’opinion publique. Les Québécoises et les Québécois ne peuvent prendre au sérieux un parti qui n’a pas le courage de défendre son projet national et qui se contente de répondre à des demandes de réformes provinciales.

Il y a une autre forme de clientélisme qui a affecté le discours des indépendantistes et qu’on pourrait qualifier clientélisme idéologique. En soutenant que le projet d’indépendance n’avait pas de valeur en soi, qu’il n’était qu’un moyen et non pas une fin, il fallait recourir à d’autres motivations pour rallier les minorités actives au Parti québécois. Autrement dit, au lieu de faire la promotion de l’indépendance pour elle-même, on a préféré centrer le discours sur la promotion de changements sociaux ou économiques. Le projet de société devait servir de produit d’appel pour attirer des électeurs vers l’indépendance. Avec l’indépendance, on pourrait construire un Québec social-démocrate, écologiste, pacifiste et progressiste. On faisait comme si ces vertus étaient inaccessibles dans le cadre canadien où il y a pourtant des partis qui défendent ces idéologies.

Ce raisonnement étriqué est aussi partagé par Québec solidaire qui répète la même erreur stratégique en subordonnant la réalisation de l’indépendance à un projet de société. On nous invite à dire Oui à l’indépendance à la condition que ce soit pour réaliser une société socialiste, multiculturelle, féministe et écologique. Ce n’est pas l’indépendance qui est essentielle, mais le changement de société. Ce point de vue est parfaitement exprimé par les dirigeants de QS qui refusent de hiérarchiser les objectifs de leur parti et qui considèrent l’indépendance comme un outil pour lutter contre le capitalisme. Le Québec indépendant sera progressiste ou il ne sera pas.

Ce raisonnement au conditionnel ne peut faire avancer la cause de l’indépendance parce qu’il ne va pas au fond des choses et qu’il entretient une mystification qui occulte la réalité politique canadienne. Il contribue en quelque sorte à l’aveuglement volontaire des Québécoises et des Québécois sur leurs propres conditions d’existence nationale. Il n’y a aucun lien de nécessité entre la réalisation des objectifs de QS et l’accession à l’indépendance. En effet, rien n’empêche un gouvernement provincial de nationaliser des entreprises, d’adopter des politiques multiculturelles, féministes ou écologiques. Autrement dit, le programme de QS peut se réaliser sans l’indépendance.

En oubliant que la politique canadienne est une entrave au développement du Québec et en définissant ses adversaires uniquement dans le cadre de la politique provinciale, ce parti participe comme les autres à la provincialisation des esprits. On n’entend pas souvent les porte-parole de QS stigmatiser les partis canadiens. Par ce silence complice, ils ne contribuent pas à la prise de conscience de notre subordination collective. Ils ne peuvent pas être une force de persuasion active pour amener les Québécois à sortir du Canada. Pas étonnant dès lors que les dirigeants de QS n’aient jamais appuyé l’action du Bloc québécois sur la scène fédérale.

Recentrer le discours indépendantiste sur l’essentiel

Nous avons démontré que la logique du clientélisme a échoué à faire progresser la cause de l’indépendance et que cet échec repose sur deux erreurs stratégiques. On a d’abord développé un discours qui faisait abstraction de la réalité du Canada. Les discours du PQ et de QS fonctionnent comme si le Canada n’existait pas et n’avait pas de capacité d’intervention dans le débat public au Québec. On fait des campagnes électorales en oubliant de faire la critique systématique du régime canadien. Ensuite, on a confondu la lutte pour l’indépendance avec la promotion d’un projet de société particulier ce qui avait pour effet de dévaluer l’importance et l’urgence de l’indépendance et d’en éloigner ceux qui ne partageaient pas le projet de société qui par définition ne peut que diviser.

Le discours indépendantiste ne peut plus entretenir une vision candide de la politique et faire croire qu’il n’y a pas d’obstacle à l’indépendance, qu’il suffit d’une majorité de votes au référendum pour la réaliser. Il faut accepter qu’il y aura lutte, confrontation et que la liberté implique le combat. L’exemple catalan est particulièrement révélateur à cet égard. Le courage et la détermination sont les conditions gagnantes du combat indépendantiste.

Le nouveau discours indépendantiste doit rompre avec la logique du clientélisme et distinguer l’essentiel de l’accessoire en justifiant la nécessité de l’indépendance sans y mettre de conditions. Le nouveau discours indépendantiste doit être axé prioritairement sur les mérites de l’indépendance et la critique du Canada. Pour nous, l’indépendance est une nécessité historique pour exister comme peuple, indépendamment du projet de société qui lui est nécessairement variable selon les époques. Notre combat est de rompre avec l’identité et la légitimité du Canada et notre programme doit viser essentiellement le contrôle de la totalité des lois, des impôts et des traités.

Tant qu’on voudra faire voter les Québécoises et les Québécois sur une diversité d’objectifs dont l’indépendance n’est que le moyen de les atteindre, on ne créera pas les bases d’une forte conscience indépendantiste. On entretiendra l’illusion réformiste ou autonomiste. C’est l’idée de rupture avec le Canada qui doit s’imposer comme prioritaire pour changer les mentalités construites par le régime canadien. La liberté d’un peuple ne se marchande pas à l’aune des intérêts sectoriels et corporatifs. On ne fait pas l’indépendance pour avoir de meilleurs soins de santé ou plus de logements sociaux. Au jeu du marchandage, ou du « qui en donnera le plus aux électeurs », on ne peut que perdre. Un peuple fait l’indépendance pour être capable de choisir son destin, quelles que soient les circonstances. Le désir d’indépendance n’est pas conjoncturel, il est existentiel.

Il ne s’agit pas de renoncer à toutes propositions concrètes de réformes sociales ou économiques, mais de les situer dans le prolongement de l’exercice des pouvoirs régaliens que l’indépendance nous permettra d’exercer. Chaque proposition de réforme ou de changement social doit servir la pédagogie de l’indépendance et porter sur un domaine qui est de compétence fédérale comme la politique internationale, la politique de défense, la politique commerciale, la politique d’immigration, etc. Il faut sortir du provincialisme et expliquer aux Québécoises et aux Québécois ce que nous ferons lorsque nous succéderons à l’État canadien et récupérerons les pouvoirs qu’il exerce à notre détriment.

L’histoire des cinquante dernières années montre clairement qu’il est illusoire de vouloir accéder à l’indépendance en proposant de bien gouverner une province. Les passages au pouvoir du Parti québécois n’ont pas rendu les Québécois plus souverainistes. Cette gouvernance provincialiste les a au contraire rendus plus confus et ambivalents quant à leur statut politique. Plus on entretient l’espoir qu’on peut utiliser le pouvoir provincial pour faire de grandes réformes dans un cadre provincial, plus on délégitime le projet d’être une nation.

Le transparlementarisme

Être indépendantiste veut dire penser globalement le Québec et ne pas se laisser enfermer dans le piège du fédéralisme fondé sur la logique de la division des pouvoirs qui a structuré la pensée nationaliste depuis l’Acte d’union de 1840 et l’adoption de la Confédération. Être indépendantiste implique qu’il faut intégrer la totalité des pouvoirs dans ses engagements et ses prises de position. Il ne suffit pas de se dire indépendantiste comme s’il s’agissait d’une étiquette sans conséquence et se comporter politiquement consciemment ou non comme un dépendantiste en acceptant d’inscrire son action dans le cadre des institutions canadiennes et en se conformant aux règles du jeu qu’impose le fédéralisme.

Pour sortir du provincialisme qui a phagocyté le projet indépendantiste, il faut se libérer des divisions que nous impose le partage des compétences. Par facilité ou inadvertance, beaucoup d’indépendantistes ont accepté d’inscrire leur combat dans la logique du fédéralisme. Sur le plan organisationnel, ils ont calqué les structures politiques canadiennes en séparant l’action sur la scène québécoise et celle sur la scène fédérale et en créant deux organisations partisanes séparées. Au lieu d’unir leurs forces, ils les ont dispersées en acceptant de créer deux forces politiques séparées. Ce faisant, ils ont donné une légitimité au partage des pouvoirs et ont contribué à l’aliénation des électeurs québécois en les empêchant de se penser comme totalité. Ils ont habitué les Québécoises et les Québécois à se positionner en fonction de la division des pouvoirs comme s’il y avait deux modes de pensée.

Le nouveau mouvement indépendantiste doit combattre cette forme de bicéphalisme incarnée par la théorie des deux nations en développant la logique du transparlementarisme. Cette idée signifie qu’il ne doit y avoir qu’un seul parti indépendantiste qui agit à la fois sur la scène fédérale et sur la scène québécoise. Ce parti aura un seul programme qui intègrera toutes les dimensions de la vie politique aussi bien les compétences dites provinciales que celles attribuées à l’État fédéral. Il ne sera plus question de limiter son action au cadre provincial ou de défendre les intérêts du Québec à Ottawa, débats étriqués qui ont miné la cohésion du mouvement indépendantiste jusqu’à présent. Il y aura une seule organisation, une seule carte de membre et une seule direction. Il offrira aux électeurs la possibilité de voter en tout temps pour l’indépendance, quel que soit le niveau des élections.

La stratégie transparlementaire repose sur le principe de l’unicité de l’électeur québécois puisque c’est la même personne qui vote aux élections canadiennes et aux élections québécoises. Dès lors pourquoi faudrait-il encourager la schizophrénie politique, la dualité de pensée avec un double discours qui encourage les tergiversations et l’ambivalence ? L’efficacité de l’action indépendantiste suppose une cohérence d es comportements politiques. Il n’y a aucune raison pour que les indépendantistes soient représentés par deux partis politiques. Ainsi l’action politique de ce parti fera d’une pierre deux coups puisque ses interventions publiques se renforceront, quel que soit le cadre électoral. C’est ce qu’ont bien compris les indépendantistes catalans et écossais qui votent pour le même parti au parlement catalan et au parlement espagnol ou à Édimbourg et à Westminster4. Cette logique fait aussi partie de nos traditions politiques puisqu’elle fut mise en pratique par le Bloc populaire canadien qui fit élire des députés à Québec en 1944 et à Ottawa en 1945.

Placer les militants au centre de l’action

La relance du mouvement indépendantiste exigera que les membres du nouveau parti soient au centre de l’action politique et qu’ils puissent devenir des militants actifs de la cause et non pas de simples spectateurs comme cela s’est produit dans le passé. Les militants ont jusqu’à présent été laissés à eux-mêmes et n’ont été mobilisés que pour faire des campagnes électorales et des campagnes de financement. Ils n’étaient pas considérés comme des agents de promotion du message indépendantiste puisque de toutes les façons celui-ci n’était pas à l’ordre du jour et qu’il ne fallait pas l’évoquer. Pire encore, laissés sans guide idéologique, ils étaient à la merci des interprétations de l’actualité que les médias fédéralistes distillent chaque jour.

Pour transformer des membres inactifs en combattants, il y a deux conditions qui n’ont pas été réalisées par le Parti québécois et le Bloc. On ne peut sérieusement penser qu’un mouvement de libération nationale peut réussir à persuader un peuple de changer de régime politique en se privant de tout organe d’expression pour diffuser la pensée indépendantiste à ses militants et aux citoyens et en s’en remettant aux médias traditionnels pour diffuser son message. Les militants sont laissés à eux-mêmes et ne sont pas équipés pour contrer les offensives propagandistes des fédéralistes. Le nouveau parti devra aussi pour faire progresser l’indépendance dans l’opinion publique compter sur la formation politique de ses membres qui pourront intervenir dans leurs milieux de vie pour diffuser les analyses indépendantistes et développer les critères de jugement de l’actualité politique. Pour faire l’indépendance, il faut des militants informés et politisés et qui ne dépendent pas de la pensée de l’adversaire pour construire leur jugement politique. Dans le cadre de ce nouveau parti, comme citoyens, nous ne serons plus divisés contre nous-mêmes. Nous pourrons enfin agir de façon cohérente en fonction de nos convictions, en militant et en votant pour un parti qui reflète notre vision de l’avenir et qui n’entretient pas d’ambiguïté. Clarté, cohérence et combativité iront de pair.

Nous sommes conscients que ce changement de paradigme sera long et ardu, car on ne transforme pas la culture politique du jour au lendemain. Cela exigera une action pédagogique constante pour contrer les réflexes provincialistes conditionnés par deux siècles de domination politique. Mais c’est la seule voie qui peut nous sortir du guêpier des tergiversations et nous mener à l’indépendance. Comme l’a déjà dit Jacques Parizeau : « On se crache dans les mains, et on recommence » pour cette fois-ci donner la priorité à l’intérêt national et non pas aux intérêts provinciaux ou sectoriels.

 

 


1 Voir « L’art de la question », L’Action nationale, juin 2015

2 Voir « Les discours de René Lévesque au regard de la statistique lexicale », dans Alexandre Stefanescu et Éric Bédard (dir.), René Lévesque : homme de la parole et de l’écrit, Montréal, VLB éditeur, collection « Études québécoises », 2012, 176 p.

3 Voir Le Devoir, 25 mai 1995.

4 Le Scotish National Party détient 56 des 59 sièges de l’Écosse au Parlement de Westminster alors que les deux principaux partis indépendantistes catalans Esquerra Republicana et le Parti démocrate européen catalan détiennent respectivement 9 et 8 sièges aux Cortes espagnols.

* Politologue