La fuite concernant la Charte des valeurs québécoises et les réactions épidermiques qu’elle a suscitées ont fait l’effet d’un lâcher d’éléphants dans un magasin de porcelaines. Cette question mériterait plutôt qu’on l’aborde avec prudence et sérénité : en matière de religion, une phrase mal tournée, une virgule mal placée, et très vite, les esprits s’échauffent et le débat s’emballe.
Pourtant il y a moyen d’aboutir à un consensus à condition de distinguer ce qui est nécessaire (nécessité fait loi, dit l’adage) de ce qui relève des idées préconçues et des préjugés intempestifs.
On n’a pas besoin d’une Charte des valeurs québécoises qui ferait double emploi avec l’actuelle Charte québécoise des droits et des libertés. Celle-ci, bien conçue et bien rédigée, répond parfaitement à la définition d’une charte, à savoir un énoncé de principes irréfutables, qui ne prête pas le flanc à la controverse. Au demeurant, cette obsession d’une charte, par son caractère emphatique et intransigeant, risque de heurter les sensibilités enclines à plus de nuances et plus de retenue. Enfin, dans la Constitution américaine, il a suffi d’une phrase dans le First Amendment introduite par Jefferson pour inscrire dans le marbre la séparation de l’État et de la religion.
Il y a trois façons d’aborder cette question au Québec, toutes trois démocratiques, toutes trois répondant à des sensibilités différentes, mais animées d’un même esprit de reconnaissance :
- une approche frontale qui conduirait à une politique de combat ;
- une approche accommodante qui conduirait à une politique de compromis ;
- une approche pragmatique qui conduirait à une politique de consensus.
L’approche frontale
Elle consiste à reléguer totalement la religion dans l’espace privé et à lui interdire toute manifestation dans l’espace public. Comme les jardins de Versailles, elle a la beauté, mais aussi la brutalité des figures de géométrie. Son abrupte logique heurte l’esprit libéral et pragmatique des Nord-Américains, très pointilleux dès qu’il s’agit de la liberté de religion : « We began with freedom », disait Emerson. Issue des idéaux de la Révolution française, elle en exprime toute la modernité, mais aussi tous les excès. Résultat de la lutte terrible entre la République et l’Église durant le XIXe siècle, elle en porte tous les stigmates. Sans compter que le vieux fond catholique ultramontain des Québécois éprouve quelque méfiance à l’égard d’une politique inspirée de la lutte dix fois séculaire contre le catholicisme d’État ! Malgré quelques frictions, elle fait aujourd’hui consensus en France. Mais ce qui est bon là-bas n’est pas nécessairement bon ici : vérité au-deçà, erreur au-delà, disait Pascal.
L’approche accommodante
Cette approche privilégie l’arrangement avec les « ethnocultures » qui composent la société québécoise. Appelée aussi Interculturalisme et défendue par MM. Bouchard et Taylor, éminents universitaires, elle pèche toutefois par son caractère complaisant et son incompatibilité avec la logique citoyenne qui privilégie, elle, les libertés de l’individu dans l’acception la plus élevée de la notion de liberté : liberté n’est pas licence, mais exigence, mais responsabilité civique !
Elle prétend être laïque, mais elle ne retient de ce concept que le mot, lui assignant des qualificatifs (ouverte, inclusive…) qui l’émasculent et le rendent inopérant. Elle prêche l’accommodement, et dans le rapport Bouchard-Taylor, le mot compromis revient comme une ritournelle. Le compromis implique la négociation et donc la négociation avec une vingtaine de religions reconnues par l’ONU. Comment négocie-t-on avec Dieu ?
L’exemple le plus significatif de ce type d’arrangement est la proposition qui permet aux agents de l’État de porter des signes religieux, mais l’interdit aux juges, aux policiers et aux gardiens de prison sous prétexte que ceux-ci sont détenteurs de l’autorité publique. Outre que le critère d’autorité est de nature subjective (qui a l’autorité de juger de l’autorité des autres ?), la notion d’autorité ne se trouve dans aucun texte de loi ni dans aucune charte. Aussi cette proposition est doublement discriminatoire : il y a discrimination administrative évidente puisque des agents de l’État ont un droit que d’autres n’ont pas ; il y a aussi discrimination à l’encontre des femmes puisque la plupart des juges, des policiers et des gardiens de prison sont des hommes et que la plupart des membres des personnels enseignants et infirmiers sont des femmes. Doit-on comprendre que les postes majoritairement occupés par des hommes représentent l’autorité publique alors que les postes majoritairement occupés par des femmes n’ont qu’une portée réduite et subalterne ?
C’est une approche dont les prétentions ne sont pas à la mesure de l’enjeu : on est dans le Oui, mais le cas par cas, le peut-être, dans l’éventualité de… On a l’impression d’un bricolage destiné à plaire à tout le monde et à son père. En réalité, on ne résout rien, on fait du sur-place puisque les accommodements religieux sont à l’origine du malaise et qu’ils demeurent au coeur de l’interculturalisme. Comme pour un costume, on ne confectionne pas une politique relative à la religion à partir de retailles de tissus mal assortis.
L’approche pragmatique
Elle a pour elle d’être conséquente avec le principe de la séparation de l’État et de la religion tout en prenant en compte les mentalités libérales nord-américaines. Tout d’abord, la séparation de l’État et de la religion est un concept familier à nos institutions : la pensée libérale issue de Locke et de Montesquieu s’est traduite dans l’inscription du principe de la séparation dans la Constitution américaine et dans la jurisprudence canadienne depuis la loi des rectories de 1852 (l’Église anglicane n’est plus l’Église officielle du Canada). Ensuite, séparer l’État et la religion a une signification précise et ne prête pas à controverse. Enfin, cette approche se veut reconnaissance de la liberté de conscience et de l’égalité de tous devant la loi. Une fois inscrite dans la Charte québécoise des droits et des libertés, elle déterminera les politiques à instaurer en matière de jours fériés, de signes religieux, etc.
Commençons par l’exemple des congés religieux. Il y a, au Québec, une douzaine de fêtes légales (Noël, Pâques, Fête nationale…), c’est-à-dire établies par la loi, applicables par tous et que personne ne remet en cause. Il y a aussi, grâce à une loi fédérale, des congés autorisés aux orthodoxes, aux juifs et aux uniates, et par des individus de religions diverses (islam, hindouisme…) dont les membres sont en droit de réclamer des congés particuliers liés à leurs croyances. Ce qui crée une distorsion entre les chrétiens, les athées et les agnostiques d’une part, et les adeptes d’autres credo qui bénéficient d’une journée supplémentaire de congé. Dans l’esprit de la reconnaissance de la liberté de conscience (qui inclut les athées et les agnostiques) et de l’égalité de tous devant la loi, l’Assemblée nationale accordera une journée de congé à tous les Québécois, journée de leur choix, à condition de prévenir leurs lieux de travail quelque temps à l’avance (certaines conventions collectives prévoient d’ailleurs des journées « affaires personnelles »).
Quant aux signes religieux, dans un souci de neutralité puisque l’État est séparé de la religion, on modifiera les articles 10 et 11 de la Loi sur la fonction publique pour ajouter la neutralité religieuse à la neutralité politique. Bien entendu, cela s’appliquera uniquement aux agents de l’État. Ni les usagers ni les employés des établissements privés scolaires, universitaires, hospitaliers ou autres n’y seront astreints : les établissements privés ainsi que les municipalités définiront leurs propres politiques en la matière. M. Perez, maire de l’arrondissement de Côte-des-Neiges, veut garder sa kippa. Qu’il se rassure : aucun fonctionnaire, fut-il le plus élevé dans la hiérarchie, n’a le droit ni le pouvoir d’imposer quoi que ce soit à un élu. Seul l’électorat peut sanctionner un élu puisqu’il en émane.
Quitte à nous répéter, en matière de rapports entre l’État et la religion, l’impératif de toute politique doit être la recherche d’un consensus. Il y a un consensus au Québec (et dans toute l’Amérique du Nord) sur le principe de la séparation de l’État et de la religion. Dès lors, pourquoi ne pas l’inscrire dans la Charte québécoise des droits et des libertés ? Adossé à la jurisprudence canadienne et gravé dans le sceau de la Loi fondamentale du Québec, ce principe sera pris en compte par les tribunaux avec rigueur et sérieux.
Le Québec est un État de droit. En matière d’institutions politiques qui lui sont propres, seule l’Assemblée nationale est habilitée à légiférer. Mais le Québec est aussi un État fédéré assujetti à la Charte canadienne des droits et des libertés quoiqu’il n’y ait pas adhéré. Les dispositions de la Charte québécoise peuvent être contestées devant les cours fédérales de justice. Et elles le seront sans doute ! Toutefois, si le principe de la séparation de l’État et de la religion est inscrit dans la Charte québécoise, le Québec sera mieux à même de défendre sa cause d’autant plus que la séparation de l’État et de la religion fait partie de la jurisprudence canadienne. Finalement, la Charte canadienne offre à toute province le droit de recourir à la disposition de dérogation en cas de désaccord entre les deux juridictions. Donc, si même une Charte imposée offre le recours du « Nonobstant… », eh bien, nonobstons ! L’enjeu en vaut la peine !