Été 2012 – De meilleurs liens entre la pensée et les possibles

2012ete250L’embâcle a cédé. On ne parvient pas encore à bien identifier tout ce que les eaux tumultueuses du fleuve Québec vont continuer de charrier. Le dégel subit aura fait paraître encore plus long, plus froid ce long silence d’une société congelée dans son doute. Il faut avoir l’esprit chagrin pour ne pas faire la part des choses : la crise n’aura pas eu que du bon, autrement cela ne porterait pas le nom de crise. Mais elle aura eu au moins un effet bénéfique insoupçonné en déclenchant le formidable procès de la médiocrité ambiante.

Car c’est d’abord d’elle dont il s’est agi : médiocrité libérale répugnante d’un gouvernement qui a voulu jouer au plus fin et qui s’est enlisé dans sa propre gangue. Médiocrité médiatique à peu près généralisée où les cohortes de bonimenteurs ont fini par faire réaliser jusqu’à quel point le métier d’analyste et de commentateur est devenu rare et mal toléré. Médiocrité spectaculaire d’une élite économique incapable de s’élever au-dessus des lieux communs de la littérature d’aéroport, déconnectée et méprisante, grise de son statut de parvenue.
Médiocrité bling-bling de décideurs qui ne décident rien sinon que de nous servir des simulacres d’appels à la hauteur de vue. On a même pu entendre les corporate welfare bums s’inquiéter de l’image de Montréal polluée par son propre peuple dans la rue pendant que les ministres déjeunent avec les mafieux, pendant que les sociétés de génie se coincent dans la corruption avec indemnité de départ à la clé et PDG anglais pour faire bonne mesure.

Mais on ne dira jamais assez l’incommensurable médiocrité de l’engeance gestionnaire des universités qui s’est tenue dans son silence pour n’en sortir que pour mieux renier sa responsabilité vis-à-vis le devoir de soutenir la connaissance, la pensée et la culture savante. Les rares fois où ils sont intervenus, nos grands recteurs n’ont rien fait d’autre que jargonner comptable, clientèle et parts de marché. On ne les a pas vus défendre la qualité de la vie académique et la liberté de la recherche : ils n’en avaient que pour les indicateurs de performance, les moyennes canadiennes et la concurrence mondialisée. Médiocres encore et toujours, ils auront raté une fois de plus l’occasion de saisir l’essentiel de ce qui s’est mis en mouvement dans la culture savante dont ils devraient pourtant savoir qu’elle trouve à l’université l’essentiel de ses artisans. La résistance active à la puissance de l’argent recommence à faire bouger le monde universitaire.

Ce que la crise a lancé c’est le procès des manœuvres qui visent à réduire la culture savante à l’expertise utilitariste, à la subordonner à l’ordre marchand. Le procès de l’université bussiness est entré dans une nouvelle phase. Déjà plusieurs essais avaient paru pour faire réaliser aux citoyens du Québec qu’une dérive idéologique malsaine encourage les bureaucrates universitaires à dévoyer l’institution, à ruiner ses fondements, à la retourner contre la société qui compte sur elle et la finance. On trouvera dans la présente livraison des comptes-rendus d’ouvrages qui donnent à penser le lien entre la connaissance et les institutions qui doivent la soutenir. On y trouvera aussi dans l’ensemble du numéro un effort constant et partagé pour fouiller la pensée. La culture savante a besoin d’instances critiques autant qu’elle a besoin de s’incarner dans une référence culturelle capable de faire lien entre le particulier et l’universel.

La crise des derniers mois aura bien illustré le manque culturel où le Québec souffre. Une société, un peuple minoritaire de surcroît dans un continent où il reste une incongruité, ne peut se développer en se complaisant dans la réduction de la culture au divertissement. Il faut un espace public large pour la culture savante, il faut une large place pour elle dans la vie culturelle. Nous avons découvert a contrario, que les développements de l’entertainment bussiness n’avaient rien du développement culturel en réalisant jusqu’à quel point les espaces critiques avaient disparu de l’espace médiatique, en endurant les vedettes du prêt-à-penser nous livrer des capsules d’insignifiance.

Une reconquête s’impose pour faire une place renouvelée au vrai travail de la culture savante dans la vie et le débat publics. Il faut refaire des lieux pour la vie des livres, des lieux qui remettront en question les contenus, pas les chiffres de vente. Il faut faire une place au questionnement des œuvres d’art qui aille au-delà du spectacle-à-ne-pas manquer. Il faut refaire les ponts entre la culture et l’école, car c’est là d’abord que se joue la véritable accessibilité à l’éducation. Il faut en finir avec cet étrange paradoxe d’une culture québécoise extraordinairement bouillonnante et la très faible densité des réseaux de relais qui permettraient aux œuvres de pénétrer en profondeur le tissu social, d’irriguer pleinement nos foyers symboliques.

De toutes les alluvions charriées par le fleuve puissant de la volonté de vivre qui a fait sauter l’embâcle de la morose médiocrité, celles qui feront fleurir la vie de l’esprit devraient retenir notre plus vive attention. En incitant à persévérer pour que se tiennent vraiment des États généraux de l’université qui aillent au-delà des soucis de boutiquiers. En redoublant d’effort pour mieux faire rayonner la vie des livres et de la pensée. En continuant le combat culturel pour se donner de meilleurs lieux, de meilleurs moyens pour tisser de meilleurs liens entre la pensée et les possibles.

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