On doit en grande partie la remontée actuelle du Parti québécois dans les intentions de vote à sa réappropriation des questions identitaires dans son discours et ses politiques, dont le projet de Charte des valeurs québécoises représente la mesure la plus emblématique. Force est de reconnaître que cette démarche identitaire a récemment donné un nouvel élan à ce parti, que le scrutin général printanier devrait servir à confirmer[1]. Cette remontée est spectaculaire, alors qu’il y a à peine trois ans, ce parti était secoué par quatre défections et que son existence même semblait ne plus être assurée. Même ceux qui, chez les souverainistes, se sont montrés ou continuent de se montrer critiques à l’égard de ce projet de Charte ne peuvent nier les succès populaires qu’il remporte. Aussi, sont-ils nombreux à s’y être graduellement ralliés ces dernières semaines[2].
Une telle réhabilitation des questions touchant la manière dont la nation se définit et dit ce qu’elle est marque une rupture assez nette avec le nationalisme civique défendu par cette même formation dans les années 1990 et au début des années 2000. Tout cela confirme les limites que pose pour un parti souverainiste la tenue d’un discours nationaliste édulcoré ayant pour but de plaire à un certain électorat de toute façon naturellement peu enclin à cette orientation politique. Le projet de faire du Québec un pays n’en sera jamais un désincarné, vidé de toute substance identitaire, car cette identité sera toujours au cœur de ce projet politique, même si bien sûr elle ne saurait en épuiser tout le sens.
Ce changement d’approche pour le Parti québécois tient beaucoup aux efforts déployés ces dernières années principalement par ceux qui, dans la grande famille souverainiste, sont identifiés au courant plus conservateur. Sans pour autant embrasser l’ensemble de la vision politique de ce courant, il faut néanmoins reconnaître le travail de critique du multiculturalisme canadien réalisé ces dernières années par certains penseurs se rattachant à ce courant[3]. Ces efforts ont porté leurs fruits, puisqu’il faut convenir qu’il n’existe plus cette « chape morale » qui empêchait quiconque au Québec dans les années suivant le dernier référendum de critiquer ce qui tient en quelque sorte lieu d’idéologie officielle de l’État canadien, sous peine de passer pour un nationaliste « ethnique ». Il est depuis peu possible au Québec de se montrer ouvertement critique du multiculturalisme canadien – après tout, un modèle d’intégration et de gestion de la diversité ethnoculturelle parmi d’autres, qui n’est ni meilleur, ni pire, que les modèles adoptés par d’autres démocraties libérales en Occident – sans être automatiquement taxé d’intolérant, de raciste ou de xénophobe. Le projet de loi 60 aurait été littéralement impensable en 1998 par exemple, tant l’heure était à l’ouverture à l’autre, à la tolérance et à l’effacement identitaire.
Toutefois, si cette nouvelle approche semble aujourd’hui bien servir les intérêts électoralistes du principal vaisseau amiral de la souveraineté au Québec – intérêts par ailleurs parfaitement légitimes pour une formation politique qui aspire à prendre le pouvoir –, rien n’indique que cela sera suffisant pour nous rapprocher du pays. Cela a manifestement contribué à redonner confiance aux Québécois dans leur capacité d’affirmer ce qu’ils sont, mais il faudra plus que cela si on veut un jour que le Québec accède au rang d’État indépendant. En réalité, cette voie identitaire doit déboucher sur une critique en règle du régime politique canadien et de son ordre idéologique, sans quoi tous ces efforts pourraient être vains au vu de l’objectif politique premier du camp souverainiste.
Soyons clairs, la voie de l’identitaire ne conduira pas, à elle seule, à l’indépendance. L’histoire nationale du Canada français et du Québec est riche d’enseignements en ce sens. On sait en effet combien la voie culturelle, ou ici identitaire, a pu par le passé avoir pour effet d’agir comme une sorte d’« éteignoir » pour l’option souverainiste, lorsque celle-ci a été incapable de déboucher sur le terrain politique[4]. La présente démarche identitaire pourrait à nouveau avoir comme effet pervers d’amener les Québécois à se persuader que l’indépendance du Québec n’est après tout peut-être pas nécessaire si, en dépit du caractère imparfait de l’ordre politique canadien, le Québec est encore capable, à l’intérieur de ce cadre, d’affirmer de manière décomplexée son identité nationale. Cela aura été la plus grande erreur stratégique du mouvement nationaliste canadien-français que d’avoir conduit l’essentiel de sa lutte sur le seul terrain culturel ou identitaire et de n’avoir jamais su déployer les efforts nécessaires pour s’engager sur le terrain véritablement politique[5], qui l’aurait alors amené à en découdre avec le régime britannique ou canadien par la suite.
Certains souverainistes ont récemment suggéré à la direction du Parti québécois, si cette formation obtient un gouvernement majoritaire au terme du prochain test électoral, de ne pas hésiter à recourir à la disposition de dérogation (la fameuse « clause nonobstant ») pour faire appliquer cette Charte des valeurs, advenant le cas où celle-ci en venait à être contestée par le régime canadien. On peut en effet sans grande difficulté imaginer combien celle-ci va se buter à la Charte canadienne des droits et libertés qui précisément sacralise le principe de la liberté religieuse et les droits individuels. Plusieurs déclarations récentes en provenance de la classe politique canadienne laissent déjà voir qu’un tel heurt est inévitable. Il serait tout à fait avisé dans ce cas de recourir à cette disposition que, trop souvent, les gouvernements québécois ont hésité d’employer alors que rien ne les empêchait, si ce n’est la crainte de froisser le pouvoir fédéral. Mais un tel recours, aussi avisé soit-il, resterait cependant encore en deçà d’une véritable critique en règle du régime canadien et de son ordre idéologique, dans la mesure où une telle disposition n’est rien d’autre qu’une modalité prévue dans la Loi constitutionnelle de 1982. À bien des égards, y recourir reviendrait indirectement à fournir une forme de caution à cet ordre constitutionnel, dont on réprouve par ailleurs le caractère illégitime. Son recours conduirait certainement à une chaude lutte politique entre Ottawa et Québec, mais en définitive n’ébranlerait en rien l’ordre constitutionnel canadien.
Pour un tournant républicain vers la souveraineté
Pour que cette voie identitaire puisse déboucher sur le terrain politique à une véritable critique en règle du régime politique canadien, celle-ci doit faire place à un tournant républicain. C’est dans le républicanisme que le camp souverainiste pourra trouver ce qui lui est nécessaire pour pousser plus loin l’impulsion politique générée par cette voie identitaire et ainsi se rapprocher de son but. Autrement dit, cette approche identitaire a certes permis de « remettre sur les rails » le mouvement souverainiste, en parvenant notamment à le sortir de l’état d’« attentisme » dans lequel il s’était enfoncé depuis l’échec du dernier référendum, mais c’est le républicanisme qui doit maintenant prendre le relai de cet élan et servir de « locomotive » vers le pays.
Prendre le tournant républicain vers la souveraineté ne doit pas tant consister à promouvoir la théorie du « républicanisme » comme tel, de vanter les mérites de l’idée de « République » ou de discourir sur les vertus politiques de ce modèle politique aux traditions anciennes, mais de penser et d’agir politiquement en républicain. Qu’est-ce à dire ?
Penser et agir en républicain consiste entre autres en une manière d’aborder le jeu politique, ses finalités et ses enjeux, de concevoir la société, le peuple et l’idéal de liberté, manière qui se distingue notamment de l’approche régnante au Canada et aux États-Unis, où domine le libéralisme anglo-saxon. Si le modèle libéral met l’accent sur les libertés individuelles – dont les grandes chartes de droits se veulent l’expression symbolique forte –, le modèle républicain donne plutôt la prépondérance à l’idéal de peuple et de Bien commun, garant de la liberté collective.
Penser et agir en républicain consiste également à accorder aux questions de grands principes une place centrale dans sa vision et son action politique. À la différence de l’approche libérale qui met de l’avant une vision essentiellement gestionnaire et technocratique de la chose publique, le républicanisme défend une conception de la politique qui ne saurait résumer celle-ci à la simple gestion des affaires courantes de l’État – gestion des contrats publics, organisation du système de santé, administration des écoles, etc. –, aussi vitales soient ces questions pour toute société. La politique est le lieu des réalisations collectives d’un peuple, là où il peut exprimer ses ambitions nationales.
Penser et agir en républicain, c’est aussi défendre une conception de l’éducation qui va au-delà de sa simple finalité utilitariste de formation à la main d’œuvre, à laquelle tend à la réduire par exemple le libéralisme anglo-saxon. L’éducation est au cœur du processus d’acquisition de la citoyenneté, au cœur de la vie nationale d’un peuple.
Penser et agir en républicain, c’est aussi être guidé par la recherche de l’intérêt général dans toutes ses décisions politiques, intérêt qui ne se saurait se limiter à la simple recherche d’équilibre entre les intérêts particuliers des différentes composantes de la société, à la manière de l’approche libérale. Autrement dit, d’un point de vue républicain, l’intérêt général sera toujours plus que la simple addition d’intérêts particuliers.
Mais surtout, dans le contexte politique dans lequel se trouve le Québec, simple « province » au sein de l’ensemble fédéral canadien – ensemble qui est fondé sur une monarchie et un ordre idéologique libéral anglo-saxon –, penser et agir en républicain implique nécessairement une contestation de ce régime politique. Cela ne consiste pas simplement à montrer sa dissidence à l’égard des orientions politiques des gouvernements en place à Ottawa – lesquelles peuvent en effet à l’occasion être contraire aux intérêts du Québec, voire aux valeurs dominantes des Québécois –, mais, plus fondamentalement, à dénoncer le caractère incompatible de ces institutions politiques sous-jacentes et des principes qui les fondent avec les intérêts nationaux du Québec. C’est porter son attention sur les structures de pouvoirs en place au Canada et les principes politiques qui les fondent. C’est montrer comment celles-ci sont impropres à la réalisation des ambitions collectives du peuple québécois.
Par ailleurs, persuadés de l’élan que pourrait procurer au camp souverainiste ce virage républicain, nous sommes néanmoins conscients du travail pédagogique nécessaire pour faire connaître ce modèle encore largement méconnu du grand public, d’une bonne partie de la classe médiatique et intellectuelle, mais aussi de nombreux souverainistes. Le modèle républicain est encore trop souvent associé dans l’opinion publique à l’expérience française ou au parti du même nom aux États-Unis, si ce n’est, hélas, pour certains amateurs de soleil et de plage, à la République dominicaine… Mais j’estime que la conjoncture politique et idéologique au Québec est propice à un tel tournant et à l’actualisation des possibilités politiques inscrites dans ce modèle, d’autant plus qu’on trouve déjà bien ancré dans les pratiques sociales et dans l’imaginaire collectif des Québécois une certaine forme de républicanisme, même si ce n’est que de manière largement inconsciente et bien sûr très mal assumée. Nous reviendrons sur cette question à la conclusion.
Souveraineté populaire
Le républicanisme repose sur le principe cardinal de la « souveraineté populaire ». En comparaison au régime politique canadien qui concentre le pouvoir politique entre les mains d’une élite – dont la monarque Elizabeth II, en tant que chef de l’État se veut le symbole le plus fort et le premier ministre, qui exerce un contrôle sans limites sur les pouvoirs exécutif et législatif[6], l’incarnation concrète –, le modèle républicain repose sur une configuration du pouvoir qui accorde une plus grande place au peuple. La voix du peuple ne saurait se laisser uniquement entendre une fois tous les quatre ans, puisque sur de nombreuses questions, notamment celles touchant les grandes orientations de la société, son opinion compte. Prendre le tournant républicain commande pour le camp souverainiste de remettre au cœur de son projet politique la souveraineté du peuple québécois.
Depuis quelques années, le projet souverainiste apparaît largement dissocié de la souveraineté du peuple québécois. Ce projet n’est plus que très timidement associé à cette grande réalisation collective d’un peuple qui entreprendrait de s’autodéterminer en se donnant un pays bien à lui. Il est plutôt conçu aux yeux de plusieurs simplement comme le projet d’un parti politique en quête de pouvoir. Au surplus, le projet souverainiste renvoie désormais davantage à l’idée de la souveraineté de l’État du Québec, qu’à celle de la souveraineté du peuple québécois. Or, dans une perspective républicaine, la souveraineté populaire précède la souveraineté de l’État. Celle-ci prend sa source dans celle-là et en est indissociable : la souveraineté de l’État étant l’incarnation institutionnelle de la souveraineté du peuple, première et fondatrice.
La réhabilitation des questions identitaires a certes permis au mouvement souverainiste, et au premier plan, au parti de Pauline Marois, de se rapprocher du peuple. L’appui populaire dont jouit le projet de Charte des valeurs en témoigne[7]. Mais dans une perspective républicaine, même si un tel rapprochement est louable, il ne saurait suffire à redonner au peuple toute la place qui devrait lui revenir dans le système politique. Une chose est de mettre de l’avant des politiques dans lesquelles le peuple peut se reconnaître, une autre, lui laisser exercer une plus grande part de pouvoir politique.
Pouvoir constituant
Concrètement, l’actualisation politique du principe de la souveraineté populaire doit passer par l’exercice, par le peuple québécois, de son « pouvoir constituant ». C’est en effet en lui que le républicanisme trouve son expression politique ultime. Il s’agit ici pour le peuple de se donner des institutions politiques bien à lui, comme le reflet de la manière dont il a de se concevoir comme nation, et d’agir politiquement comme telle, et d’inscrire le tout au sein d’une loi fondamentale. Le régime politique canadien a toujours jusqu’ici nié au peuple québécois[8] un tel pouvoir, en ce que celui-ci est précisément érigé sur une négation explicite de la souveraineté populaire. Toutes les constitutions qu’a connues le peuple québécois depuis la Conquête britannique, que ce soit l’Acte constitutionnel de 1791, l’Acte d’Union de 1840, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (A.A.N.B.) de 1867, en passant par la Loi constitutionnelle de 1982, lui ont été imposées à la suite de tractations entre des élites politiques (représentants de l’Empire britannique, d’une certaine élite canadienne-française ou représentants du pouvoir politique canadien-anglais). Dans toute son histoire, le peuple québécois a toujours été soigneusement tenu à l’écart de ces processus constituants ; il n’a jamais été consulté ni pour la rédaction ni pour l’adoption des différentes constitutions auxquelles il a pourtant été amené à se soumettre à travers le temps. Qui plus est, on ne peut manquer de souligner que la constitution canadienne de 1982 n’a été ratifiée par aucun des gouvernements du Québec qui se sont succédé depuis son adoption il y a bientôt trente ans. Si bien que le Québec est aujourd’hui sans constitution, officiellement privé de loi fondamentale, alors que, paradoxalement, les élus de l’Assemblée nationale continuent en pratique de respecter en tout point ou presque l’ordre constitutionnel de 1982.
L’intérêt politique d’une démarche constituante tient dans le fait qu’il s’agirait ici de s’élever au-dessus de la simple formulation, sous un mode négatif, d’une critique du régime canadien. De telles critiques, aussi justes, pertinentes et profondes soient-elles, ne parviendront jamais à elles seules à ébranler le régime canadien, ne constitueront jamais des remises en cause de cet ordre. Avec cette démarche constituante, le peuple québécois pourrait ainsi opposer à cet ordre constitutionnel illégitime un nouvel ordre constitutionnel, lequel serait son œuvre collective. On pourrait dès lors substituer à la Loi constitutionnelle de 1982 la Constitution du peuple du Québec.
Ce tournant républicain impliquerait nécessairement une certaine remise en cause de la stratégie officielle du camp souverainiste, laquelle a fait, depuis le milieu des années 1970, de la tenue d’un référendum sur le statut du Québec son objectif politique numéro un[9]. Dans cette stratégie, la question constitutionnelle a toujours été reléguée au second plan, puisque ne devant s’amorcer qu’à la suite d’un référendum gagnant. Ce choix tient principalement à l’argument selon lequel il serait probablement plus facile d’amener une majorité de Québécois à se prononcer en faveur du Oui lors d’un référendum, qu’à amener ceux-ci à se mettre d’accord sur un projet de constitution quel qu’il soit. Certains, favorables à l’idée de pays, pourraient rejeter un tel projet de constitution sous prétexte qu’elle serait trop ceci ou qu’elle ne traiterait pas de cela.
Or si ce projet émane d’une véritable démarche populaire, avec une assise démocratique large et transpartisane, celle-ci aura alors tout pour réussir. On voit mal en effet comment une majorité de Québécois pourrait s’opposer à une constitution à laquelle ils auraient contribué à la rédaction, surtout lorsqu’il s’agira d’opposer celle-ci à la Loi constitutionnelle de 1982. On peut sans peine imaginer qu’une majorité de Québécois saura alors opter pour la première plutôt que la seconde.
De plus, pour s’assurer que le fruit de cette démarche parvienne à recueillir l’appui nécessaire à son adoption dans le reste de la population, il importe que cette constitution ne s’en tienne qu’à des principes généraux, qu’elle ne se limite qu’à définir les grandes structures fondamentales du Québec. Il faudra alors à tout prix éviter une approche du type « liste d’épicerie ». Ce projet de constitution ne doit pas servir à l’élaboration d’un projet de pays, à régler tous les problèmes de la société ou à définir dans le détail les politiques sociales, économiques, écologistes, de défense, de solidarité internationale, etc., à venir. Une constitution sert à fonder un État et non à définir des politiques. C’est dans le détail que se trouve le diable ! Si l’on s’en tient à une approche sommaire, une telle démarche constituante pourra réussir. Aussi, importe-t-il que le texte de cette constitution soit non seulement accessible au plus grand nombre, mais qu’il soit également succinct. D’ailleurs, la plupart des constitutions du monde sont des documents concis. La constitution étatsunienne de 1787 ne comptait que 10 pages (4400 mots) et celle adoptée par les révolutionnaires français en 1791, à peine 27 pages (12 000 mots). Plus récemment, en 2006, les Monténégrins se sont donné une constitution qui ne compte que 22 pages (10 000 mots)[10]. Une fois cette constitution adoptée, rien n’empêche qu’elle puisse ensuite faire l’objet de modifications. Une constitution doit toujours être perçue non comme une œuvre immuable, mais perfectible, et par suite, amendable[11].
Enfin, cette démarche constituante fondée sur la souveraineté populaire marquerait du coup un changement important dans la manière dont le camp souverainiste a jusqu’ici abordé la question constitutionnelle. Cette question a en effet jusqu’ici été l’apanage d’experts, de juristes, de politologues et de constitutionnalistes[12]. Avec l’approche républicaine, on place ici le peuple au cœur de la démarche constitutionnelle, lequel pourra bien sûr s’appuyer dans ses travaux sur l’expertise de ces personnes ressources. Qui plus est, cette démarche romprait également avec la manière dont cette question a surtout été traitée, notamment dans les années 1980-1990. À cette époque, aborder cette question consistait essentiellement à concevoir quels changements apporter à la constitution canadienne pour la rendre compatible avec les « demandes traditionnelles du Québec ». La démarche républicaine est tout autre, puisqu’elle vise à laisser le peuple québécois imaginer une constitution qui reflète sa conception du pouvoir, sa vision de la société et ses ambitions collectives, indépendamment de ce que prévoit la Loi constitutionnelle de 1982.
Une conjoncture politique favorable à la réception de ce tournant républicain
Comme nous l’avons affirmé plus haut, la conjoncture politique idéologique au Québec est propice à la réception de ce tournant républicain. En fait, lorsque l’on observe attentivement les pratiques sociales et l’imaginaire collectif des Québécois, on trouve déjà chez eux une certaine forme de républicanisme, même si ce n’est que d’une manière encore largement inconsciente et par suite mal assumée. C’est le constat que nous défendons dans notre essai, Précis républicain à l’usage des Québécois[13].
Nous en prenons premièrement pour preuve la place qu’accordent les Québécois à la religion dans l’espace public, qui tient fortement de ce que l’on retrouve dans une vision républicaine de la laïcité. L’appui populaire que recueille le projet de Charte des valeurs, qui défend précisément une telle vision, témoigne de l’adhésion des Québécois au républicanisme. Ce modèle d’aménagement du religieux dans l’espace public se distingue du modèle du « sécularisme libéral », qui domine par exemple au Canada. Si le modèle libéral en appelle à une « neutralité » de l’État en matière religieuse, le modèle de la laïcité défend plutôt une « séparation » nette entre l’Église et l’État.
Deuxièmement, cette pratique républicaine se laisse voir dans la manière des Québécois de concevoir la citoyenneté, en particulier en matière d’accueil et d’intégration des nouveaux arrivants. À la différence de ce que l’on peut observer dans les sociétés marquées par le libéralisme anglo-saxon, comme au Canada, les Québécois conçoivent généralement l’acquisition de la citoyenneté comme un processus relativement exigeant, à la fois pour la société d’accueil et pour les nouveaux arrivants eux-mêmes. L’acquisition de la citoyenneté pour les nouveaux arrivants implique toujours une responsabilité partagée entre la société d’accueil et les nouveaux arrivants. Ce processus est exigeant, à la fois pour la société d’accueil – c’est-à-dire dans les ressources et l’investissement symbolique qu’elle doit engager pour qu’elle réussisse à intégrer correctement ses nouveaux membres –, que pour les nouveaux arrivants eux-mêmes – dans ce qu’ils doivent déployer comme ajustements ou efforts d’adaptation en vue de parvenir à intégrer leur nouvelle communauté politique. Le modèle d’acquisition de la citoyenneté en place au Canada repose quant à lui sur un processus beaucoup plus souple qui s’apparente davantage à un simple « processus administratif » qu’à un véritable processus d’intégration.
Troisièmement, la pratique républicaine apparaît également dans le rôle important que les Québécois reconnaissent à l’État quant à la préservation et à la promotion de l’identité nationale. Même en sa qualité d’État semi-autonome, l’État du Québec est perçu par la majorité comme un puissant outil aux mains d’une nation minoritaire sur le continent nord-américain. Les Québécois savent très bien que, sans cette institution collective capable de veiller à la préservation et à la promotion de leur identité et de leur culture, notamment en légiférant en matière de langue, d’éducation ou d’immigration, leur sort pourrait davantage ressembler à celui moins enviable des Canadiens français hors Québec, des Acadiens ou des Louisianais.
Enfin, l’adhésion des Québécois au républicanisme est visible dans le rôle de premier plan qu’ils accordent en général au peuple dans leur représentation du pouvoir politique, suivant le principe de la souveraineté populaire. À leurs yeux, le peuple est capable collectivement d’exprimer une volonté politique qu’il revient à l’État et ses institutions d’incarner. Or, depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, laquelle a entraîné un déplacement du pouvoir politique vers les cours de justice au Canada, et au premier chef vers la Cour suprême, les Québécois ont l’impression que la voix du peuple compte de moins en moins dans le présent système politique. En effet, sur de nombreuses questions, par exemple la place de signes religieux dans l’espace public, le français comme langue d’affichage ou l’intégration des nouveaux arrivants, l’opinion des Québécois semble aujourd’hui avoir moins de poids que celle de juges non élus. Du coup, après avoir été consultés à deux reprises, en 1980 et en 1995, au moment de prendre l’une des plus grandes décisions qui soit pour un peuple, celle portant sur son statut politique, les Québécois acceptent mal que, sur ces questions touchant les règles de vie en société, leur voix puisse compter si peu.
Ainsi, contre tous ceux qui, tenants du statu quo, ne cessent d’affirmer ces dernières années que l’heure n’est plus aux grands débats de société, mais plutôt à celle des « vraies affaires », à travers les débats récents sur le projet de loi 60, lors du Printemps érable, ou même lors de la crise des accommodements raisonnables, les Québécois ont démontré qu’ils avaient soif de débattre de grandes questions politiques et qu’ils ont un véritable intérêt pour la chose publique qui va bien au-delà de cette approche gestionnaire de la politique. Le peuple québécois manifeste une vision plus haute de la politique ; une vision que l’on peut justement qualifier de « républicaine ».
Cette disposition républicaine des Québécois constitue un signe très encourageant pour ceux qui rêvent de fonder un nouvel État en ce coin d’Amérique. Aux souverainistes de faire cheminer le peuple québécois vers ce projet de République libre du Québec.
[1] Au moment de terminer la rédaction de cet article, le Québec n’était pas encore en élections.
[2] Sur un autre registre, il faut souligner combien les réactions parfois excessives, sinon carrément exaltées, de certains opposants à cette charte ont pu amener de nombreux indécis ou sceptiques face à celle-ci à se ranger dans le camp de ceux qui y sont désormais favorables. Pensons à la déclaration du recteur de l’Université de Montréal qui estime que si le Québec adoptait cette charte, nous nous rapprocherions alors du régime de Franco en Espagne ou celle du philosophe Charles Taylor qui a affirmé que cette politique rappelait celles de Poutine en Russie…
[3] Pensons ici aux essais de Mathieu Bock-Côté, La dénationalisation tranquille (Montréal, Boréal, 2007) et Fin de cycle (Montréal, Boréal, 2012).
[4] Le dernier essai de Jean-François Payette (avec Roger Payette) analyse avec une grande lucidité le caractère « suicidaire » de cette voie culturelle pour le peuple québécois, si celle-ci est incapable de déboucher sur une voie politique : Ce peuple qui ne fut jamais souverain. La tentation du suicide politique des Québécois (Montréal, Fides, 2013). Sur cette question, on peut également se rapporter au remarquable essai de Marc Chevrier, La république québécoise. Hommage à une idée suspecte (Montréal, Boréal, 2012).
[5] La démarche des Patriotes de 1837-1838, qui ont su inscrire leurs revendications dans une véritable critique du régime britannique de l’époque, est exceptionnelle dans ce parcours historique.
[6] Lorsque le parti qu’il dirige est à la tête d’un gouvernement majoritaire.
[7] Or, ce rapprochement est paradoxalement décrié par de nombreux adversaires de ce projet comme une manœuvre honteusement « populiste »… Comme quoi à l’époque de l’ouverture au monde et de communion des peuples dans la mondialisation, être à l’écoute des préoccupations du peuple était devenue une tare.
[8] Au même titre d’ailleurs qu’au peuple canadien, aux Canadiens français, aux Acadiens, aux Métis et aux Premières nations. Mais cela est une autre question.
[9] Au surplus, cette stratégie a certainement contribuée avec le temps à cette impression selon laquelle le projet souverainiste plaçait la souveraineté de l’État devant la souveraineté du peuple.
[10] Pour un survol assez exhaustif des principales constitutions politiques du monde, on peut consulter le site consacré aux constitutions hébergé sur le portail de la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord de l’Université Laval : http ://www.axl.cefan.ulaval.ca/Langues/CONSTITUTIONS-pays-langue.htm (page visitée le 4 mars 2014) ou la Digithèque de matériaux juridiques et politiques hébergée sur le site de l’Université de Perpignan : http ://mjp.univ-perp.fr/constit/constitintro.htm (page visitée le 4 mars 2014). On pourra également se reporter au site de la Constitution society (en anglais) : http ://www.constitution.org/cons/natlcons.htm (page visitée le 28 février 2014).
[11] Sur les différents types de constitutions que pourrait se donner le peuple québécois, on peut se reporter aux excellents travaux d’Andrée Binette, notamment « Quel modèle de Constitution pour le Québec ? » (disponible sur le site de Documentation sur le projet de constitution du Québec ConstitutionQc : http ://constitutionqc.org/blog/quel-modele-de-constitution-pour-le-quebec/ ; page consultée le 27 février 2014) ; « Quelle constitution pour le Québec ? » (L’Aut’journal, 19 mars 2008 : http ://lautjournal.info/default.aspx ?page=3&NewsId=705 ; page consultée le 27 février 2014) ou « Une constitution pour la République du Québec » (Bulletin d’histoire politique, Volume 22, numéro 1, automne 2013, p. 222-230 : http ://www.erudit.org/revue/bhp/2013/v22/n1/1018830ar.html ?vue=resume&mode=restriction ; page consultée le 2 mars 2014).
[12] Pensons ici aux différents projets de constitutions du Québec tel que celui de Daniel Turp par exemple, Nous, peuple du Québec : un projet de Constitution du Québec (Québec, Éditions du Québécois, 2005) ou celui de David Payne, Pour une constitution du Québec (1984).
[13] Montréal, Fides, 2014.