Prix Richard-Arès 2012 – Allocution du jury

Allocution prononcée à l’occasion de la remise du prix Richard-Arès 2012 à Marc Chevrier, auteur de l’essai La République québécoise. Hommages à une idée suspecte (Boréal) Prix Richard-Arès 2012

Nous avons choisi La République québécoise. Hommages à une idée suspecte du professeur Marc Chevrier, un essai sur la question du Québec qui fait appel à la fois aux grandes oeuvres de pensée politique, à l’histoire et aux institutions qui nous gouvernent. Le sujet, le régime politique du Québec, aurait pu donner lieu à un savant traité de droit constitutionnel, le livre comporte d’ailleurs sur le sujet toute l’érudition nécessaire, mais la forme ou la façon qu’a l’auteur, juriste et politologue, de développer le sujet nous interdit tout verdict d’austérité.En effet, sans sacrifier aux connaissances et à la documentation exacte, les chapitres se déploient au rythme des mouvements de musique.

Si en ouverture, l’auteur clame la république, illustre inconnue de la politique québécoise, une des raisons explicatives se situe en « allégro moderato » dans le monarchisme québécois ou la politique de l’irréel tant de la part des fédéralistes que des souverainistes fort peu républicains. Qu’à cela ne tienne, sous le magistère de l’Église, le Canadien français peut vivre dans le cadre d’un État whig anglais, celui-là même qui a été garant de la douce conquête écossaise (petite musique). Cette situation qu’a facilitée l’ultramontanisme (p. 82) trinitaire (France, Angleterre, États-Unis) n’aura pas été propice à l’éclosion d’une tradition de pensée sur les obligations et les fondements de la vie publique (p. 89) ; sans compter la nation qu’il faut constamment purifier de ses relents d’ethnicisme et affubler de « citoyennisme » tout sujet/objet d’intérêt public (p. 102)… en attente de la république.

Pourtant en andente non troppo , la Nouvelle-France revisitée par notre auteur contient déjà des espaces de liberté et des tendances égalitaires qui n’ont rien à envier à la célèbre libéralité de la monarchie anglaise (p. 167), une autre petite musique, écrit-il. Aussi en intermezzo, l’auteur passe en revue les tribulations d’une « province » de Sa Majesté britannique depuis la Proclamation royale de 1763 jusqu’à aujourd’hui (p. 169) en prenant soin au départ de bien spécifier que le terme « province » signifie en français « État ». Un État, le Québec, dont le statut et la liberté ont suscité des périodes de sursaut civique ou de ressaisissement collectif et des périodes de repli civique. Cette histoire permet à l’auteur de considérer les leçons des échecs fédéralistes et souverainistes québécois (p. 203) en pataugeant dans les basses eaux postréférendaires. Aussi, voit-il en allegro risoluto la république québécoise et sa constitution.

Même si le républicanisme est une notion politique complexe qui renvoie à l’histoire et à la théorie, deux dimensions fort bien documentées à ce chapitre, il importe à l’auteur d’élucider le sens de l’idée républicaine pour les enjeux d’aujourd’hui tels qu’ils se posent au Québec. Plusieurs raisons motivent pour lui l’adoption d’une constitution d’inspiration républicaine pour le Québec (p. 289) ; entre autres, organiser le droit politique québécois, établir un projet de réforme démocratique, actualiser la souveraineté populaire, clarifier les valeurs communes. En tant que régime politique démocratique vers lequel devrait tendre le Québec, l’auteur en considère les dispositions possibles comme constitution interne d’un État fédéré et comme la constitution d’un Québec indépendant, notamment le rôle d’un président, chef de l’État, qu’il différencie de celui de premier ministre, chef de gouvernement, la justice constitutionnelle, l’équilibre des pouvoirs, la nationalité québécoise plus assurée, etc., sans négliger les étapes du processus constituant.

L’auteur rappelle à bon escient la vision plus égalitaire des Patriotes, celle qui s’apparente au républicanisme américain en reprenant l’idée de la pondération des pouvoirs dont la légitimité procède d’une seule source, le peuple (p. 365) ; mais en lieu et place d’une république, nous vivons au Canada, écrit-il en scherzo, sous le régime d’un gouvernement mixte érigé sur le modèle de la constitution mixte anglaise (King – Lords – Commons), mais, faute de dynastie et d’aristocratie, la « monarchie » canadienne n’a pu être calquée dans l’Union de 1867 et elle serait toute en imagination (p. 382). Celle-ci se traduit par le gouvernement mixte canadien recomposé, notamment dans le projet d’un sénat fédéral élu où figure la volonté de transformer le parlement fédéral en forum démocratique principal au Canada (p. 394), un sénat élu « égalitaire » qui réduirait d’autant le poids relatif des états provinciaux (Québec, Ontario)… et par la toute-puissance du premier ministre qui surplombe en monarque tous les pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire et administratif), y compris les hautes nominations et le rôle de chef de guerre. Plusieurs premiers ministres canadiens ont ainsi gouverné pendant plus de 10 ans, et ce, en se dotant d’une garde rapprochée (spécialistes et conseillers) formant une véritable « cour ». Cette évolution du pouvoir du premier ministre aura été concomitante du déclin de la déférence et de la montée de la méfiance à l’endroit de la politique et des élus. Cette emprise et les longs règnes ont certes aussi permis la mise en place d’un État-providence. Tout se passe comme si la concentration monarchique des pouvoirs du premier ministre était d’autant plus tolérée qu’elle garantit le « bien-être » et la stabilité au Canada (p. 402). Le seul contre-pouvoir qui peut bloquer la toute-puissance primo-ministérielle est la Cour suprême du Canada avec la réforme de 1982. Or comme l’exécutif est maître du suivi à donner à un arrêt de justice, le contrôle judiciaire concourt aussi à renforcer le pouvoir exécutif au détriment du pouvoir législatif ; sans compter le processus de nomination des juges en étroite dépendance avec l’exécutif et le premier ministre (p. 410).

La réforme de 1982 instaure ce que l’auteur appelle le « régime des libertés » (p. 415) selon lequel la culture et la protection des droits individuels dépendent de l’action des juges et de la consécration de ces droits dans une constitution. En outre, même si une partie des activités de l’État se déploie en dehors des instances classiques du pouvoir, dans des organismes (CRTC, BAPE, ombudsman) qui appuient leur légitimité sur leur compétence technique, leur impartialité, leur proximité avec le citoyen… à la manière de tiers pouvoirs, ce phénomène n’empêche nullement la concentration du pouvoir « le pouvoir personnel à l’ère de la grandipotence » (p. 418), un pouvoir qui s’exerce à la manière d’un véritable gouvernement de cour. Amarré à ce régime, le Québec se distingue à peine dans l’art de gouverner. Il offre la réplique simplifiée et provinciale du gouvernement mixte canadien. En effet, écrit-il, « de 1982 à 1992 », le Québec s’est beaucoup dépensé dans la dénonciation des torts que lui avait posés la réforme constitutionnelle de 1982… sans proposer pour autant une version porteuse de la démocratie (p. 424).… Enfin reconnu à peu de frais comme nation en 2006, le Québec recru de fatigue politique ferait aussi partie, plus que jamais, « des joyaux de la Couronne canadienne – d’un moindre éclat peut-être que les autres » (p. 425).

Enfin en note finale presto finale, l’auteur nous invite à réfléchir sur notre condition politique, sur le régime d’un peuple libre (p. 428) en considérant les deux questions qui ont jalonné la Révolution tranquille, la question nationale et la question sociale. Or, écrit-il, la nation dans ses rêves d’affranchissement n’a jamais proposé de régime politique qui lui soit propre comme solution de rechange au régime dont elle veut sortir. Plus encore, la question sociale, le passage de l’Église à l’État, de la charité à la solidarité d’un État interventionniste et ses idéaux de justice sociale auront contribué à occulter toute réflexion sur le régime politique d’un peuple libre (p. 433).
Il est impossible en quelques pages de rendre compte de la richesse de cette œuvre magistrale que je vous invite à lire pour le savoir et pour le plaisir. La situation politique du Québec, vue sous l’angle de la pensée, de l’histoire et des institutions, constitue un exercice intellectuel hors du commun ; tout comme allier érudition et réplique à ses détracteurs avec ironie et sarcasme n’est pas sans assurer l’assiduité de la lecture. Enfin, définir les institutions républicaines, c’est déjà, pour notre auteur, désamorcer lui-même la suspicion qui accable l’idée républicaine et qu’il implore de tous ses vœux.

Lucille Beaudry, professeure sciences politiques, UQAM
pour le jury du prix Richard-Arès 2012