Prix Richard-Arès 2006 – Allocution du jury

Allocution de Michel Seymour présentée à l’occasion de la remise du prix Richard-Arès le 29 mai 2006

L’ouvrage de Benoît Melançon intitulé Les yeux de Maurice Richard (Fides) fait plus que simplement rassembler des anecdotes et des documents concernant la personnalité du Rocket. Il produit ce qu’il est convenu d’appeler une «histoire culturelle». L’auteur s’est attardé à un ensemble de discours sociaux portant sur Richard, et il interroge ce que nous nous prenons tous plus ou moins pour acquis à son sujet, à savoir que ce dernier constitue un «mythe». Benoît Melançon a produit une lecture très pénétrante, profondément érudite, instruite et documentée sur la vision mythique que l’on se fait du célèbre numéro neuf.

Il examine non seulement les faits et gestes de Maurice Richard en tant que personne, mais aussi la vision mythique collective qui lui est associée, au sens où sa propre histoire serait d’une certaine façon emblématique de l’histoire de tout un peuple. Selon ce point de vue, l’histoire individuelle de Maurice Richard aurait une valeur symbolique et elle reproduirait notre trajectoire collective. L’examen fouillé que Melançon propose prouve hors de tout doute que cette interprétation mythique existe. L’histoire du Rocket a en effet toutes les allures d’un mythe : selon les critères mêmes de Melançon, elle s’inscrit dans la durée, elle a un caractère merveilleux, elle fait l’objet d’une transmission culturelle, elle a une dimension collective, elle peut être racontée et comprise de mille et une façons, et elle dépend en partie du hasard et des aléas de l’histoire. Benoît Melançon nous force à réfléchir à cet investissement mythique. Maurice Richard fut incontestablement un très grand joueur de hockey, mais on lui a peut-être fait jouer un rôle qu’il ne voulait pas vraiment jouer. Melançon nous fait ainsi prendre conscience de la signification historique de notre investissement mythique dans la personne de Maurice Richard.

Personne ne peut nier que nous ayons eu un tel engouement à l’égard du Rocket et que nous ayons vu en lui les traits de notre peuple. Il y a sans doute de bonnes raisons de nous être réfléchis en lui de cette façon. C’est un peu comme si les enjeux, hésitations, peurs et traits de caractères de tout un peuple se trouvaient réfractés dans cette histoire individuelle. Maurice Richard est tiraillé par la tension qui existe entre son talent et sa modestie, entre la difficulté de verbaliser ce qu’il ressent et l’obligation de réagir face à des circonstances dramatiques, et il ne demande qu’à vivre sans prétention son talent de joueur de hockey au quotidien tout en étant en même temps appelé à vivre un grand destin pour des raisons qui tiennent justement à l’investissement mythique de tout un peuple. Mais en même temps, le travail de Melançon permet d’opérer une certaine distanciation à l’égard de cette vision, et d’en mesurer la signification, puisqu’il la regarde en face tout au long de son livre et l’examine brièvement de façon critique en conclusion. Car il ne faut pas l’oublier, Maurice Richard n’était au fond qu’un joueur de hockey et il se représentait lui-même de cette façon.

Les Québécois ont depuis toujours investi dans l’équipe de hockey du Canadien leurs espoirs collectifs en tant que peuple. C’est l’existence de leur propre identité collective qui se jouait au travers des victoires et des défaites de leur club de hockey préféré. C’est sans doute pour cette raison que, dans notre histoire collective, le Rocket a pu accéder au statut de mythe national. Or, depuis que le club de hockey Canadien n’est plus ce qu’il était, nous sommes peut-être un peu moins enthousiastes à son endroit, et nous n’avons pu la même propension à y canaliser nos aspirations identitaires. Le détachement s’opère alors progressivement. De la même manière, on pourrait dire que le regard lucide que Melançon pose sur le mythe de Maurice Richard participe implicitement de cette distanciation. Mais son interprétation n’équivaut pas à une vision purement négative et critique. On pourrait au contraire penser que son ouvrage constitue un apport positif dans la mesure où il contribue d’une certaine façon à notre émancipation. Même si ce n’est peut-être pas l’objectif premier de son propos, la sorte de distanciation qui est opérée par Melançon a pour effet de désamorcer les faux fuyants par lesquels un peuple en vient à canaliser maladroitement son besoin d’affirmation nationale dans une équipe de hockey, et qui plus est, dans un seul individu au sein de cette équipe.

Les liens entre l’histoire de Maurice Richard et la question nationale ont toujours suscité la controverse. Par exemple, la confrontation avec Clarence Campbell lors de l’émeute du 17 mars 1955 au Forum était aux yeux de plusieurs une métaphore de la confrontation vécue entre les Canadiens français et les Canadiens anglais. Melançon propose une analyse fort nuancée de cette émeute. Il met en garde contre une lecture ethniciste et débusque la récupération politique que l’on risque d’en faire au nom de questions identitaires. Le Canada cherche à en faire une récupération politique dans ses capsules du patrimoine, dans la série télévisée portant sur la vie de Maurice Richard ou en assurant sa présence sur les billets de cinq dollars, un peu comme il a tenté de récupérer la lutte des Patriotes avec la série Le Canada : une histoire populaire. Les nationalistes québécois se sont de leur côté aussi emparé du personnage, même si Maurice Richard était au fond un fédéraliste convaincu. Mais en même temps, le fait que l’on s’arrache ce «symbole mythique» autant au Québec qu’au Canada trahit les tiraillements de notre identité collective dans le grand espace canadien. Aussi, bien que l’histoire culturelle fort nuancée que propose Benoît Melançon ne puisse être qualifiée de nationaliste, elle pénètre tellement profondément les arcanes de notre vie collective et touche à tellement de cordes sensibles, qu’elle ne peut qu’avoir des effets bénéfiques sur la maturation de notre peuple tout entier. Ceux qui sont las d’entendre parler de notre question nationale et qui pour se changer les idées liront le livre de Benoît Melançon risquent d’être déçus car ils seront renvoyés, comme par un effet boomerang, au cœur même de l’âme québécoise. En effet, au travers de l’examen de la figure de Maurice Richard, c’est le nationalisme québécois que Melançon interroge.

Cet ouvrage s’adresse à un auditoire bien plus large que le public restreint des universitaires, même s’il a été écrit par un universitaire. C’est un livre de 279 pages magnifiquement illustré, qui est très beau à regarder et à manipuler, et qui est écrit dans une langue facilement accessible. C’est le travail d’un chercheur rigoureux qui prend des notes quand il lit et qui a tout lu ce qu’il fallait lire. Mais cette rigueur n’alourdit jamais une histoire passionnante chargée de péripéties et pleine de rebondissements. Son livre illustre ainsi une nouvelle posture intellectuelle de l’universitaire québécois. Les universitaires québécois adoptent très souvent à l’égard de notre histoire populaire une attitude cynique et condescendante. Paradoxalement, cette arrogance prétentieuse illustre un trait de caractère fâcheux de notre peuple : la propension à l’autodénigrement. Ceux qui s’adonnent à cet exercice d’autodénigrement de notre culture populaire se croient au-dessus de la mêlée, mais ils reconduisent en fait la figure du gérant d’estrade, trop peureux pour se mouiller eux-mêmes et trop peu enclins à se lancer dans l’arène (devrais-je dire dans l’«arèna» ?). Ainsi, ils croient se démarquer de la culture populaire alors qu’ils ne font au fond que la reproduire. Benoît Melançon, lui, a décidé de ne pas rester en retrait et de sauter sur la patinoire. Il fait partie de ces universitaires québécois qui assument l’héritage de leur histoire populaire. Ses analyses ont certes pour effet de déconstruire en partie l’investissement mythique de notre peuple dans la personne de Maurice Richard, mais Melançon contribue en fait à une réconciliation entre l’intellectuel et le peuple, car cette déconstruction se fait pour ainsi dire «tendrement». Son propos est parfois un tantinet sarcastique, mais jamais cynique, bien au contraire. Sa rigueur, sa générosité, son engagement sincère à l’égard de notre culture populaire montrent qu’il y a en fin de compte dans «les yeux de Benoît Melançon» un regard affectueux porté à l’endroit de son propre peuple. C’est pourquoi nous sommes très heureux de lui décerner le prix Richard-Arès.