Pour le cégep français

À l’hiver 2019, j’étais au chômage. J’étais pourtant professeur au collège de Bois-de-Boulogne depuis plus de onze ans et, depuis mon entrée au cégep, pas moins d’une douzaine de collègues avaient pourtant pris leur retraite. Cette triste situation s’explique par la baisse des effectifs des cégeps francophones sur l’île de Montréal qui a pour nous atteint son niveau le plus bas en 2019, mais qui sévissait depuis déjà quelques années : les demandes d’admission à Bois-de-Boulogne ont en effet chuté de 13,1 % entre 2013 et 2017. D’autres collègues enseignant dans des institutions françaises de l’île de Montréal ont connu des situations encore plus dramatiques que moi : certains ont vu leur programme fermé ou suspendu, comme ce fut le cas pour mes collègues du département d’arts et lettres, et ont dû s’exiler dans d’autres cégeps, voire même trouver un autre emploi.

L’essai de Frédéric Lacroix Pourquoi la loi 101 est un échec et les nombreux articles qu’il a publiés dans l’Aut’Journal sur l’inquiétante situation du français au Québec ont amorcé une prise de conscience. Les médias, particulièrement le Journal de Montréal, se sont mis à parler davantage de la question. J’ai accueilli cette soudaine médiatisation comme une très bonne nouvelle. Nous étions quelques-uns à être inquiets et à tenter de changer les choses ; il me semble maintenant que nous sommes plusieurs ou, du moins, un peu plus nombreux.

Cependant, cette médiatisation n’a pas infléchi le gouvernement. Il tarde à présenter sa réforme de la loi 101 et les signaux qu’il envoie laissent présager que cette réforme sera insuffisante au vu des défis qui attendent le français dans l’avenir. Essentiellement, la réforme suivra les recommandations du rapport de la députée Claire Samson, qui ne s’attaque pas aux causes structurelles du déclin du français, mais prévoit des mesures plutôt cosmétiques. En ce qui regarde les cégeps, le gouvernement maintient l’octroi de 100 millions au cégep Dawson, déjà le plus gros cégep du Québec, pour son agrandissement. La Fédération des cégeps, qui regroupe les directions des cégeps, a applaudi à cette annonce.

Alors qu’il devrait être le gardien des institutions françaises, le gouvernement québécois laisse depuis longtemps la loi du marché linguistique dicter ses investissements au postsecondaire. Il commence à peine à reconnaître que l’expansion démesurée des universités et des cégeps anglais joue un rôle important dans le déclin du français au Québec et particulièrement à Montréal. Or, on sait depuis plus de dix ans que la situation est critique : l’étude de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) publiée en 2010, Le choix anglicisant, avait déjà sonné l’alarme et le mathématicien Charles Castonguay l’avait fait bien avant dans de nombreux livres et articles. Il est maintenant clair et net que le cégep anglais anglicise : les étudiants fréquentant les cégeps anglais ont très majoritairement tendance à poursuivre leurs études à McGill ou à Concordia et, au sortir de l’université, à travailler en anglais. L’attitude de la Fédération des cégeps dans le dossier linguistique est lamentable : c’en est une de totale déresponsabilisation. Bernard Tremblay, président de la Fédération, cautionne le projet d’agrandissement de Dawson, il ne voit là rien de menaçant pour le français à Montréal. Selon lui, il faut plutôt s’attaquer à la langue de travail. Or, je l’ai déjà souligné, les langues d’étude et de travail sont intimement liées.

Les directions des cégeps francophones ne se battent pas pour contrer cette anglomanie qui opère d’importantes saignées dans leurs institutions. Pire, elles l’encouragent en se tournant vers les DEC bilingues. En janvier 2018, le cégep Limoilou et le cégep St Lawrence offraient en partenariat un nouveau DEC bilingue en gestion de commerce. De plus, le cégep de Sainte-Foy a modifié en catimini en juin 2017 sa politique de valorisation de la langue française : le français n’est désormais plus la seule langue d’enseignement, mais bien la langue prépondérante. Ce changement permet à l’établissement de créer deux nouveaux DEC où prédomine l’anglais. Des DEC bilingues sont déjà solidement implantés dans les collèges privés : les collèges Mérici, O’Sullivan (Montréal et Québec), LaSalle, Sainte-Anne et Laflèche en offrent. Enfin, des partenariats de DEC bilingues existent en tourisme entre le cégep Limoilou et le cégep St-Lawrence, en sciences de la nature et sciences humaines entre Saint-Laurent et Vanier. Les cégeps de Bois-de-Boulogne et de Maisonneuve ont aussi étudié l’idée d’un DEC bilingue, idée qui a heureusement été abandonnée entre autres grâce à l’opposition de nombreux professeurs.

En vérité, cette course à l’anglicisation des cégeps francophones n’est pas le fruit d’une réflexion collective éclairée sur l’offre de cours en anglais et le niveau de bilinguisme des jeunes Québécois. Le taux de bilinguisme n’a jamais été aussi élevé au Québec et il continue de s’accroître : on ne peut donc pas prétendre sans rire que les étudiants francophones et allophones ne sont pas exposés à l’anglais et qu’ils ne l’apprennent pas ! Charles Castonguay a observé que « parmi les 20-29 ans au Québec en 2011, 78 % des anglophones se déclaraient bilingues, comparé à 57 % des francophones. Dans la région de Montréal, l’écart se rétrécit encore plus, à 80 % et 70 % respectivement. Dans l’île, c’est 78 % et 79 %. » Les jeunes francophones sur l’île sont donc légèrement plus bilingues que les jeunes anglophones.

Les directions des cégeps français, particulièrement sur l’île de Montréal, sont tout simplement paniquées. Plutôt que de respecter leur âme française, elles veulent angliciser leurs institutions pour attirer plus d’étudiants. Bref, elles démissionnent. Notez l’absurdité de la situation : les francophones et les allophones, à qui on a répété au primaire et au secondaire que l’apprentissage du français était essentiel à leur intégration à la société québécoise, reçoivent le message suivant de la part de nos élites et de nos institutions : il faut faire ses études supérieures en anglais. Quel parcours du combattant pour nos étudiants ! Au lieu d’étudier en français, la langue dans laquelle ils sont le plus à l’aise, ils s’échinent à faire leurs études supérieures en anglais. Malheureusement, c’est un petit jeu dans lequel ils seront toujours perdants, toujours en deçà de la perfect fluency des anglophones dont la langue maternelle est celle de Shakespeare. Et dire que nos jeunes travaillent ardemment à être de parfaits bilingues sans accent dans un État, le Québec, où toute la population (ou presque) parle français !

Nous sommes donc dans une situation où, malheureusement, les gardiens de nos institutions (gouvernement, directions de cégeps) ne jouent pas le rôle qu’ils devraient jouer. L’histoire se répète et nous revivons en quelque sorte, mais au niveau collégial, la situation qui prévalait pendant la crise de Saint-Léonard en 1968. Devant l’inaction du gouvernement québécois qui laissait des milliers de jeunes Italo-Québécois s’angliciser dans des écoles anglaises, des parents francophones avaient fondé le Mouvement pour l’intégration scolaire (MIS) afin de militer pour l’unilinguisme français dans les écoles.

En janvier 2021, quelques professeurs de cégep et moi-même avons fondé le Regroupement pour le cégep français pour lutter contre l’anglicisation croissante du réseau collégial. Ce faisant, nous, professeurs des cégeps de Maisonneuve, de Bois-de-Boulogne, d’Ahuntsic, de Brébeuf et de Rimouski, avons commencé à retrouver une solidarité perdue : les cégeps français, qui manquent d’étudiants, se livrent une lutte sans merci entre eux. Puisque le problème est collectif, nous voulons trouver une solution collective au problème, une solution qui ne passe pas par l’invention d’un nouveau programme ou d’un nouveau DEC (surtout pas d’un DEC bilingue) qui serait plus sexy que celui donné par nos concurrents !

Nous avons rapidement identifié deux batailles à gagner de toute urgence : nous voulons forcer le gouvernement Legault à renoncer à l’agrandissement de Dawson et à répartir les 100 millions qu’il comptait y consacrer dans le réseau français qui en a bien besoin. De plus, nous souhaitons inscrire dans la Charte de la langue française le caractère français de principe des cégeps, à l’exception des établissements voués à la communauté d’expression anglaise, pour mettre fin à tout projet de DEC bilingue dans les cégeps français.

Dans le cours de notre combat, nous aurons à détruire un mythe tenace qu’entretiennent nombre de Québécois sur leur langue nationale. Ce mythe peut se résumer ainsi : on peut étudier, travailler et consommer en anglais sans s’angliciser. Du moment qu’on ne perd pas la capacité de parler français, tout va bien ! C’est ce mythe tenace qu’entretient entre autres Michel C. Auger lorsqu’il affirme dans un ouvrage paru en 2018 que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes puisque 94,5 % des Québécois peuvent soutenir une conversation en français. En vérité, une langue qu’on peut parler, mais qui disparaît des études supérieures et du monde du travail ressemble à vieil outil rouillé qui ne sert plus. Pour le moment, il est encore là, oublié et recouvert de poussière dans le fond de la remise, mais, tôt ou tard, on s’en débarrassera.

Heureusement, tous ne pensent pas que l’anglicisation des études supérieures est une chose anodine. Ainsi, le groupe Facebook Pour le cégep français compte déjà plus de 500 membres à peine deux mois après sa création. Nous avons aussi interpellé nos syndicaux locaux. Assez paradoxalement, nous parlons très peu de la question linguistique en assemblée syndicale, c’est comme si le phénomène de croissance exponentielle des cégeps anglais n’existait pas. On préfère dire que la piètre performance de notre cégep est causée par un creux démographique – curieusement les cégeps anglais n’ont pas souffert de ce creux démographique ! –, par une mauvaise stratégie de communication et de publicité, par l’incurie de notre direction ou par le mauvais temps qu’il faisait lors des portes ouvertes… On veut voir de multiples causes à nos baisses d’effectifs, mais on ne voit pas la principale.

Or, nous l’avons vue et nous avons voulu qu’on en discute. Nous avons donc mis la question à l’ordre du jour de nos assemblées syndicales. La forte augmentation des effectifs dans les cégeps anglais a non seulement un impact indéniable sur l’anglicisation de la jeunesse québécoise, mais elle a aussi un impact sur les conditions de travail des enseignants. De plus en plus de Québécois formés en français doivent enseigner dans les cégeps anglais et cela remet en cause leur droit de travailler en français. Frédéric Lacroix souligne dans son ouvrage que 13,8 % des professeurs de Dawson sont francophones ; à Vanier, 19,5 % le sont, et, au St Lawrence College de Québec, cette statistique augmente à 63,2 % ! Il est désolant de constater ce phénomène kafkaïen : de plus en plus de professeurs francophones enseignent en anglais à des francophones. À Dawson, l’historien nationaliste Frédéric Bastien, ex-candidat à la chefferie du PQ, enseigne en anglais…

Le 17 mars 2021, nous avons soumis la proposition suivante à l’assemblée syndicale de Bois-de-Boulogne :

Il est proposé que le syndicat des professeur(e)s du Collège de Bois-de-Boulogne fasse parvenir à la ministre de l’Enseignement supérieur une lettre dans laquelle il demande :

Que le gouvernement reconnaisse que la croissance disproportionnée du nombre de places dans les cégeps anglophones constitue une menace à l’équilibre linguistique dans la région de Montréal et se fait au détriment des cégeps francophones ; Que le financement accordé pour le projet d’agrandissement du collège Dawson soit reconsidéré ; Que les 100 M$ prévus pour agrandir le collège Dawson soient plutôt investis dans le réseau collégial francophone.

La proposition a été adoptée à l’unanimité. La lettre a bien été envoyée à la ministre, mais aussi à notre directeur général ainsi qu’à plusieurs députés de l’Assemblée nationale responsables de la langue française et de l’éducation supérieure.

Le 23 mars, le cégep de Rimouski emboîtait le pas et adoptait la même proposition que nous à l’unanimité. Le même jour, le cégep de Maisonneuve adoptait une proposition similaire à une forte majorité. La proposition de Maisonneuve interpelait sa direction pour qu’elle fasse pression auprès de la Fédération des cégeps et portait la proposition jusqu’aux instances de la FNEEQ. Notons au passage que Maisonneuve fait partie du même regroupement syndical que Dawson. Enfin, le syndicat du cégep de Saint-Laurent a voté pour que le gouvernement « équilibre la situation linguistique qui avantage les cégeps anglophones, notamment en investissant dans les cégeps francophones de la région de Montréal ou en légiférant ».

Notre objectif est maintenant de faire passer la proposition votée initialement à Bois-de-Boulogne dans plusieurs autres cégeps. Au moment d’écrire ces lignes, nous savons que de nombreux syndicats de l’est du Québec se prononceront sur la proposition. Nous tentons aussi de faire passer la proposition au collège Brébeuf et au collège Ahuntsic. Nous travaillerons ensuite à empêcher toute nouvelle tentative de DEC bilingue.

Le combat pour le cégep français ne fait que commencer et nous aurons besoin d’aide et de support.

N’hésitez pas à entrer en contact avec moi si vous souhaitez vous impliquer dans le Regroupement pour le cégep français (nicolas.bourdon@bdeb.qc.ca) et à rejoindre notre page Facebook « Pour le cégep français ».

La langue de Miron et d’Anne Hébert vaut bien qu’on se batte un peu pour elle.

 

 

* Professeur de français Collège Bois-de-Boulgne.