Primeur – La nation qui n’allait pas de soi

nationquiLe néonationalisme historique : l’impératif du pays

Je n’ai jamais été plus convaincu […] que le plus grand et le plus irrémédiable malheur pour un peuple c’est d’être conquis. (Alexis de Tocqueville)

Il est possible de dégager une constante dans la manière qu’ont eue les Canadiens français de s’appréhender historiquement et politiquement. Nous avons évoqué la mythologie politique de la vulnérabilité. Vient le temps d’en brosser le portrait et d’en ébaucher l’archétype, le noyau dur idéologique. De Garneau à Groulx en passant par Mercier et même Durham, le mythe de la vulnérabilité rend d’abord intelligible l’emplacement de la nation canadienne-française dans l’Amérique anglo-saxonne.

La nation est minoritaire et, donc, condamnée à subir la loi du majoritaire. Ce sujet majoritaire s’incarne de différentes manières selon les auteurs. Le « pouvoir anglais » de Garneau, la « majorité anglaise » de Mercier ou la « Confédération » de Groulx sont les différents masques d’un même pouvoir anglo-saxon qui impose sa domination à une minorité (ontologique puis numérique) de Canadiens français. Cette situation politique et démographique force le Canada français à trouver dans le désir de perdurer, le moteur de son agir politique, sans quoi il est condamné à s’assimiler à la majorité canadienne-anglaise. Être minoritaire, c’est être condamné à résister à la minorisation-assimilation qu’impose l’environnement politique et démographique : telles sont les principales caractéristiques de la mythologie de la vulnérabilité.

Une filiation manifeste est observable entre notre définition de cette mythologie et ce qui caractérise l’essence des petites nations kunderiennes. Milan Kundera décrit les petites nations comme des ensembles culturels et politiques vulnérables dont l’« existence n’est pas pour elles une certitude qui va de soi, mais toujours une question, un pari, un risque ». Des forces externes sont susceptibles de les dominer sans qu’elles n’aient de prise sur leur destin : « elles sont sur la défensive envers l’Histoire, cette force qui les dépasse, qui ne les prend pas en considération, qui ne les aperçoit même pas1. » Le Canada français partage ce destin tragique. La nation canadienne-française est submergée par un pouvoir capable de remettre en question la légitimité de son existence.

Ce mythe d’une nation menacé dans sa propre survie devient le socle d’un projet politique récurrent : la composition d’un bloc canadien-français jouissant d’un espace politique où il s’érigerait en majorité. Il faut, comme l’écrit Garneau, « tromper les calculs ennemis ». À la mythologie de la vulnérabilité répond donc la nécessaire recherche d’un espace majoritaire. Ce projet politique a été personnifié par Mercier et son gouvernement national, puis par l’idéal de l’État français de Groulx. De part et d’autre, il s’agit de mettre l’espace-Québec et l’État du Québec au service de la nation canadienne-française. Composer une majorité, toute relative soit elle, est la condition sine qua non de la survivance et le projet politique tributaire du mythe canadien-français de la vulnérabilité. Par ailleurs, cet arrimage fut partiel et la période que nous avons étudiée n’est pas le théâtre d’une association définitive. Cette symbiose du Québec et de la nation canadienne-française est en gestation. Elle n’émergera que sous l’impulsion du néonationalisme et de son incarnation historique : la Révolution tranquille.

De Groulx à Séguin : l’illusion d’un reniement

Le renouveau de la conscience historique canadienne-française opéré par Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet est considéré comme la pierre angulaire du néonationalisme québécois qui a rendu possible la Révolution tranquille. Les trois historiens fondateurs de l’École de Montréal sont redevables à Lionel Groulx pour son mentorat, son patronage et, surtout, pour sa lecture nationaliste de l’histoire politique du Canada français. Or, cette dernière filiation intellectuelle est remise en doute par plusieurs. On ne peut qu’être étonné de la manière dont les auteurs qui se réclament de l’héritage néonationaliste et séguiniste postulent l’existence d’un fossé entre l’École de Montréal et l’historiographie groulxiste. Prenant les Normes de Maurice Séguin – « celui qui pense » parmi les trois historiens, selon l’expression de Masson Wade – comme matrice théorique du néonationalisme, nombreux sont les chercheurs qui les ont opposées aux enseignements de Groulx. Denis Vaugeois, par exemple, parle de Maurice Séguin comme de « l’antithèse vivante » de Groulx, alors que Jean Lamarre se dit incapable d’imaginer, entre les deux historiens nationalistes, « rupture plus radicale2 ».

Peut-être est-ce le vocable de la « modernité » qui empêche ces commentateurs du néonationalisme d’apprécier la filiation plus qu’anecdotique entre Séguin et Groulx. Robert Comeau, dans un texte tiré de son allocution au colloque organisé en 2019 par L’Action nationale sur l’œuvre de Maurice Séguin, semble réifier exagérément les deux corpus historiographiques pour ensuite faire la démonstration qu’ils sont antithétiques. Lorsqu’il écrit que « face au traditionalisme, l’École de Montréal s’inscrivit dans la modernité3 », il se donne les moyens conceptuels pour négliger la continuité Groulx-Séguin. On peut par ailleurs s’étonner de la présence de la binarité « tradition-modernité » dans l’étude de la rupture alléguée entre les deux théories nationalistes. L’idée de la tradition s’opposant à la modernité, déjà responsable d’avoir faussé pendant de longues années notre compréhension du duplessisme, est à bannir. Elle postule l’opposition de deux blocs homogènes et fait se dresser l’un contre l’autre un « avant » et un « après ». Or, « l’après » n’est jamais autre chose que le résultat du travail de « l’avant ». Pour comprendre le néonationalisme de l’École de Montréal et pour apprécier l’apport fondamental du groulxisme à celui-ci, il convient de s’extraire de ce stérile jeu d’opposition.

Reprenons ici la terminologie avancée dans cet ouvrage : la mythologie de la vulnérabilité est la manière privilégiée par les politiciens et les intellectuels canadiens-français pour s’appréhender comme sujet historique et politique. On constate que le néonationalisme ne rompt pas avec ce socle intellectuel sans lequel il n’y a pas de nationalisme canadien-français ni d’historiographie groulxienne. Pour le dire avec Dumont, « le discours ancien a puisé en lui-même son propre dépassement » et c’est pourquoi, de poursuivre le sociologue, « de Garneau à Groulx, de celui-ci à Frégault, à Séguin ou à Brunet, il y a continuité d’une même tradition, mais aussi l’exploration d’une logique latente, de possibilité de rupture4. »

Un mythe politique n’est rien d’autre qu’une idéologie récurrente qui s’adapte à la contingence historique et politique. Le mythe originel subit certaines inflexions. L’essentiel subsiste pourtant.

L’histoire comme pensée politique

Il convient de rappeler ce qui s’apparente à un truisme : chez Groulx comme chez les néonationalistes, la dynamique politique qui enserre le Canada français et oriente son destin est le produit des événements qui jalonnent son histoire. Jusqu’ici, rien de bien révolutionnaire. Ajoutons à cela que c’est par une lecture analogue de l’histoire nationale que les deux nationalismes en arrivent à formuler des prescriptions similaires, bien que plus catégoriques et radicales du côté néonationaliste. Le groulxisme et le néonationalisme sont deux « nationalismes historiques ». De part et d’autre, on fait état d’un moment fondateur suivi d’une rupture qui, elle, oriente pour le pire le destin de la nation et la condamne à la survivance. Cette similitude peut sembler anecdotique. Elle est pourtant structurante.

Le moment fondateur, chez les néonationalistes comme chez Groulx, se déploie dans la période de la Nouvelle-France. Frégault décrit une civilisation qui profite de l’accalmie que procure la « paix armée » de 1713-1744 pour consolider ses assises. Cette période de stabilité n’est pas celle des grands hommes et des héros, mais bien le moment où les forces qui participent à l’émergence d’une nation commencent à prospérer après un difficile enracinement5. La filiation garnaldienne et groulxienne est manifeste dans l’étude de Frégault. La nouvelle nation « s’affirme en s’opposant : [elle] lutte contre les carences internes ; en même temps [qu’elle] se lève pour faire face à des dangers extérieurs6. » Il s’agit d’une population vulnérable tentant de survivre dans un environnement hostile qui la plonge dans un permanent état de défense et d’alerte. Son existence, on le comprend, ne va pas de soi. Par ailleurs, les Canadiens de la Nouvelle-France en arrivent à profiter des trente ans de paix relative pour former une « société équilibrée », un ensemble nouveau au confluent de cet environnement inhospitalier et du « raffinement français7 ». Malgré des liens étroits avec la France, l’historien remarque que les colons se distinguent de plus en plus des métropolitains. Cette distinction est le symptôme d’une colonisation suffisamment réussie pour résister à la dissolution que prescrit la Conquête de 1760.

Séguin, à sa manière laconique et technicienne, ne dit pas autre chose dans Les Normes. Pour illustrer son propos, il emprunte et systématise le concept de « colonisation intégrale » d’Esdras Minville. Il explique qu’une colonisation réussie est le propre d’une « nation-fille » qui s’émancipe de la tutelle de sa métropole et en arrive à contrôler l’ensemble de ses leviers politiques, économiques et culturels. La colonisation est qualifiée d’intégrale lorsque la « nation-fille » forme « un autre tout organique intégral » distinct de la « nation-mère8 ». La période de la Nouvelle-France est bel et bien le moment où se déploie ce schéma de développement progressif. Implanté dans la vallée du Saint-Laurent et protégé par une métropole dite « naturelle », le Canada chemine vers sa colonisation intégrale, et ce, malgré un voisinage menaçant9. Comme chez Frégault, cette émergence nationale est placée sous le vocable de l’équilibre, mais Séguin y ajoute celui de la normalité.

On peut, dès lors, apprécier un des éléments qui fait se distinguer l’École de Montréal de ses prédécesseurs historiographiques : l’esprit de système. L’histoire est moins le propre des hommes d’exception que des structures et des rapports de force. La Nouvelle-France est certes l’époque de fondation de la nation, mais moins en raison du courage de Des Ormeaux, de la hardiesse de La Vérendrye ou de l’intervention de la Providence que par un processus universel, et universalisable, de colonisation. La période de paix de 1713-1744 est, en ce sens, d’une importance capitale pour Frégault, car c’est lorsqu’une communauté ne lutte pas pour sa survie qu’elle (se) fonde et chemine vers l’autonomie. Maurice Séguin porte l’esprit de système à des sommets inégalés avec ses Normes qui permettent de penser, d’une certaine manière, l’histoire du Québec sans l’histoire du Québec. Établir des normes est, pour le théoricien, une façon de méditer l’histoire nationale et de comprendre l’emplacement du Canada français à partir de critères universels.

La vie des collectivités est régie par des impératifs similaires, nous dit Séguin. Un des plus importants d’entre eux est « l’agir (par soi) collectif ». Une nation n’est « intégrale » que lorsqu’elle est aux commandes de sa vie politique, économique et culturelle. Elle ne peut se posséder que dans un de ces champs d’action sans que son tout ne soit anémié par de graves carences. Ainsi, non seulement « l’agir (par soi) » est-il nécessaire, mais Séguin le présente comme un « bien en soi10 ». Il oppose ce concept à « l’oppression essentielle » qui est dénégation de « l’agir (par soi) » d’une collectivité par une autre. L’« oppression essentielle » est, on l’aura compris, un « mal en soi11 ». Cette opposition fondamentale entre l’autonomie et la dépendance est annonciatrice du ton et de l’orientation politique de l’histoire nationale que l’École de Montréal s’affaire à écrire. Séguin établit que « (par soi) collectif dans la collaboration est l’une des normes principales utilisées pour décrire l’histoire politique des deux Canadas12. » Traduit dans la langue de l’histoire du Canada, sachant que la Nouvelle-France est cette période de développement normal de la colonie française en marche vers son autonomie, ce précepte séguiniste indique l’importance de la Conquête de 1760 dans l’interprétation néonationaliste.

 

 


1 Milan Kundera, Le rideau, Paris, Gallimard, 2005, p. 47.

2 Robert Comeau (dir.), Maurice Séguin, historien du pays québécois vu par ses contemporains, Montréal, VLB, 1987, p. 242 ; Pierre Tousignant (dir.), Les Normes de Maurice Séguin. Le théoricien du néo-nationalisme, Montréal, Guérin, 1999, p. 57.

3 Robert Comeau, « Maurice Séguin, un critique radical de l’interprétation historique de Lionel Groulx », L’Action nationale, vol. CIX, no 3-4 (mars-avril 2019), p. 80.

4 Fernand Dumont, La vigile du Québec, dans Œuvres complètes, tome III, Québec, PUL, 2008, p. 56.

5 Guy Frégault, La civilisation de la Nouvelle-France, 1713-1744, Montréal, BQ, 1990 [1944], p. 15.

6 Ibid., p. 51-52.

7 Ibid., p. 286-287.

8 Maurice Séguin, Les Normes, dans Robert Comeau (dir.), Maurice Séguin, historien du pays québécois vu par ses contemporains, Montréal, VLB éditeur, 1987, p. 191.

9 Maurice Séguin, Histoire de deux nationalismes au Canada, Montréal, Guérin, 1997, p. 13.

10 Séguin, Les Normes, dans Robert Comeau, op. cit., p. 140.

11 Ibid., p. 141.

12 Ibid., p. 107.